Avant de continuer à explorer les chemins d’empire, il est bon de comprendre ce qu’est la pensée mythique, sa permanence, sa fonction. Les réflexions qui vont suivre furent écrites dans un autre contexte pour une publication dans Liber Mirabilis. J’en extrais quelques passages éclairants pour notre propos.
La période hellénistique, dont la fin coïncide avec le déploiement de Rome et sa transformation en empire à l’époque d’Auguste, offre à notre temps un miroir assez fidèle, si l’on en croit du moins la description qu’en donne Maurice Croiset : attraction de la vie urbaine au détriment des campagnes, émergence d’une « aristocratie de richesse » et d’une pléthore de fonctionnaires, et, dans les mégapoles telles qu’Alexandrie ou Pergame, « une foule mal définie, masse confuse, dans laquelle se mêlent des hommes de conditions et de professions diverses, souvent même différant les uns des autres par leur religion et leur nationalité, que n’unit d’ailleurs aucun esprit civique, multitude tantôt passive tantôt turbulente, agitée parfois de mouvements brusques et violents, mais incapable d’une action concertée et continue[1] », où seule l’oligarchie maintient un niveau culturel convenable, quoique sans originalité. Le portrait s’appliquerait aisément, sans qu’on en change une virgule, à New York, Paris ou Sidney de nos jours. Et c’est aussi l’époque où fleurit un agnosticisme de bon ton, le scepticisme et le relativisme philosophiques en lesquels s’épuisent les percées rationnelles de la logique d’Aristote, tandis que les sciences mathématiques et physiques progressent à pas de géant et que se constitue l’histoire en tant que discipline propre. L’hégémonie dès –171, puis la domination politique directe de Rome à partir de –31 ne feront qu’accentuer ces tendances.
Deux siècles plus tard, au cœur de ce que Dodds nomme « un âge d’angoisse[2] », les religions de salut comme le culte d’Asklepios, celui d’Isis, celui de Mithra, le christianisme, les diverses écoles gnostiques, l’hermétisme et le judaïsme renouvelé par trois ou quatre grandes écoles théologiques déferlent et submergent en quelques décennies ce qui pouvait demeurer de ce monde élégamment agnostique. Toutes les tentatives pour juguler ou réguler ce raz-de-marée, en particulier les divers édits impériaux de persécution qui, on l’oublie souvent, n’ont pas touché que les premiers chrétiens, se sont révélées parfaitement inefficaces. Le monde redevient religieux pour environ quinze siècles et, pour le même laps de temps, la pensée mythique l’emporte largement sur la pensée rationnelle.
Que signifient ces basculements que l’on peut observer à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, celui des premiers siècles dans l’espace hellénistique n’étant que le mieux étudié mais ne représentant pas une occurrence unique ? Ne commettons pas d’erreur de perspective. Ce ne sont pas les invasions « barbares » qui, comme le croyaient les historiens du XIXe siècle, ont fait reculer la « civilisation » et détruit la science antique. C’est plutôt le retour du sacré, du religieux et de la pensée mythique qui permit plus tard à l’empire de supporter le choc des migrations germaniques et slaves et de maintenir le germe d’une civilisation nouvelle, au prix de quelques remaniements politiques. Nous savons désormais que l’Europe franque, burgonde ou gothe s’est construite en préservant bon nombre des institutions du Bas-Empire, à commencer par la langue latine, et que l’orient bulgare, serbe, puis russe s’est de même approprié rapidement la culture byzantine. Et tous ces peuples venus battre à l’intérieur du limes romain, s’ils n’étaient pas chrétiens avant même leur entrée sur le territoire de l’empire, le devinrent très vite, assimilant du même coup la culture écrite et nombre d’usages de la vie quotidienne. Le choc culturel aurait été beaucoup plus grave si les migrations s’étaient opérées dans l’univers agnostique du Haut-Empire. Notons aussi que le retour du sacré et de la ferveur après une période agnostique s’est produit à la même époque dans l’empire chinois, la première communauté bouddhiste s’installant vers 60 de notre ère et l’expansion de la nouvelle religion datant surtout du IIIe siècle. Là comme à Rome, les interdictions et persécutions successives ne purent endiguer le renouveau spirituel. Là comme à Rome, les « barbares » mongols venus ensuite se sinisèrent rapidement, adoptant le nouveau culte et non le confucianisme épuisé.
