Après ce long détour, nous rebouclons sur les projets d’empire, tant régional que mondial, ce projet sur l’homme censé adoucir les mœurs et faire disparaître la violence de la société humaine. Nous avons vu que, pour y parvenir, transformer le sentiment d’appartenance, effacer les anciennes identités collectives sur lesquelles s’appuie l’agressivité, les idéologues ont toujours tenté de redessiner arbitrairement la carte administrative et réorienter le besoin de rites et de foi vers des abstractions telles que le Bien, le principe d’empire (ou la fonction d’empereur[1]), l’Equité, la Piété, etc. Ou l’Etre Suprême, la Raison, la Patrie. Tant qu’il reste dans l’abstraction, ce culte impersonnel ne saurait faire vibrer quiconque et deviendrait vite machinal ; il s’agit donc de lui permettre de mobiliser la pensée mythique et les émotions qui lui sont aussi fréquemment associées qu’elles le sont au rêve afin de maintenir la ferveur tant personnelle que collective tout en la contrôlant. En d’autres termes, il s’agit d’utiliser un processus profondément enfoui dans les profondeurs de la nature humaine et dont il faut avouer que nous ne connaissons pas grand-chose, un processus que tous les spirituels, des yogis aux pères neptiques, ont stigmatisé sous le nom de passions. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que ce processus offre au désir un objet incapable d’amener la satiété et la relaxation qu’elle entraîne, non parce qu’il serait inépuisable mais parce qu’en fait, il n’a pas de contenu. La passion du jeu l’illustre parfaitement : un flambeur est incapable de s’arrêter sans aide extérieure, c'est-à-dire sans réorientation du désir. C’est pourquoi les pères neptiques conseillent de combattre une passion par une autre : l’objet se morcelle et le cercle infernal se brise. Mais les idéologues cherchent, au contraire, à susciter une fixation passionnelle accompagnée d’un effet de foule en proposant comme objet une ou plusieurs abstractions grâce à quelques outils très simples comme le slogan. L’histoire en a connu d’assez gratinés, d’une absurdité totale mais efficaces. J’ai déjà cité le célèbre Viva la muerte ! qui remporte peut-être la palme du non sens mais il y en a d’autres et l’on pourrait donner une mention spéciale à tous ceux qui enrôlent Dieu dans un camp national ou partisan (Gott mit uns !). L’efficacité du slogan s’est affaiblie dans les dernières décennies par l’abus de son emploi dans la publicité. Détourné de la sacralité politique pour vendre des aspirateurs ou des petits pois, il suscite plutôt l’indifférence à prime abord – et ceux qui percutent sont détournés, deviennent proverbes ou, le plus souvent, caricatures.
Outre le slogan, une manière de faire passer l’abstraction qui normalement relève du logos dans le champ du mythe consiste à lui donner un visage, ce que les marxistes appelaient le culte de la personnalité ; un dictateur, de fait, tend à se faire aduler lui-même, un parti exalte son dirigeant mais l’astuce suprême consiste à prendre comme drapeau un mort qui donc ne peut plus contredire ses admirateurs intéressés. Le principe remonte encore à l’antiquité mais cette déification restait très rare avant l’empire romain, surtout avant qu’elle soit appliquée à la fonction impériale. Le personnage ainsi proposé à la vénération populaire n’a souvent plus grand-chose à voir avec ce que révèle de lui l’étude de sa biographie par les historiens ; du fait, une contre-propagande n’a plus qu’à publier avec emphase les éléments gommés. Le processus est exemplaire avec John Fitzgerald Kennedy. Les gens de ma génération se souviennent de la chanson d’Hugues Auffray, : « Quand tu l’as vu porter en terre Précédé par son cheval blanc, Tu as soudain compris, mon frère, Qu’il était plus qu’un président. T’as eu le cœur gros[2]. » La bulle mythique née de la récupération de son assassinat par le mouvement des droits civiques et la gauche américaine a fini par crever mais pour une autre forme de réappropriation légendaire. C’est l’un des dangers de la mythopoièse forcée. Si le trafic de mythes réussit, le personnage ne redevient que très difficilement banal et l’on retrouve plutôt en ce qui le concerne les lois de transformation du matériau mythique. Notons que cette fabrique idéologique de personnages exemplaires se fait à l’inverse de la canonisation chrétienne ou de la déférence à l’égard des marabouts de l’islam, lesquelles commencent toujours par une vénération populaire spontanée[3].
