La pensée mythique offre une indéniable parenté avec le rêve nocturne. Jung l’avait pressenti en son temps et l’expérience de rêve planétaire de 1992 a permis de le mettre en évidence de manière expérimentale. Rappelons brièvement de quoi il s’agissait. Les travaux d’un certain nombre de psychologues américains membres de l’Association for Study of Dreams (ASD) suggéraient que le rêve remplit des fonctions d’intégration psychique comme le prétendaient tous les cliniciens depuis les débuts de la psychanalyse mais aussi d’aide à l’apprentissage et à la créativité, à la résolution de problèmes, à l’éveil de facultés transpersonnelles. La mariée devenait si belle et les témoignages de rêveurs répercutés par l’ASD et les diverses structures-relais s’apparentaient si évidemment à un système de croyance que l’équipe française de l’association Oniros eut envie d’en avoir le cœur net. Nous avons donc lancé l’opération Rêve planétaire pour le solstice d’hiver 1991, la nuit la plus longue de l’année. Plusieurs de nos collègues états-uniens suggéraient qu’une consigne qu’on se donne à soi-même lors de l’endormissement influe sur le contenu du rêve (première question), que cette technique permet de poser un problème dont le rêve apportera la solution (deuxième question), que le rêve pourrait dans notre civilisation jouer le même rôle d’intégrateur social que dans les sociétés traditionnelles (troisième question). Nous avions d’autres interrogations plus spécifiques à notre équipe, dont le lien entre mythe et rêve. Nous avons donc décidé de lancer, en collaboration avec l’ASD et des associations analogues dans d’autres pays une expérience transculturelle de grande ampleur. Les gens étaient invités par voie de presse à « rêver pour la Terre » dans la nuit du solstice puis à téléphoner ou écrire pour raconter leur rêve. La consigne était volontairement ambiguë : on pouvait rêver pour aider la Terre, résoudre les problèmes de la Terre, ou rêver en lieu et place de la Terre, exprimer en quelque sorte le rêve de Gaïa, ce qui plaçait d’emblée l’expérience dans l’univers mythique. Les résultats dépassèrent nos espérances. Il fallait abandonner l’aide plus ou moins magique à la résolution de problèmes. Sur ce point, nous n’avons recueilli que des banalités, de celles qui couraient déjà dans les médias. Toutefois, en reprenant aujourd’hui les données, je me demande si cette banalité n’était pas significative, si elle n’indiquait pas la réussite d’une propagande que nous n’avions pas su reconnaître[1]. Par contre, la consigne a bel et bien influé sur le contenu onirique[2] et l’expérience a mis en évidence l’existence d’un inconscient collectif et d’une parenté étroite entre rêve et pensée mythique[3].
L’intérêt majeur de cette expérience, c’est sa dimension sociologique, l’articulation qu’elle opère entre un événement intime, le rêve, plus intime même que la pensée vigile puisque le plus souvent le rêveur lui-même l’oublie au réveil, et une préoccupation collective, le devenir de la planète. Il faudrait la refaire, consolider les résultats, affiner les hypothèses. Malheureusement, mettre sur pied une affaire de cette ampleur demande des crédits ou un tel concours de bonnes volontés que je ne vois pas comment la recommencer : notre équipe s’est dispersée, nous avions bénéficié du soutien d’un garçon qui venait d’acquérir un petit château solognot et voulait y héberger des stages, de développement personnel ou d’entreprise ; il a financé l’opération pour se faire de la publicité, le rêve était un sujet porteur et les médias nous ont suivis, depuis les quotidiens de province jusqu’aux magazines féminins et même à la télévision.
Si le rêve s’apparente aussi étroitement à la pensée mythique, dans son contenu comme dans son mode de fonctionnement, cette parenté pourrait éclairer la fonction du mythe. De nombreux travaux, y compris ceux de l’équipe de Jouvet ou du Dr Laffont à la Salpêtrière, montrent que le rêve a partie liée avec la mémoire ainsi qu’avec le maintien de l’identité[4]. Or un des résultats de cette expérience fut de montrer que l’inconscient collectif n’est pas seulement un réservoir universel mais qu’il se structure selon ce qu’on pourrait appeler des identités culturelles. Les rêves nord-américains, latino-américains et français (nos trois corpus les plus nombreux) n’étaient pas interchangeables. Des études sociologiques quantitatives avaient déjà permis d’établir quelques différences statistiques entre rêveurs états-uniens et chinois[5]. Augusto Murillo, un psychologue spécialisé dans l’aide aux victimes de tortures politiques avait également noté des différences thématiques importantes entre rêveurs sud-américains et cambodgiens[6], par exemple l’importance des parfums pour ces derniers, dans leurs rêves comme dans leur culture vigile. Dans le même ordre d’idées, un ethnologue travaillant il y a quelques années sur le culte du Cargo a pu mettre en évidence que ce mythe présentait des variantes locales et même familiales étroitement liées aux droits et aux devoirs de chaque sous-groupe.