Cette alternance de courtes périodes de doute métaphysique accompagné d’une forte curiosité scientifique, trois à quatre siècles en moyenne, et de longues périodes d’au moins un millénaire où dominent la pensée mythique et l’ardeur spirituelle, la soif d’expérience du divin, s’est reproduite trop souvent dans l’histoire connue pour ne pas correspondre à une nécessité profonde en l’homme. Cet antagonisme était déjà connu des Grecs de l’antiquité classique qui distinguaient au moins deux modes de la parole et de la pensée qui la sous-tend, le muthos, discours chanté porteur de la mémoire collective et des aventures des dieux[3], et le logos, discours rationnel argumenté. Il est d’ailleurs intéressant de suivre l’évolution de ces deux termes. Chez Homère, muthos signifie simplement discours ou conversation par opposition à ergon, l’action. Comme eût dit le perroquet de Zazie, « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » ! Mais comme il faut parfois parler avant d’agir, le terme muthos s’emploie aussi pour les ordres que donnent les généraux de l’Iliade et pour les décisions et projets d’Ulysse, ou des dieux, dans l’Odyssée. Hérodote le prend dans le sens de récit que confirment des témoins. Chez Sophocle, ce n’est plus que la rumeur ou le message transmis, avec tout leur poids d’invérifiable. A la génération suivante, Platon l’emploie dans le seul sens de fable ou d’apologue, l’opposant à alètheia, la vérité[4], et à logos, qui désigne toujours sous sa plume la raison ou l’affirmation démontrée. Et le IVe siècle athénien est l’une des périodes de montée de l’agnosticisme. A l’époque hellénistique, Plutarque ne l’utilise plus que dans l’acception moderne pour désigner des récits fabuleux, contes, légendes, voire mensonges purs et simples.
Le terme logos n’apparaît pas dans les textes archaïques. On commence à le rencontrer chez Hérodote où il remplace muthos quand il s’agit d’opposer la parole à l’action. Il oppose aussi logos en tant que parole projetée vers l’extérieur à noô, l’esprit, l’intelligence ou la pensée, dimensions intérieures de l’homme. Mais c’est aussi, chez lui, la décision, la résolution, la mention faite et donc la renommée, le bruit qui court, les traditions historiques, l’opinion. Lycurgue l’oppose à alètheia en tant que discours à bien distinguer de la réalité : nous dirions aujourd’hui que la carte n’est pas le territoire. Tous ces emplois, notons le, reprennent les sens primitifs de muthos au moment où ce dernier terme glisse vers les notions de récit invérifiable et de conte. Ils ne font donc que combler un vide sémantique. Mais à partir de Platon, logos subit lui même un glissement de sens antagoniste à celui de muthos et va désigner la discussion philosophique, la parole fondée en raison, la relation, la proportion, l’analogie, la parole explicative, la science.
Dans les faits, ces deux modes de la pensée coexistent toujours et l’on ne rencontre aucune culture que l’on pourrait qualifier d’unijambiste de l’esprit. Ce qui évolue de manière, semble-t-il, cyclique, c’est le rapport de valeur entre les deux, l’accent mis collectivement sur l’un ou l’autre comme donateur de sens et fondement existentiel. La fonction du logos est évidente et sa fécondité indéniable lorsqu’il s’agit de comprendre comment fonctionne l’univers, la matière et, dans une large mesure, le vivant. Comme nous sommes encore largement tributaires d’une de ces périodes où l’on valorise le discours rationnel et le scepticisme philosophique, celle du muthos nous apparaît moins clairement et c’est donc ce dernier qu’il convient de scruter.