Reste enfin le glissement de l’événement dans le mythe. A l’inverse de l’évhémérisation qui tente d’expliquer la légende par l’histoire, ce processus assez sournois consiste à traiter un événement réel comme un mythe de fondation. Dans cette transformation, il se simplifie, parfois même jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un nom allusif dans l’emploi courant ; de manière plus grave, la version légendaire devient intouchable. L’histoire en tant que science n’est jamais figée ; si les grandes lignes factuelles du passé sont assez faciles à dégager et font l’objet d’un consensus à peu près général, il n’en va pas de même des détails et de la compréhension que peut nous donner le recul dépassionné ; le travail de l’historien consiste à revoir en permanence le tableau du passé, à changer le point de vue et l’éclairage. Mais l’histoire dénaturée par la propagande ou la mythisation devient une histoire intouchable, un fait de croyance. Si le législateur s’en mêle et l’assaisonne d’interdits[4], autant dire que l’histoire scientifique devient impossible. Or ce travail vivant de recherche sur le passé, cette relecture critique de la mémoire collective équivaut pour les sociétés au travail libérateur de la psychanalyse, elle permet d’assumer traumatismes ou défaites, d’évaluer les erreurs sans en rester prisonnier. Mais le récit de l’événement devenu mythe fondateur – il s’agit bien entendu toujours du récit et non du fait, de la carte et non du territoire – obéira aussi aux lois du matériau mythique. Il finira par foisonner, par s’inverser. Le plus grave de l’affaire, c’est que lorsque on cherche à remettre cet événement dans l’histoire, à s’opposer à son traitement sur le mode mythique, on s’entend répondre que les faits sont réels. Eh, qui le nie ? Ce ne sont pas les faits qui posent problème mais la manière de les raconter et de les sacraliser[5].
Si l’on peut traiter l’événement comme un mythe, c’est aussi que souvent, c’est ce dernier qui structure les actions humaines. Ce mode ressemble à quelque dramaturgie collective dont les protagonistes, des décideurs aux plus humbles exécutants, semblent le plus souvent inconscients de jouer un rôle pré-écrit par un mythe oublié ou apparemment affaibli mais qui retrouve une actualité au travers de la politique, de la guerre ou de l’aventure. Le mythe qui structure les situations et l’action ne se laisse pas reconnaître comme tel par ses acteurs. Peut-être même seraient-ils scandalisés si on leur faisait toucher du doigt la dimension mythique de leurs décisions ou de leur vision du monde, aussi ne prendrons-nous qu’un exemple dans un passé assez lointain pour que d’une part l’incarnation du mythe soit plus aisément patente, d’autre part les passions soient éteintes ou du moins apaisées. Car l’un des signes de la pénétration profonde et structurante du mythe dans le réel est qu’il suscite de très fortes passions, comme une lame de fond venue du grand large engendre sur le rivage des houles déferlantes.
Napoléon est-il un mythe solaire ?
On connaît le célèbre pamphlet. L’auteur, prêtre, érudit et largement humoriste, avait voulu stigmatiser ainsi les critiques agnostiques qui arguaient de la présence de douze apôtres autour du Christ des Evangiles pour soutenir que l’homme Jésus n’avait jamais existé, que tout le christianisme n’était que la réadaptation d’un mythe babylonien du Soleil parcourant les douze mois de l’année ou les douze constellations zodiacales. Et notre bon abbé de démontrer, avec le même argumentaire, que Napoléon, empereur entouré de douze maréchaux[6], vainqueur de douze victoires[7] et prenant pour emblème l’abeille éminemment solaire, n’avait lui non plus jamais existé. La Sorbonne rit un peu jaune, couleur solaire qui s’imposait, et l’on rabattit des prétentions des comparatistes, sans approfondir. Or il eût fallu approfondir.
