L’étroite parenté du mythe et de l’événement, du mythe et de la mémoire collective spontanée sert de fondement aux traficotages qui, sinon, n’auraient pas lieu d’être. Or, si l’on peut espérer des résultats à court terme d’une telle manipulation, encore qu’ils ne soient pas garantis comme l’a montré la défaite du comte de Chambord, les effets à long terme peuvent devenir dévastateurs. Le mouvement volkisch de retour aux racines païennes de l’Allemagne pour y retrouver un peu de fierté après le traité de Versailles a engendré Hitler. La mythisation de ce dernier devenu le paradigme des croquemitaines afin de diaboliser un jour Milosevic, le lendemain Saddam Hussein, aujourd’hui Mahmoud Ahmadinejad aboutit en fait à le banaliser et suscite plus de réactions négationnistes qu’elle n’assure de soutien aux interventions armées des USA. L’excès de mythisation ne peut amener que l’incroyance, y compris sur les faits du passé car, dans le processus qui transforme un acteur politique d’autrefois en personnage légendaire, rien ne permet de démêler le réel de la propagande. On se retrouve devant un effet pervers de feedback qui, en plus de détruire la science historique, grève l’utilisation future du thème par un processus déjà repéré par Claude Lévi-Strauss à la fin de Tristes Tropiques, l’inversion du mythe. La boucle ressemble à peu près à ceci :
Evénements réels à figure mythique ad hoc à épuisement de cette figure par banalisation à scepticisme sur le présent à ironie, humour, caricature à scepticisme sur le passé à si héros, déboulonnage ; si démon, réhabilitation à retour sur l’histoire scientifique pour récolter des éléments confortant la nouvelle interprétation légendaire à figure mythique inversée.
Plus on utilise une figure historique comme un personnage mythique, plus on accélère ce processus qui normalement permet de « digérer » les traumatismes collectifs le plus souvent mais aussi les périodes de grâce. S’il est probable, vu l’ampleur du choc de la seconde guerre mondiale, qu’Hitler aurait rejoint spontanément Néron, Attila ou Tamerlan dans la galerie des démons légendaires, son instrumentation par la propagande a détruit l’horreur des camps sans laisser à l’inconscient collectif le temps de la guérison. N’ayant plus de possibilité d’accomplir à son rythme ce travail dont nous sommes loin de connaître toutes les fonctions, il risque de se retourner avec violence contre les propagandistes réels ou supposés. Ou pire, de recréer un mouvement de type volkisch et d’entrer dans une boucle à répétition. Le retour des insignes oustachis lors de la déclaration d’indépendance de la Croatie ne laisse pas d’inquiéter de ce point de vue, surtout alors que l’on plaquait la moustache d’Hitler sur le visage de Milosevic. C’était introduire dans l’inconscient collectif dont la mémoire est longue une contradiction d’images, un brouillage des repères tel qu’on ne laissait pas le choix, il fallait suivre dans un élan de croyance aveugle et totalement émotionnel ou rentrer dans une forme de catatonie. Les peuples occidentaux ont fait les deux : ils ont répété le credo perverti et, encore aujourd’hui, ne peuvent en sortir[1] mais immédiatement se sont détournés de la politique, ont refusé leur vote non à un parti mais à tous, ce qui montre que, dans les profondeurs de leur inconscient, ils n’étaient pas dupes de la violence qui leur était faite, du viol systématique des consciences. Les pancartes des opposants à l’invasion américaine de l’Irak sont particulièrement révélatrices de ce point de vue : « Pas en notre nom ! » C’est un cri que d’aucuns auraient sans doute intérêt à entendre.