Comme lors du basculement hellénistique vers le logos, les deux derniers siècles ont connu une ample littérature de commentaires et d’exégèses des anciens mythes, d’autant plus approfondie qu’ils ne servaient plus de support à l’expérience religieuse. Mais en dehors de cette logorrhée sur les fables mortes, on a vu surgir ce que Bertrand Meheust nomme des « parenthèses sémantiques », des zones de déni du sens où certains thèmes de recherche sont d’autant plus interdits à l’université que personne ne les a rejetés consciemment du champ de la pertinence. Nous n’avons pas affaire à la condamnation de l’impossible quadrature du cercle par l’Académie des sciences mais à des points aveugles. C’est ainsi que des phénomènes de société pourtant largement couverts par les media n’ont même pas intéressé les sociologues. Tous ces points aveugles, ou presque tous, concernent soit des facultés humaines ou animales qui remettraient en cause le modèle insulaire de la conscience, soit l’émergence sauvage de quelque réenchantement du monde, de ce que l’ethnologue Michel Boccara nomme des « vécus mythiques » et définit comme la rencontre spontanée avec des entités présentes par ailleurs dans les contes de la tribu. Chose plus étrange, une bonne part des thèmes voilés par ces parenthèses sémantiques provoquent non seulement l’indifférence de toutes les Sorbonne mais aussi le mépris d’une bonne partie des théologiens des « grandes religions » et des théoriciens reconnus de l’ésotérisme occidental. Ce dernier fait montre la puissance du rejet de la fonction mythique active dans une période comme la nôtre ; et il faut admettre que les religions socialement admises ne le sont qu’au prix d’une édulcoration de leur contenu et que l’ésotérisme acceptable en bonne compagnie n’est le plus souvent qu’un conservatoire de mythologies ou d’arts sacrés refroidis.
Pourtant, si nous observons ce qui surgit, vivant et virulent, dans les zones « sémantiquement incorrectes », le paysage change du tout au tout. Des auto-stoppeurs fantômes envahissent les routes pour mettre en garde les conducteurs contre des accidents potentiels, la plupart des apparitions mariales prennent place entre 1860 et nos jours, dont plus de 80% non reconnues par l’Eglise catholique, des hommes sauvages analogues à ceux que l’on rencontre au portail des cathédrales médiévales arpentent les plus hautes montagnes ou les forêts d’Amérique du nord sous les doux noms de yéti, bigfoot ou wendigo, laissant sur le sol des empreintes dont on a pu tirer des moulages, d’étranges lumières sillonnent les cieux sans se soucier des couloirs aériens et laissent parfois une trace fugace sur les radars, une insolite géométrie fractale envahit les champs de blés comme au temps des procès de sorcellerie où on attribuait de tels crop circles aux moissons du diable. Des gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires voient le ciel s’ouvrir aux frontières de la mort ou pratiquent la magie, inventant au besoin des rituels que n’aurait pas reniés Apollonius de Tyane, jamais tant de voyants, astrologues ou dénoueurs de sorts n’eurent pignon sur rue — sauf peut-être, si l’on en croit chroniques et archéologie, à l’époque hellénistique. Et, outre les minorités « intégristes » des religions historiques, une foule de mouvements spirituels émergent, au point que l’on songe aux arguments de saint Irénée s’excusant de ne présenter à ses lecteurs que les plus connues des écoles gnostiques : il en apparaissait une tous les quinze jours et il ne pouvait plus suivre l’actualité[5].
Toutes ces émergences ont pris place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe, c’est à dire qu’elles sont contemporaines de la montée de l’agnosticisme dans la société et de sa victoire dans les universités. Elles ne touchent pas, comme l’idéologie dominante le voudrait, les couches pauvres et peu instruites mais une petite frange de chaque catégorie sociale et, selon des études pointues menées indépendamment par deux équipes de psychologues, des gens tout à fait « normaux ». Force est donc de constater que la mythopoièse n’est pas le fait du passé et ne se confine pas dans la sensibilité artistique, qu’elle demeure active jusque dans une période d’agnosticisme triomphant, mais tout se passe alors comme si, malgré son caractère souvent ostentatoire, une barrière ou une censure s’établissait, empêchant sa reconnaissance collective.
Existe-t-il une censure symétrique à l’égard du logos lorsque se produit le basculement vers une forme de civilisation irriguée par un mythe actif ? Il faut à ce stade distinguer entre idéologie, science et technique. La pensée logique appliquée à l’œuvre dans la matière ne disparaît jamais, pas même de la représentation consciente : il faut toujours des architectes pour élaborer un temple, il faut aussi des routes, des outils, des maisons, des bateaux… Mais il est vrai que dès le Haut Empire, la science pure stagne. Quant au doute philosophique, il est forcément balayé et marginalisé lors du retour en force de la pensée mythique. La réintroduction d’Aristote dans l’université médiévale a fait scandale.