Qu’arrive-t-il lorsqu’on manipule la pensée mythique à fins de propagande ?
Les agences de publicité le savent bien : les consommateurs suivront le message des mythèmes présents dans la pub ; si l’association avec le produit est mal faite, les ventes stagneront ou même baisseront. Certains ont voulu jouer sur deux registres et tenter en même temps de vanter un produit et de transformer un comportement, d’agir sur les croyances ou de suggérer une idée politique. C’est fort risqué et ça marche très mal.
Le trafic de mythes à fins politiques a toujours un impact. Mais ce n’est pas si simple. Dans l’affaire du Grand Monarque, le scénario élaboré par les partisans du comte de Chambord à partir de textes prophétiques disparates s’est fixé en une sorte de conte-type qui ressort régulièrement et que l’on réactualise à partir des événements récents, de la géopolitique immédiate – mais Chambord n’est pas monté sur le trône de France. Reprenons tout de même cette construction exemplaire.
L’intérêt majeur de cette expérience, c’est sa dimension sociologique, l’articulation qu’elle opère entre un événement intime, le rêve, plus intime même que la pensée vigile puisque le plus souvent le rêveur lui-même l’oublie au réveil, et une préoccupation collective, le devenir de la planète. Il faudrait la refaire, consolider les résultats, affiner les hypothèses. Malheureusement, mettre sur pied une affaire de cette ampleur demande des crédits ou un tel concours de bonnes volontés que je ne vois pas comment la recommencer : notre équipe s’est dispersée, nous avions bénéficié du soutien d’un garçon qui venait d’acquérir un petit château solognot et voulait y héberger des stages, de développement personnel ou d’entreprise ; il a financé l’opération pour se faire de la publicité, le rêve était un sujet porteur et les médias nous ont suivis, depuis les quotidiens de province jusqu’aux magazines féminins et même à la télévision.
Si le rêve s’apparente aussi étroitement à la pensée mythique, dans son contenu comme dans son mode de fonctionnement, cette parenté pourrait éclairer la fonction du mythe. De nombreux travaux, y compris ceux de l’équipe de Jouvet ou du Dr Laffont à la Salpêtrière, montrent que le rêve a partie liée avec la mémoire ainsi qu’avec le maintien de l’identité[4]. Or un des résultats de cette expérience fut de montrer que l’inconscient collectif n’est pas seulement un réservoir universel mais qu’il se structure selon ce qu’on pourrait appeler des identités culturelles. Les rêves nord-américains, latino-américains et français (nos trois corpus les plus nombreux) n’étaient pas interchangeables. Des études sociologiques quantitatives avaient déjà permis d’établir quelques différences statistiques entre rêveurs états-uniens et chinois[5]. Augusto Murillo, un psychologue spécialisé dans l’aide aux victimes de tortures politiques avait également noté des différences thématiques importantes entre rêveurs sud-américains et cambodgiens[6], par exemple l’importance des parfums pour ces derniers, dans leurs rêves comme dans leur culture vigile. Dans le même ordre d’idées, un ethnologue travaillant il y a quelques années sur le culte du Cargo a pu mettre en évidence que ce mythe présentait des variantes locales et même familiales étroitement liées aux droits et aux devoirs de chaque sous-groupe.
Qu’arrive-t-il lorsqu’on manipule la pensée mythique à fins de propagande ?
Les agences de publicité le savent bien : les consommateurs suivront le message des mythèmes présents dans la pub ; si l’association avec le produit est mal faite, les ventes stagneront ou même baisseront. Certains ont voulu jouer sur deux registres et tenter en même temps de vanter un produit et de transformer un comportement, d’agir sur les croyances ou de suggérer une idée politique. C’est fort risqué et ça marche très mal.
Le trafic de mythes à fins politiques a toujours un impact. Mais ce n’est pas si simple. Dans l’affaire du Grand Monarque, le scénario élaboré par les partisans du comte de Chambord à partir de textes prophétiques disparates s’est fixé en une sorte de conte-type qui ressort régulièrement et que l’on réactualise à partir des événements récents, de la géopolitique immédiate – mais Chambord n’est pas monté sur le trône de France. Reprenons tout de même cette construction exemplaire.