Si l’on oublie qu’elle fut historique, l’épopée napoléonienne raconte bien un mythe solaire mais, à l’inverse du culte de Mithra, d’un soleil qui ne serait pas invaincu, qui monte, culmine et finalement s’éteint dans l’hiver éternel que ne suit aucun véritable printemps. Le caractère mythique de l’aventure fut d’ailleurs en partie conscient. Un des articles du traité de Campoformio qui scelle la défaite de l’Autriche après la campagne d’Italie dit explicitement : « La République Française est comme le soleil ; aveugle qui ne la voit pas[8]. »
Outre le slogan, une manière de faire passer l’abstraction qui normalement relève du logos dans le champ du mythe consiste à lui donner un visage, ce que les marxistes appelaient le culte de la personnalité ; un dictateur, de fait, tend à se faire aduler lui-même, un parti exalte son dirigeant mais l’astuce suprême consiste à prendre comme drapeau un mort qui donc ne peut plus contredire ses admirateurs intéressés. Le principe remonte encore à l’antiquité mais cette déification restait très rare avant l’empire romain, surtout avant qu’elle soit appliquée à la fonction impériale. Le personnage ainsi proposé à la vénération populaire n’a souvent plus grand-chose à voir avec ce que révèle de lui l’étude de sa biographie par les historiens ; du fait, une contre-propagande n’a plus qu’à publier avec emphase les éléments gommés. Le processus est exemplaire avec John Fitzgerald Kennedy. Les gens de ma génération se souviennent de la chanson d’Hugues Auffray, : « Quand tu l’as vu porter en terre Précédé par son cheval blanc, Tu as soudain compris, mon frère, Qu’il était plus qu’un président. T’as eu le cœur gros[2]. » La bulle mythique née de la récupération de son assassinat par le mouvement des droits civiques et la gauche américaine a fini par crever mais pour une autre forme de réappropriation légendaire. C’est l’un des dangers de la mythopoièse forcée. Si le trafic de mythes réussit, le personnage ne redevient que très difficilement banal et l’on retrouve plutôt en ce qui le concerne les lois de transformation du matériau mythique. Notons que cette fabrique idéologique de personnages exemplaires se fait à l’inverse de la canonisation chrétienne ou de la déférence à l’égard des marabouts de l’islam, lesquelles commencent toujours par une vénération populaire spontanée[3].
Reste enfin le glissement de l’événement dans le mythe. A l’inverse de l’évhémérisation qui tente d’expliquer la légende par l’histoire, ce processus assez sournois consiste à traiter un événement réel comme un mythe de fondation. Dans cette transformation, il se simplifie, parfois même jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un nom allusif dans l’emploi courant ; de manière plus grave, la version légendaire devient intouchable. L’histoire en tant que science n’est jamais figée ; si les grandes lignes factuelles du passé sont assez faciles à dégager et font l’objet d’un consensus à peu près général, il n’en va pas de même des détails et de la compréhension que peut nous donner le recul dépassionné ; le travail de l’historien consiste à revoir en permanence le tableau du passé, à changer le point de vue et l’éclairage. Mais l’histoire dénaturée par la propagande ou la mythisation devient une histoire intouchable, un fait de croyance. Si le législateur s’en mêle et l’assaisonne d’interdits[4], autant dire que l’histoire scientifique devient impossible. Or ce travail vivant de recherche sur le passé, cette relecture critique de la mémoire collective équivaut pour les sociétés au travail libérateur de la psychanalyse, elle permet d’assumer traumatismes ou défaites, d’évaluer les erreurs sans en rester prisonnier. Mais le récit de l’événement devenu mythe fondateur – il s’agit bien entendu toujours du récit et non du fait, de la carte et non du territoire – obéira aussi aux lois du matériau mythique. Il finira par foisonner, par s’inverser. Le plus grave de l’affaire, c’est que lorsque on cherche à remettre cet événement dans l’histoire, à s’opposer à son traitement sur le mode mythique, on s’entend répondre que les faits sont réels. Eh, qui le nie ? Ce ne sont pas les faits qui posent problème mais la manière de les raconter et de les sacraliser[5].
Si l’on peut traiter l’événement comme un mythe, c’est aussi que souvent, c’est ce dernier qui structure les actions humaines. Ce mode ressemble à quelque dramaturgie collective dont les protagonistes, des décideurs aux plus humbles exécutants, semblent le plus souvent inconscients de jouer un rôle pré-écrit par un mythe oublié ou apparemment affaibli mais qui retrouve une actualité au travers de la politique, de la guerre ou de l’aventure. Le mythe qui structure les situations et l’action ne se laisse pas reconnaître comme tel par ses acteurs. Peut-être même seraient-ils scandalisés si on leur faisait toucher du doigt la dimension mythique de leurs décisions ou de leur vision du monde, aussi ne prendrons-nous qu’un exemple dans un passé assez lointain pour que d’une part l’incarnation du mythe soit plus aisément patente, d’autre part les passions soient éteintes ou du moins apaisées. Car l’un des signes de la pénétration profonde et structurante du mythe dans le réel est qu’il suscite de très fortes passions, comme une lame de fond venue du grand large engendre sur le rivage des houles déferlantes.
Napoléon est-il un mythe solaire ?