(à suivre…)
La période hellénistique, dont la fin coïncide avec le déploiement de Rome et sa transformation en empire à l’époque d’Auguste, offre à notre temps un miroir assez fidèle, si l’on en croit du moins la description qu’en donne Maurice Croiset : attraction de la vie urbaine au détriment des campagnes, émergence d’une « aristocratie de richesse » et d’une pléthore de fonctionnaires, et, dans les mégapoles telles qu’Alexandrie ou Pergame, « une foule mal définie, masse confuse, dans laquelle se mêlent des hommes de conditions et de professions diverses, souvent même différant les uns des autres par leur religion et leur nationalité, que n’unit d’ailleurs aucun esprit civique, multitude tantôt passive tantôt turbulente, agitée parfois de mouvements brusques et violents, mais incapable d’une action concertée et continue[1] », où seule l’oligarchie maintient un niveau culturel convenable, quoique sans originalité. Le portrait s’appliquerait aisément, sans qu’on en change une virgule, à New York, Paris ou Sidney de nos jours. Et c’est aussi l’époque où fleurit un agnosticisme de bon ton, le scepticisme et le relativisme philosophiques en lesquels s’épuisent les percées rationnelles de la logique d’Aristote, tandis que les sciences mathématiques et physiques progressent à pas de géant et que se constitue l’histoire en tant que discipline propre. L’hégémonie dès –171, puis la domination politique directe de Rome à partir de –31 ne feront qu’accentuer ces tendances.
Deux siècles plus tard, au cœur de ce que Dodds nomme « un âge d’angoisse[2] », les religions de salut comme le culte d’Asklepios, celui d’Isis, celui de Mithra, le christianisme, les diverses écoles gnostiques, l’hermétisme et le judaïsme renouvelé par trois ou quatre grandes écoles théologiques déferlent et submergent en quelques décennies ce qui pouvait demeurer de ce monde élégamment agnostique. Toutes les tentatives pour juguler ou réguler ce raz-de-marée, en particulier les divers édits impériaux de persécution qui, on l’oublie souvent, n’ont pas touché que les premiers chrétiens, se sont révélées parfaitement inefficaces. Le monde redevient religieux pour environ quinze siècles et, pour le même laps de temps, la pensée mythique l’emporte largement sur la pensée rationnelle.
Que signifient ces basculements que l’on peut observer à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, celui des premiers siècles dans l’espace hellénistique n’étant que le mieux étudié mais ne représentant pas une occurrence unique ? Ne commettons pas d’erreur de perspective. Ce ne sont pas les invasions « barbares » qui, comme le croyaient les historiens du XIXe siècle, ont fait reculer la « civilisation » et détruit la science antique. C’est plutôt le retour du sacré, du religieux et de la pensée mythique qui permit plus tard à l’empire de supporter le choc des migrations germaniques et slaves et de maintenir le germe d’une civilisation nouvelle, au prix de quelques remaniements politiques. Nous savons désormais que l’Europe franque, burgonde ou gothe s’est construite en préservant bon nombre des institutions du Bas-Empire, à commencer par la langue latine, et que l’orient bulgare, serbe, puis russe s’est de même approprié rapidement la culture byzantine. Et tous ces peuples venus battre à l’intérieur du limes romain, s’ils n’étaient pas chrétiens avant même leur entrée sur le territoire de l’empire, le devinrent très vite, assimilant du même coup la culture écrite et nombre d’usages de la vie quotidienne. Le choc culturel aurait été beaucoup plus grave si les migrations s’étaient opérées dans l’univers agnostique du Haut-Empire. Notons aussi que le retour du sacré et de la ferveur après une période agnostique s’est produit à la même époque dans l’empire chinois, la première communauté bouddhiste s’installant vers 60 de notre ère et l’expansion de la nouvelle religion datant surtout du IIIe siècle. Là comme à Rome, les interdictions et persécutions successives ne purent endiguer le renouveau spirituel. Là comme à Rome, les « barbares » mongols venus ensuite se sinisèrent rapidement, adoptant le nouveau culte et non le confucianisme épuisé.