Derrière les textes prophétiques épars et décontextualisés utilisés pour soutenir sa cause, il existe un soubassement profond à l’origine de ce mythème du roi caché. On connaît la Sibylle Tiburtine de 380 mais j’ai trouvé une version antérieure qui date, si ma mémoire est bonne, de 252 ou 253. L’empereur Aurélien étant mort dans les conditions que l’on sait, un jeu de « après vous – je n’en ferai rien » opposa durant six mois le Sénat et les légions pour désigner son successeur. Finalement, le Sénat accepta de nommer un homme d’une neutralité confinant à la nullité, une sorte d’empereur de transition, dans la gens Florentii. Las, le bonhomme mourut quelques mois plus tard. Le jour de ses obsèques, un orage se déchaîna sur Rome et abattit, dans leur villa familiale, les statues de feu l’empereur et de son frère. Consultés en urgence, augures et haruspices remirent au Sénat un texte prophétique d’une rare flagornerie. Cette foudre, disent-ils en substance, signifie que, dans mille ans d’ici, un empereur de la gens Florentii montera sur le trône, vaincra tous les Barbares, restaurera la gloire de l’empire et, au bout d’un règne bien rempli, rétablira le Sénat dans ses antiques prérogatives. On trouve ce poulet chez cette vieille pipelette de Julius Obsequens, cité dans l’Histoire ecclésiastique de Fleury que plus personne ne lit de nos jours. Prophétie de circonstance, certes ; modèle des rumeurs eschatologiques de grands monarques ultérieurs, c’est évident ; mais les augures romains n’ont jamais fait preuve d’une grande créativité mythopoiétique, sinon cela se saurait et s’étudierait en Sorbonne. Où donc ont-ils trouvé ce thème du retour impérial ?
J’ai vainement cherché un texte antérieur. Il me semble que nous avons affaire à un syncrétisme entre deux thèmes, l’eschatologie messianique judéo-chrétienne – dont il ne faut pas oublier qu’elle avait d’ores et déjà influencé nombre de mouvements au sein de l’empire, en particulier gnostiques, au delà de la synagogue et de l’église – et la sacralité indoeuropéenne du roi. Et là nous touchons au cœur du problème. Le pharaon égyptien est sacral parce que grand-prêtre ; le lugal suméro-babylonien remplit une fonction impériale d’unité mais n’est pas particulièrement sacralisé ; alors qu’est-ce qui a bien pu donner aux Indoeuropéens d’avant l’Inde et d’avant l’Europe l’idée d’une consubstantialité mystique entre le roi et son royaume ? Alors qu’ils n’avaient encore ni cités-états, ni agriculture, ni écriture ?
Le terme indoeuropéen racine (qui doit être, je recompose de mémoire, une onomatopée imprononçable du type *regh) a donné deux mots français en bout de chaîne : roi et riche. Tout semble tourner autour de la notion d’abondance. Ceux qui sont obnubilés par la hiérarchie, la dominance, le concept de chef ont tendance à ne plus voir cette donnée essentielle : le roi est sacral parce qu’il assure la survie de son peuple, une fonction nourricière, une connivence bienheureuse avec les forces de la nature. La fonction guerrière, défensive ou conquérante, en découle logiquement. Tout cela remonte très loin, sans doute à la jointure d’une culture de chasseurs-cueilleurs et d’une culture d’éleveurs nomades quelque peu pillards (vous connaissez sans doute cet hymne védique qui fait l’éloge de la razzia). Le moyen âge qui a retrouvé et exprimé tous les concepts importants de la culture indoeuropéenne, à commencer par la trifonctionnalité, comprenait encore tout cela. Chez Chrétien de Troyes, vous avez le « riche roi pêcheur » ; riche de quoi ? du Graal, d’un vase mystérieux qui distribue à tous la nourriture belle et bonne qui comble au delà du besoin. J’ai conscience, en écrivant cela, d’aller à l’encontre de nombre d’illusions basées sur la division trifonctionnelle, comme l’idée que le « prêtre - juge » serait plus que le guerrier et ce dernier plus que le producteur, paysan ou artisan. Cette hiérarchisation semble fort tardive, comme d’ailleurs le développement de clergés en Inde (brahmanes), en Iran (réforme de Zoroastre), en Grèce (héritage crétois ? influence égyptienne ?) et à Rome (mais les Flamines sont-ils des prêtres ?), et peut-être en Gaules (druidisme) ; elle n’a rien d’universel dans le monde indoeuropéen, n’en déplaise à Guénon qui s’est bloqué sur l’Inde assez tardive du Vedanta et l’a confondue avec « la » tradition.