On connaît le célèbre pamphlet. L’auteur, prêtre, érudit et largement humoriste, avait voulu stigmatiser ainsi les critiques agnostiques qui arguaient de la présence de douze apôtres autour du Christ des Evangiles pour soutenir que l’homme Jésus n’avait jamais existé, que tout le christianisme n’était que la réadaptation d’un mythe babylonien du Soleil parcourant les douze mois de l’année ou les douze constellations zodiacales. Et notre bon abbé de démontrer, avec le même argumentaire, que Napoléon, empereur entouré de douze maréchaux[6], vainqueur de douze victoires[7] et prenant pour emblème l’abeille éminemment solaire, n’avait lui non plus jamais existé. La Sorbonne rit un peu jaune, couleur solaire qui s’imposait, et l’on rabattit des prétentions des comparatistes, sans approfondir. Or il eût fallu approfondir.
Si l’on oublie qu’elle fut historique, l’épopée napoléonienne raconte bien un mythe solaire mais, à l’inverse du culte de Mithra, d’un soleil qui ne serait pas invaincu, qui monte, culmine et finalement s’éteint dans l’hiver éternel que ne suit aucun véritable printemps. Le caractère mythique de l’aventure fut d’ailleurs en partie conscient. Un des articles du traité de Campoformio qui scelle la défaite de l’Autriche après la campagne d’Italie dit explicitement : « La République Française est comme le soleil ; aveugle qui ne la voit pas[8]. »
Tout commence par la guerre d’Italie suivie de la campagne d’Egypte, au prix d’un paradoxe qui ouvre dans les loges maçonniques ce que Gilbert Durand nomme « la deuxième période d’égyptomanie[9] », la première datant de la renaissance italienne. C’est un lever du soleil à l’orient mais un orient paradoxal. Dans le contexte judéo-chrétien dominant alors en Europe, l’Egypte sonne comme la terre d’exil d’où Moïse devra sortir pour trouver la présence divine et la terre promise. Ainsi l’exil final s’inscrit-il symboliquement dès l’origine de l’épopée. Mieux aurait valu Jérusalem. Avec des références indo-européennes c’est-à-dire gréco-romaines au XVIIIe siècle, l’Egypte ne signifie rien ni en bien ni en mal ; si c’est une référence au début des conquêtes d’Alexandre, ce que suggère une expédition militaire accompagnée de nombreux savants, ce dernier va poursuivre vers l’est jusqu’à l’Indus, s’appropriant la Perse zoroastrienne. Il eût fallu pousser jusqu’à Persépolis. La seule référence positive à l’Egypte qui pouvait nourrir et déclencher un vécu mythique collectif se trouve dans Platon lorsque les prêtres de Saïs initient le jeune Solon à la mémoire d’un passé oublié par Athènes, mais elle ouvre le récit du destin de l’Atlantide, autre présage funeste[10] ! Enfin, n’oublions pas que cette campagne fut écourtée dans l’espace par une épidémie de peste à Jaffa et dans le temps par la désagrégation du Directoire. Dès lors, le mythe solaire napoléonien, mythe vécu et non pas déchiffré, va suivre le schème du Sphinx œdipien en trois phases, montée, culmination, déclin ; le ragnarök ou la phase eschatologique qui s’ensuit ne débouche pas sur une régénération du monde malgré la tentative des Cent jours et le soleil s’engloutit dans l’océan sans retour.
Le mythe directeur se laisse déchiffrer par de petites coïncidences significatives égrenées tout au long. Partant pour l’Egypte, Napoléon embarque sur un vaisseau nommé l’Orient ; lorsqu’il revient à Paris le 16 octobre 1799, il loge rue de la Victoire. La bataille d’Austerlitz s’engage au soleil levant. Le premier intersigne des revers lors du mariage avec Marie Louise est l’incendie de l’hôtel où le prince de Schwarzenberg donne un bal en l’honneur de la nouvelle impératrice qui ne sera sauvée que de justesse. Les contemporains voient là comme un rappel du feu d’artifice incendiaire lors du mariage de Marie-Antoinette. Son seul fils, le roi de Rome, naît par les pieds et semble mort lorsque les médecins parviennent à l’extraire ; il sera toutefois vite ranimé, ce qui apparente sa naissance à une résurrection. Le 27 juin 1812, au début de la campagne de Russie, le cheval de Napoléon s’abat sous lui au moment où il pose le pied sur la rive orientale du Niemen. Devant l’incendie de Moscou, voyant qu’il dure plus d’un jour, l’empereur lui-même reconnaît un signe et déclare : « Cela nous présage de grands malheurs. [11]» Le vaisseau qui le ramène de l’île d’Elbe se nomme l’Inconstant et devra avancer par vent contraire. Lorsque, après Waterloo et la seconde restauration, Napoléon tente d’obtenir l’hospitalité de l’Angleterre, il monte sur le Bellérophon — Sa Gracieuse Majesté décidant de le traiter en prisonnier et de le déporter à Sainte-Hélène, « quand il reçut l’avis officiel de sa destination, une pâleur mortelle couvrit tout à coup son visage[12] ». On sait que l’un des cahiers d’écoliers de Napoléon se termine par ces mots prophétiques : « Sainte-Hélène, petite île »… Et que dire des quelques lignes que l’on trouvera en classant ses papiers après sa mort : « Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France : le feu est remonté à sa source, et me voilà ! L’amour de la gloire ressemble à ce pont que Satan jeta sur le chaos pour passer de l’enfer au paradis : la gloire joint le passé à l’avenir, dont il est séparé par un abîme immense. »