Aristote prétendait que la démocratie, qu’il considérait comme le plus mauvais régime politique, débouche toujours sur le chaos et la dictature. Il y avait sans doute dans ce jugement une bonne dose de flagornerie à l’égard d’Alexandre et de la monarchie macédonienne. L’utilisation de la propagande et du trafic de mythe dans un régime démocratique pourrait toutefois lui donner raison, car il ne s’agit de rien d’autre que d’un coup d’Etat caché de la part d’une caste de « décideurs », d’une oligarchie assez floue au demeurant puisqu’on y trouve aussi bien les grosses fortunes de la finance et de l’industrie, lesquelles, au-delà de leurs intérêts immédiats, n’ont pas forcément de vision politique claire, que des universitaires nettement moins payés, des politiciens et des agences de publicité chargées d’élaborer images et slogans, de vendre une décision politique comme elles vendraient des savonnettes. Ce qui m’a frappée lorsque j’ai lu les célèbres Protocoles des sages de Sion[2], c’est que, si l’on sort ce texte de son contexte, si l’on oublie qu’il s’agit d’un faux antisémite fabriqué dans les officines du tsar et que l’on élimine la référence à Sion pour la remplacer par n’importe quelle étiquette, les mangeurs de camembert trop fait, les Joyeux Turlurons de Tintin, le lobby des pommes de terre cuites, on se trouve en face du meilleur manuel de propagande jamais écrit depuis Le Prince de Machiavel. L’usage fallacieux du mot « démocratie » que nous observons aujourd’hui pour faire passer n’importe quelle idée, n’importe quelle décision, usage qui vide le terme de tout sens réel mais mobilise les émotions, est décrit point par point dans ce faux de l’Okhrana. Or je ne suis pas sûre que les publicistes américains aient lu les Protocoles et s’en soient inspiré ; c’est peut-être une simple convergence qui prouverait que les rédacteurs russes de ce pamphlet avaient du flair quant à la manière d’obtenir l’assentiment des peuples et du culot de le publier en l’attribuant à un complot inexistant. Il est vrai que cette question agitait alors les esprits.
Mais dans cette trituration, « démocratie » perd tout sens et, comme le disait avec raison Elie Wiesel, si les mots perdent leur signification, il ne restera plus rien aux victimes pour dire la violence qui leur est faite, rien que le cri et les larmes dans leur primalité. Pas même la violence qui demande plutôt de l’arrogance que de la douleur. Dans les abus perpétrés sur les personnes, les faibles, les enfants, un des instruments d’impunité des bourreaux consiste à faire douter la victime de sa mémoire, douter de la réalité des sévices endurés ; un autre, à la culpabiliser, à la persuader qu’elle mérite son sort[3]. Il me semble particulièrement inquiétant dans cette perspective qu’aujourd’hui l’on trafique la mémoire historique et qu’on la remplace soit par de pures fables comme l’Atlantide, soit par un appel martelé à la repentance.
[1] Même les journalistes s’acharnent de façon incompréhensible à maintenir les anciennes analyses.
[2] Pour lesquels je renvoie à l’étude magistrale de Pierre-André Taguieff et, en particulier, à son ouvrage La nouvelle judéophobie. Je n’ignore pas les interdictions légales qui entourent ce texte en France ; je l’ai lu dans un cadre universitaire en tant que document historique et je suivais alors les mêmes cours que Taguieff, que je salue au passage, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Et, je le répète, je ne crois ni au complot judéo-maçonnique façon RISS, ni à celui des petits gris…
[3] Je suggère à qui en douterait de lire les témoignages qui s’expriment sur le forum relation d’aide.
Evénements réels à figure mythique ad hoc à épuisement de cette figure par banalisation à scepticisme sur le présent à ironie, humour, caricature à scepticisme sur le passé à si héros, déboulonnage ; si démon, réhabilitation à retour sur l’histoire scientifique pour récolter des éléments confortant la nouvelle interprétation légendaire à figure mythique inversée.
Plus on utilise une figure historique comme un personnage mythique, plus on accélère ce processus qui normalement permet de « digérer » les traumatismes collectifs le plus souvent mais aussi les périodes de grâce. S’il est probable, vu l’ampleur du choc de la seconde guerre mondiale, qu’Hitler aurait rejoint spontanément Néron, Attila ou Tamerlan dans la galerie des démons légendaires, son instrumentation par la propagande a détruit l’horreur des camps sans laisser à l’inconscient collectif le temps de la guérison. N’ayant plus de possibilité d’accomplir à son rythme ce travail dont nous sommes loin de connaître toutes les fonctions, il risque de se retourner avec violence contre les propagandistes réels ou supposés. Ou pire, de recréer un mouvement de type volkisch et d’entrer dans une boucle à répétition. Le retour des insignes oustachis lors de la déclaration d’indépendance de la Croatie ne laisse pas d’inquiéter de ce point de vue, surtout alors que l’on plaquait la moustache d’Hitler sur le visage de Milosevic. C’était introduire dans l’inconscient collectif dont la mémoire est longue une contradiction d’images, un brouillage des repères tel qu’on ne laissait pas le choix, il fallait suivre dans un élan de croyance aveugle et totalement émotionnel ou rentrer dans une forme de catatonie. Les peuples occidentaux ont fait les deux : ils ont répété le credo perverti et, encore aujourd’hui, ne peuvent en sortir[1] mais immédiatement se sont détournés de la politique, ont refusé leur vote non à un parti mais à tous, ce qui montre que, dans les profondeurs de leur inconscient, ils n’étaient pas dupes de la violence qui leur était faite, du viol systématique des consciences. Les pancartes des opposants à l’invasion américaine de l’Irak sont particulièrement révélatrices de ce point de vue : « Pas en notre nom ! » C’est un cri que d’aucuns auraient sans doute intérêt à entendre.