Cette alternance de courtes périodes de doute métaphysique accompagné d’une forte curiosité scientifique, trois à quatre siècles en moyenne, et de longues périodes d’au moins un millénaire où dominent la pensée mythique et l’ardeur spirituelle, la soif d’expérience du divin, s’est reproduite trop souvent dans l’histoire connue pour ne pas correspondre à une nécessité profonde en l’homme. Cet antagonisme était déjà connu des Grecs de l’antiquité classique qui distinguaient au moins deux modes de la parole et de la pensée qui la sous-tend, le muthos, discours chanté porteur de la mémoire collective et des aventures des dieux[3], et le logos, discours rationnel argumenté. Il est d’ailleurs intéressant de suivre l’évolution de ces deux termes. Chez Homère, muthos signifie simplement discours ou conversation par opposition à ergon, l’action. Comme eût dit le perroquet de Zazie, « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » ! Mais comme il faut parfois parler avant d’agir, le terme muthos s’emploie aussi pour les ordres que donnent les généraux de l’Iliade et pour les décisions et projets d’Ulysse, ou des dieux, dans l’Odyssée. Hérodote le prend dans le sens de récit que confirment des témoins. Chez Sophocle, ce n’est plus que la rumeur ou le message transmis, avec tout leur poids d’invérifiable. A la génération suivante, Platon l’emploie dans le seul sens de fable ou d’apologue, l’opposant à alètheia, la vérité[4], et à logos, qui désigne toujours sous sa plume la raison ou l’affirmation démontrée. Et le IVe siècle athénien est l’une des périodes de montée de l’agnosticisme. A l’époque hellénistique, Plutarque ne l’utilise plus que dans l’acception moderne pour désigner des récits fabuleux, contes, légendes, voire mensonges purs et simples.
Le terme logos n’apparaît pas dans les textes archaïques. On commence à le rencontrer chez Hérodote où il remplace muthos quand il s’agit d’opposer la parole à l’action. Il oppose aussi logos en tant que parole projetée vers l’extérieur à noô, l’esprit, l’intelligence ou la pensée, dimensions intérieures de l’homme. Mais c’est aussi, chez lui, la décision, la résolution, la mention faite et donc la renommée, le bruit qui court, les traditions historiques, l’opinion. Lycurgue l’oppose à alètheia en tant que discours à bien distinguer de la réalité : nous dirions aujourd’hui que la carte n’est pas le territoire. Tous ces emplois, notons le, reprennent les sens primitifs de muthos au moment où ce dernier terme glisse vers les notions de récit invérifiable et de conte. Ils ne font donc que combler un vide sémantique. Mais à partir de Platon, logos subit lui même un glissement de sens antagoniste à celui de muthos et va désigner la discussion philosophique, la parole fondée en raison, la relation, la proportion, l’analogie, la parole explicative, la science.
Dans les faits, ces deux modes de la pensée coexistent toujours et l’on ne rencontre aucune culture que l’on pourrait qualifier d’unijambiste de l’esprit. Ce qui évolue de manière, semble-t-il, cyclique, c’est le rapport de valeur entre les deux, l’accent mis collectivement sur l’un ou l’autre comme donateur de sens et fondement existentiel. La fonction du logos est évidente et sa fécondité indéniable lorsqu’il s’agit de comprendre comment fonctionne l’univers, la matière et, dans une large mesure, le vivant. Comme nous sommes encore largement tributaires d’une de ces périodes où l’on valorise le discours rationnel et le scepticisme philosophique, celle du muthos nous apparaît moins clairement et c’est donc ce dernier qu’il convient de scruter.
Comme lors du basculement hellénistique vers le logos, les deux derniers siècles ont connu une ample littérature de commentaires et d’exégèses des anciens mythes, d’autant plus approfondie qu’ils ne servaient plus de support à l’expérience religieuse. Mais en dehors de cette logorrhée sur les fables mortes, on a vu surgir ce que Bertrand Meheust nomme des « parenthèses sémantiques », des zones de déni du sens où certains thèmes de recherche sont d’autant plus interdits à l’université que personne ne les a rejetés consciemment du champ de la pertinence. Nous n’avons pas affaire à la condamnation de l’impossible quadrature du cercle par l’Académie des sciences mais à des points aveugles. C’est ainsi que des phénomènes de société pourtant largement couverts par les media n’ont même pas intéressé les sociologues. Tous ces points aveugles, ou presque tous, concernent soit des facultés humaines ou animales qui remettraient en cause le modèle insulaire de la conscience, soit l’émergence sauvage de quelque réenchantement du monde, de ce que l’ethnologue Michel Boccara nomme des « vécus mythiques » et définit comme la rencontre spontanée avec des entités présentes par ailleurs dans les contes de la tribu. Chose plus étrange, une bonne part des thèmes voilés par ces parenthèses sémantiques provoquent non seulement l’indifférence de toutes les Sorbonne mais aussi le mépris d’une bonne partie des théologiens des « grandes religions » et des théoriciens reconnus de l’ésotérisme occidental. Ce dernier fait montre la puissance du rejet de la fonction mythique active dans une période comme la nôtre ; et il faut admettre que les religions socialement admises ne le sont qu’au prix d’une édulcoration de leur contenu et que l’ésotérisme acceptable en bonne compagnie n’est le plus souvent qu’un conservatoire de mythologies ou d’arts sacrés refroidis.