Ce ne sont, certes, que des anecdotes de la petite histoire mais qui ont frappé les contemporains et qui ont fait sens. Or la plupart sont des symboles solaires, y compris les pieds du nouveau-né : c’est sur la plante des pieds que le Bouddha porte à la naissance la rouelle et le swastika qu’il imprimera en quelque sorte sur la terre en accomplissant les trois, sept ou neuf pas que lui prête la légende ; dans la vie de Napoléon, ces symboles jouent d’abord de manière positive, soulignant une ascension, puis curieusement après le divorce d’avec Joséphine le 15 décembre 1809, à rebours comme présages de chute. Les contemporains soulignent ce point de rupture, Canova avec une ironie mordante : « Puis-je féliciter votre Majesté d’avoir fait divorce avec la Fortune ? », les grognards de 1812 plus amers : « Il ne fallait pas qu’IL quittât sa vieille ; elle lui portait bonheur et à nous aussi[13]. »
Le Bellérophon couronne l’inversion du symbole : le fils de Poseidon chevauchant Pégase devient cheval des mers, monture de l’exil. Rappelons la légende. Bellérophon, faute de le reconnaître, tue son frère Belléros et va se réfugier à la cour du roi d’Argos, Proetos. Ce dernier, qui ne peut le tuer sans enfreindre les lois de l’hospitalité, l’envoie à son beau-frère Iobartès roi de Lycie avec une tablette portant l’ordre secret de le mettre à mort. Iobartès, lié par la même règle, lui donne mission de combattre la Chimère, monstre jusque là invincible. Mais Bellérophon déjoue le piège en tuant la Chimère et revient en vainqueur. Ces lois de l’hospitalité qui lient les rois grecs, ce sont elles que Napoléon accuse l’Angleterre de bafouer en le déportant. Mais en fait, les Anglais semblent accomplir le mythe. On peut voir en l’empereur déchu un fils de Poseidon comme Bellérophon puisque, né dans une île et souvent marin au début de son épopée, il apparaît aussi en cavalier comme l’ébranleur de l’Europe, le déclencheur de séismes métaphoriques, politiques et guerriers. Le motif du frère tué par méconnaissance de leur fraternité manque à première vue mais en s’attribuant le titre impérial, ne devient-il pas le frère symbolique des rois qu’il dépouille, fraternité qu’il ne peut reconnaître ni admettre ? Il ne sera pas traduit devant un tribunal et condamné à mort, ni même exécuté par traîtrise par les Anglais au nom de l’amitié avec Louis XVIII et de la raison d’état. Londres fait en quelque sorte le pari de Proetos et de Iobartès, la Chimère étant remplacée par le climat et l’éloignement de Sainte-Hélène. La parenté sémantique est subtile, mais réelle. Chèvre à tête de lion et à queue de serpent, à l’haleine enflammée, la Chimère couvrirait dans les étoiles pratiquement tout l’écliptique. Elle est surtout composite, faite de froid et de chaud, de lumière et d’obscurité. Le prénom Hélène renvoie à d’aussi fortes oppositions : dans l’une des versions du mythe, elle est fille de Léda et du Cygne Zeus, jumelle de Pollux et comme lui immortelle, tandis que leurs jumeaux mortels sortis du même œuf sont respectivement Castor et Clytemnestre. A une lettre près, elle est Sélèné, la Lune ; mais si l’on ne souffle pas ce sigma, si on aspire l’h, elle est de la nature d’Hélios, le Soleil. Or ou argent, tout tient au sens d’un respir. Et son rapt par le prince Pâris déclenche la guerre de Troie. Or on sait que les Francs se réclamaient d’un ancêtre éponyme Francion descendant des rois troyens comme Enée le fondateur de Rome, et que la capitale de la France se nomme Paris[14]. Enfin, Hélène la sainte fut la mère de Constantin, le premier empereur chrétien, et on lui doit l’invention de la Croix. Elle entretient un étrange rapport sémantique avec la mère de Napoléon, Laetitia, la Joie, et ce dernier apparaît comme un inverse de Constantin, comme le premier empereur déchristianisé. Tout ce jeu d’oppositions donne bien à l’île d’exil le caractère d’une Chimère. Mais l’empereur détrôné échoue à l’épreuve de Bellérophon.