Aristote prétendait que la démocratie, qu’il considérait comme le plus mauvais régime politique, débouche toujours sur le chaos et la dictature. Il y avait sans doute dans ce jugement une bonne dose de flagornerie à l’égard d’Alexandre et de la monarchie macédonienne. L’utilisation de la propagande et du trafic de mythe dans un régime démocratique pourrait toutefois lui donner raison, car il ne s’agit de rien d’autre que d’un coup d’Etat caché de la part d’une caste de « décideurs », d’une oligarchie assez floue au demeurant puisqu’on y trouve aussi bien les grosses fortunes de la finance et de l’industrie, lesquelles, au-delà de leurs intérêts immédiats, n’ont pas forcément de vision politique claire, que des universitaires nettement moins payés, des politiciens et des agences de publicité chargées d’élaborer images et slogans, de vendre une décision politique comme elles vendraient des savonnettes. Ce qui m’a frappée lorsque j’ai lu les célèbres Protocoles des sages de Sion[2], c’est que, si l’on sort ce texte de son contexte, si l’on oublie qu’il s’agit d’un faux antisémite fabriqué dans les officines du tsar et que l’on élimine la référence à Sion pour la remplacer par n’importe quelle étiquette, les mangeurs de camembert trop fait, les Joyeux Turlurons de Tintin, le lobby des pommes de terre cuites, on se trouve en face du meilleur manuel de propagande jamais écrit depuis Le Prince de Machiavel. L’usage fallacieux du mot « démocratie » que nous observons aujourd’hui pour faire passer n’importe quelle idée, n’importe quelle décision, usage qui vide le terme de tout sens réel mais mobilise les émotions, est décrit point par point dans ce faux de l’Okhrana. Or je ne suis pas sûre que les publicistes américains aient lu les Protocoles et s’en soient inspiré ; c’est peut-être une simple convergence qui prouverait que les rédacteurs russes de ce pamphlet avaient du flair quant à la manière d’obtenir l’assentiment des peuples et du culot de le publier en l’attribuant à un complot inexistant. Il est vrai que cette question agitait alors les esprits.
Mais dans cette trituration, « démocratie » perd tout sens et, comme le disait avec raison Elie Wiesel, si les mots perdent leur signification, il ne restera plus rien aux victimes pour dire la violence qui leur est faite, rien que le cri et les larmes dans leur primalité. Pas même la violence qui demande plutôt de l’arrogance que de la douleur. Dans les abus perpétrés sur les personnes, les faibles, les enfants, un des instruments d’impunité des bourreaux consiste à faire douter la victime de sa mémoire, douter de la réalité des sévices endurés ; un autre, à la culpabiliser, à la persuader qu’elle mérite son sort[3]. Il me semble particulièrement inquiétant dans cette perspective qu’aujourd’hui l’on trafique la mémoire historique et qu’on la remplace soit par de pures fables comme l’Atlantide, soit par un appel martelé à la repentance.
[1] Même les journalistes s’acharnent de façon incompréhensible à maintenir les anciennes analyses.
[2] Pour lesquels je renvoie à l’étude magistrale de Pierre-André Taguieff et, en particulier, à son ouvrage La nouvelle judéophobie. Je n’ignore pas les interdictions légales qui entourent ce texte en France ; je l’ai lu dans un cadre universitaire en tant que document historique et je suivais alors les mêmes cours que Taguieff, que je salue au passage, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Et, je le répète, je ne crois ni au complot judéo-maçonnique façon RISS, ni à celui des petits gris…
[3] Je suggère à qui en douterait de lire les témoignages qui s’expriment sur le forum relation d’aide.
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