Pourtant, si nous observons ce qui surgit, vivant et virulent, dans les zones « sémantiquement incorrectes », le paysage change du tout au tout. Des auto-stoppeurs fantômes envahissent les routes pour mettre en garde les conducteurs contre des accidents potentiels, la plupart des apparitions mariales prennent place entre 1860 et nos jours, dont plus de 80% non reconnues par l’Eglise catholique, des hommes sauvages analogues à ceux que l’on rencontre au portail des cathédrales médiévales arpentent les plus hautes montagnes ou les forêts d’Amérique du nord sous les doux noms de yéti, bigfoot ou wendigo, laissant sur le sol des empreintes dont on a pu tirer des moulages, d’étranges lumières sillonnent les cieux sans se soucier des couloirs aériens et laissent parfois une trace fugace sur les radars, une insolite géométrie fractale envahit les champs de blés comme au temps des procès de sorcellerie où on attribuait de tels crop circles aux moissons du diable. Des gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires voient le ciel s’ouvrir aux frontières de la mort ou pratiquent la magie, inventant au besoin des rituels que n’aurait pas reniés Apollonius de Tyane, jamais tant de voyants, astrologues ou dénoueurs de sorts n’eurent pignon sur rue — sauf peut-être, si l’on en croit chroniques et archéologie, à l’époque hellénistique. Et, outre les minorités « intégristes » des religions historiques, une foule de mouvements spirituels émergent, au point que l’on songe aux arguments de saint Irénée s’excusant de ne présenter à ses lecteurs que les plus connues des écoles gnostiques : il en apparaissait une tous les quinze jours et il ne pouvait plus suivre l’actualité[5].
Toutes ces émergences ont pris place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe, c’est à dire qu’elles sont contemporaines de la montée de l’agnosticisme dans la société et de sa victoire dans les universités. Elles ne touchent pas, comme l’idéologie dominante le voudrait, les couches pauvres et peu instruites mais une petite frange de chaque catégorie sociale et, selon des études pointues menées indépendamment par deux équipes de psychologues, des gens tout à fait « normaux ». Force est donc de constater que la mythopoièse n’est pas le fait du passé et ne se confine pas dans la sensibilité artistique, qu’elle demeure active jusque dans une période d’agnosticisme triomphant, mais tout se passe alors comme si, malgré son caractère souvent ostentatoire, une barrière ou une censure s’établissait, empêchant sa reconnaissance collective.
Existe-t-il une censure symétrique à l’égard du logos lorsque se produit le basculement vers une forme de civilisation irriguée par un mythe actif ? Il faut à ce stade distinguer entre idéologie, science et technique. La pensée logique appliquée à l’œuvre dans la matière ne disparaît jamais, pas même de la représentation consciente : il faut toujours des architectes pour élaborer un temple, il faut aussi des routes, des outils, des maisons, des bateaux… Mais il est vrai que dès le Haut Empire, la science pure stagne. Quant au doute philosophique, il est forcément balayé et marginalisé lors du retour en force de la pensée mythique. La réintroduction d’Aristote dans l’université médiévale a fait scandale.
(à suivre…)
[1] Maurice Croiset, La civilisation de la Grèce antique, Payot, Paris, 1969, p.247.
[2] E.R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse.
[3] C’est le terme que nous avons décalqué en mythe.
[4] Littéralement l’absence d’oubli. Vérité et mémoire se confondent.
[5] Cette remarque se trouve dans le chapitre introductif du Contra Haereses.
No comments:
Post a Comment