Ainsi un mythe solaire sous-tend bien l’aventure napoléonienne mais, soulignons-le encore, c’est celui d’un soleil évanescent qui subit le sort des mortels. Or il n’est pas indifférent que cette épopée tragique ouvre le XIXe siècle et prélude à la révolution industrielle ; les décennies qui suivront vont voir s’installer avec le positivisme une vision du monde mêlant l’aspect faustien et prométhéen du progrès à un pessimisme fondamental sur le destin de l’univers et de l’homme. La loi de Carnot (vers 1820, donc 5 ans seulement après Waterloo) devenue le second principe de la thermodynamique (Clausius, 1850 puis 1864) et généralisée à l’univers considéré comme un système clos[15] prédit comme eschatologie non plus la consumation du monde par le feu divin, ni le « temps des loups » de la Voluspa nordique, mais l’extinction énergétique, la mort par le froid lorsque s’éteindront les soleils et que les planètes rouleront à jamais désertes et glacées au-delà de toute régénération possible. Prophétie que l’on trouve entre autres chez François Marion, chez Jules Verne, chez le grand Flammarion lui-même et chez ces trois auteurs entremêlée à des couplets lyriques sur le progrès technique libérateur de la société. L’Homme se réalise par le progrès tout en ayant la conscience lucide de l’inéluctable fin de tout qu’il convient d’affronter debout. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, quoi que j'en ai moi-même dit, la bombe d’Hiroshima qui a suggéré à l’inconscient collectif la mort potentielle de l’humanité entière, elle l'a seulement confirmé ; ce sont les chantres positivistes du Progrès. Qu’un vécu mythique collectif, qu’une trame mythique inconsciente ou semi-consciente devienne la trame même de l’histoire et, de manière prophétique, annonce les croyances à venir parmi les élites éclaire peut-être une des fonctions essentielles du mythe.
(à suivre…)
Le mythe directeur se laisse déchiffrer par de petites coïncidences significatives égrenées tout au long. Partant pour l’Egypte, Napoléon embarque sur un vaisseau nommé l’Orient ; lorsqu’il revient à Paris le 16 octobre 1799, il loge rue de la Victoire. La bataille d’Austerlitz s’engage au soleil levant. Le premier intersigne des revers lors du mariage avec Marie Louise est l’incendie de l’hôtel où le prince de Schwarzenberg donne un bal en l’honneur de la nouvelle impératrice qui ne sera sauvée que de justesse. Les contemporains voient là comme un rappel du feu d’artifice incendiaire lors du mariage de Marie-Antoinette. Son seul fils, le roi de Rome, naît par les pieds et semble mort lorsque les médecins parviennent à l’extraire ; il sera toutefois vite ranimé, ce qui apparente sa naissance à une résurrection. Le 27 juin 1812, au début de la campagne de Russie, le cheval de Napoléon s’abat sous lui au moment où il pose le pied sur la rive orientale du Niemen. Devant l’incendie de Moscou, voyant qu’il dure plus d’un jour, l’empereur lui-même reconnaît un signe et déclare : « Cela nous présage de grands malheurs. [11]» Le vaisseau qui le ramène de l’île d’Elbe se nomme l’Inconstant et devra avancer par vent contraire. Lorsque, après Waterloo et la seconde restauration, Napoléon tente d’obtenir l’hospitalité de l’Angleterre, il monte sur le Bellérophon — Sa Gracieuse Majesté décidant de le traiter en prisonnier et de le déporter à Sainte-Hélène, « quand il reçut l’avis officiel de sa destination, une pâleur mortelle couvrit tout à coup son visage[12] ». On sait que l’un des cahiers d’écoliers de Napoléon se termine par ces mots prophétiques : « Sainte-Hélène, petite île »… Et que dire des quelques lignes que l’on trouvera en classant ses papiers après sa mort : « Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France : le feu est remonté à sa source, et me voilà ! L’amour de la gloire ressemble à ce pont que Satan jeta sur le chaos pour passer de l’enfer au paradis : la gloire joint le passé à l’avenir, dont il est séparé par un abîme immense. »
Ce ne sont, certes, que des anecdotes de la petite histoire mais qui ont frappé les contemporains et qui ont fait sens. Or la plupart sont des symboles solaires, y compris les pieds du nouveau-né : c’est sur la plante des pieds que le Bouddha porte à la naissance la rouelle et le swastika qu’il imprimera en quelque sorte sur la terre en accomplissant les trois, sept ou neuf pas que lui prête la légende ; dans la vie de Napoléon, ces symboles jouent d’abord de manière positive, soulignant une ascension, puis curieusement après le divorce d’avec Joséphine le 15 décembre 1809, à rebours comme présages de chute. Les contemporains soulignent ce point de rupture, Canova avec une ironie mordante : « Puis-je féliciter votre Majesté d’avoir fait divorce avec la Fortune ? », les grognards de 1812 plus amers : « Il ne fallait pas qu’IL quittât sa vieille ; elle lui portait bonheur et à nous aussi[13]. »
Le Bellérophon couronne l’inversion du symbole : le fils de Poseidon chevauchant Pégase devient cheval des mers, monture de l’exil. Rappelons la légende. Bellérophon, faute de le reconnaître, tue son frère Belléros et va se réfugier à la cour du roi d’Argos, Proetos. Ce dernier, qui ne peut le tuer sans enfreindre les lois de l’hospitalité, l’envoie à son beau-frère Iobartès roi de Lycie avec une tablette portant l’ordre secret de le mettre à mort. Iobartès, lié par la même règle, lui donne mission de combattre la Chimère, monstre jusque là invincible. Mais Bellérophon déjoue le piège en tuant la Chimère et revient en vainqueur. Ces lois de l’hospitalité qui lient les rois grecs, ce sont elles que Napoléon accuse l’Angleterre de bafouer en le déportant. Mais en fait, les Anglais semblent accomplir le mythe. On peut voir en l’empereur déchu un fils de Poseidon comme Bellérophon puisque, né dans une île et souvent marin au début de son épopée, il apparaît aussi en cavalier comme l’ébranleur de l’Europe, le déclencheur de séismes métaphoriques, politiques et guerriers. Le motif du frère tué par méconnaissance de leur fraternité manque à première vue mais en s’attribuant le titre impérial, ne devient-il pas le frère symbolique des rois qu’il dépouille, fraternité qu’il ne peut reconnaître ni admettre ? Il ne sera pas traduit devant un tribunal et condamné à mort, ni même exécuté par traîtrise par les Anglais au nom de l’amitié avec Louis XVIII et de la raison d’état. Londres fait en quelque sorte le pari de Proetos et de Iobartès, la Chimère étant remplacée par le climat et l’éloignement de Sainte-Hélène. La parenté sémantique est subtile, mais réelle. Chèvre à tête de lion et à queue de serpent, à l’haleine enflammée, la Chimère couvrirait dans les étoiles pratiquement tout l’écliptique. Elle est surtout composite, faite de froid et de chaud, de lumière et d’obscurité. Le prénom Hélène renvoie à d’aussi fortes oppositions : dans l’une des versions du mythe, elle est fille de Léda et du Cygne Zeus, jumelle de Pollux et comme lui immortelle, tandis que leurs jumeaux mortels sortis du même œuf sont respectivement Castor et Clytemnestre. A une lettre près, elle est Sélèné, la Lune ; mais si l’on ne souffle pas ce sigma, si on aspire l’h, elle est de la nature d’Hélios, le Soleil. Or ou argent, tout tient au sens d’un respir. Et son rapt par le prince Pâris déclenche la guerre de Troie. Or on sait que les Francs se réclamaient d’un ancêtre éponyme Francion descendant des rois troyens comme Enée le fondateur de Rome, et que la capitale de la France se nomme Paris[14]. Enfin, Hélène la sainte fut la mère de Constantin, le premier empereur chrétien, et on lui doit l’invention de la Croix. Elle entretient un étrange rapport sémantique avec la mère de Napoléon, Laetitia, la Joie, et ce dernier apparaît comme un inverse de Constantin, comme le premier empereur déchristianisé. Tout ce jeu d’oppositions donne bien à l’île d’exil le caractère d’une Chimère. Mais l’empereur détrôné échoue à l’épreuve de Bellérophon.
Ainsi un mythe solaire sous-tend bien l’aventure napoléonienne mais, soulignons-le encore, c’est celui d’un soleil évanescent qui subit le sort des mortels. Or il n’est pas indifférent que cette épopée tragique ouvre le XIXe siècle et prélude à la révolution industrielle ; les décennies qui suivront vont voir s’installer avec le positivisme une vision du monde mêlant l’aspect faustien et prométhéen du progrès à un pessimisme fondamental sur le destin de l’univers et de l’homme. La loi de Carnot (vers 1820, donc 5 ans seulement après Waterloo) devenue le second principe de la thermodynamique (Clausius, 1850 puis 1864) et généralisée à l’univers considéré comme un système clos[15] prédit comme eschatologie non plus la consumation du monde par le feu divin, ni le « temps des loups » de la Voluspa nordique, mais l’extinction énergétique, la mort par le froid lorsque s’éteindront les soleils et que les planètes rouleront à jamais désertes et glacées au-delà de toute régénération possible. Prophétie que l’on trouve entre autres chez François Marion, chez Jules Verne, chez le grand Flammarion lui-même et chez ces trois auteurs entremêlée à des couplets lyriques sur le progrès technique libérateur de la société. L’Homme se réalise par le progrès tout en ayant la conscience lucide de l’inéluctable fin de tout qu’il convient d’affronter debout. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, quoi que j'en ai moi-même dit, la bombe d’Hiroshima qui a suggéré à l’inconscient collectif la mort potentielle de l’humanité entière, elle l'a seulement confirmé ; ce sont les chantres positivistes du Progrès. Qu’un vécu mythique collectif, qu’une trame mythique inconsciente ou semi-consciente devienne la trame même de l’histoire et, de manière prophétique, annonce les croyances à venir parmi les élites éclaire peut-être une des fonctions essentielles du mythe.
(à suivre…)
[1] Les empereurs ne se sont jamais pris personnellement pour des dieux ; c’est leur fonction, c’est « l’empereur » et non Aurélien ou Dioclétien que le culte divinisait au même titre que le culte public romain se rendait à des entités morales telles que la Justice ou la Bonté…
[2] Hugues Auffray, Le cœur gros . Et j’ai encore eu des frissons en le fredonnant intérieurement, tant cette mythisation a marqué notre adolescence.
[3] Voir dans les archives de ce blog mon article intitulé Vox populi, vox Dei.
[4] L’interdit – le tabou, diraient les Polynésiens – révèle le caractère mythique du récit. Il n’y a d’interdiction de toucher qu’aux sacralia.
[5] Malheureusement, les exemples les plus criants de ce processus tombent sous le coup de la loi française, ce qui prouve que notre pays a d’ores et déjà basculé dedans mais m’interdit l’analyse apassionnelle qui serait pourtant nécessaire. Histoire et propagande se confondent tellement dans les esprits que le législateur eut même l’idée sotte de vouloir corriger par la loi un excès né de l’idéologie la plus active dans les médias comme chez les professeurs du secondaire. Ce faisant, on restait encore sur le mode sacralisant du mythe, dans la tentative d’opposer un contre-mythe contre on allume un contre-feu ; la réaction ne s’est pas fait attendre, les tenants du premier ont hurlé au blasphème (sans toutefois prononcer le mot qui révélerait un peu trop le glissement du scientifique vers le religieux). Et c’est là que les historiens, les vrais, ont supplié les députés de les laisser travailler et de ne plus se mêler du passé. Je suis pessimiste. S’il faut une pétition pour raison garder, c’est que la science a déjà largement perdu.
[6] En fait, il y eut 18 dans le décret du 18 mars 1804 : Augereau, Bernadotte, Berthier, Bessières, Brune, Davoust, Jourdan, Kellermann, Lannes, Lefebvre, Masséna, Moncey, Mortier, Murat, Ney, Pérignon, Sérurier, Soult. Mais 18 renvoie au Saros, cycle luni-solaire permettant le calcul des éclipses…
[7] En comptant la campagne d’Italie et celle d’Egypte, et en excluant celle d’Espagne : Arcole, Lodi, Rivoli, Pyramides, Aboukir, Montebello, Marengo, Ulm, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram. Ce décompte n’inclut pas les batailles remportées par les maréchaux ou généraux en son absence.
[8] Cité in La vie de Napoléon Ier racontée par un Officier de la Garde, Paris, librairie Bernardin-Bréchet, sd, p.45.
[9] Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Berg International, Paris, 1979, pp.206-7 et 321
[10] Platon, Timée, 21d-22d, p.405 de l’édition Garnier-Flammarion.
[11] Vie de Napoléon…, op. cit., p.132.
[12] Ibid., p. 197.
[13] Jean Massin, Almanach du Premier Empire, Club Français du livre, 1965, réed. Encyclopaedia Universalis, 1988, p.257.
[14] Etymologiquement, cela n’a rien à voir, nous sommes d’accord. Mais la logique du symbole se moque de l’étymologie scientifique et travaille par métaphores et jeux de mots, dans le mythe comme dans le rêve.
[15] C’est là où le bât blesse et ce qu’il n’est plus possible d’affirmer depuis la découverte de ce prodigieux réservoir d’énergie, peut-être infini, qu’est le vide quantique.
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