Le riche n’est pas l’avare ni le jouisseur prédateur – deux attitudes toujours flétries – mais celui qui suscite l’abondance et la redistribue. On voit d’emblée le lien avec la paternité dans une famille élargie et donc l’extrême antiquité de cette notion. Paradoxalement, les peuples indoeuropéens qui semblent presque les seuls (avec la branche juive des sémites, peut-être aussi avec les peuples « ligures » mais nous savons si peu de choses sur eux…) à avoir profondément sacralisé la paternité sont aussi ceux qui ont assuré à la femme un statut de quasi égalité et, en tout cas, de grande liberté. Voir les dialogues entre Ulysse et Nausicaa, entre Ulysse et sa vieille nourrice, et les relations conflictuelles des Olympiens – et comparer avec le livre biblique d’Esther. Mais je m’éloigne de notre thème de référence.
La nostalgie du « grand monarque » serait donc celle d’un père archétypal, donateur de vie et d’abondance, de paix et de fécondité, lequel en même temps achèverait l’histoire – du moins la part chaotique de l’histoire, celle qu’on a pu qualifier « pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot ». Un jour, la vie sera un long fleuve tranquille…
Aucun roi concret, aucun chef d’état ne saurait même approcher de cette image du Père idéal. Ne nous leurrons pas, tout homme est faillible. Chaque fois qu’un peuple a projeté cette nostalgie sur un souverain réel, cela s’est mal terminé et dans la déception, voir le mouvement gibelin en Italie médiévale ou, plus proche de nous, la fin politique piteuse de quelques « hommes providentiels » comme Charles de Gaulle ou Boris Eltsine. Aussi je me méfie des mouvements qui proposent dans cet esprit une restauration royale en France mais plus encore peut-être de ceux qui rêvent d’un nouvel empire carolingien où l’empereur d’Europe coifferait les rois locaux des anciens états-nations. Ce réveil gibelin, souvent inspiré à la fois de Maurras et d’Evola, a pour moi le défaut de vouloir forcer l’incarnation du mythe et tous les exemples historiques d’un tel forçage, quel que soit le mythe choisi, ont abouti au pire au désastre et au mieux au ridicule, lequel a au moins l’avantage de n’être pas sanglant. Je sais bien qu’Otto de Habsbourg aimerait recevoir la couronne d’une Europe politiquement unifiée et qu’il le laisse entendre ici et là. Peut-être, d’ailleurs, a-t-il personnellement l’envergure d’un chef d’état – j’ignore tout de son programme et ne saurais donc en juger. Mais l’Europe impériale dont il rêve a-t-elle la moindre chance de se constituer et, si elle se constituait, de durer au delà de lui ? Parmi les nombreuses ligues de cités grecques réunies autour d’Athènes, l’une d’elles ressemblait à l’Europe de Maastricht et autres traités : assemblée commune, monnaie commune, un corps de magistrats assez ressemblant à l’actuelle Commission, chaque cité gardant toutefois sa personnalité – et rien de prévu pour qui voudrait se retirer. Corinthe en eut assez un beau jour, Athènes et les autres n’acceptèrent pas son départ, cela se régla dans un bain de sang. Je ne pense pas que nous soyons plus sages que nos ancêtres grecs et le XXe siècle a prouvé que modernité et barbarie pouvaient faire assez bon ménage.
(à suivre…)
[1] Le président d’Oniros, en dehors de son intérêt scientifique pour le rêve, militait activement chez les Verts. Son engagement écologiste n’était pas totalement étranger au choix du thème d’expérience. Si le rêve planétaire avait fait surgir des idées neuves, il se serait fait un plaisir de les répercuter auprès de ses amis politiques. Mais cet engagement, même si le reste de l’équipe ne le partageait pas, nous a sans doute masqué un élément pourtant présent dans notre enquête. Il me faudra un jour reprendre ce corpus. Il pourrait nous apprendre comment le rêve retravaille les données médiatiques et transforme une propagande en évidence, comment il intervient dans la formation d’une cascade d’opinion.
[2] Seuls deux rêves sur plusieurs centaines s’écartaient clairement de la thématique.
[3] Voir Geneviève Béduneau, « L’arbre-rêve, essai de mythanalyse », Oniros, 1992 ; et « A la recherche de l’inconscient collectif », Rêver n°1, 1996.
[4] Ce ne sont pas ses seules fonctions mais on a pu mettre celles-ci en évidence avec les méthodes et les protocoles de la psychologie expérimentale. C’est donc le minimum sur lequel psychologues et neuropsychologues s’accordent.
[5] Malheureusement, l’équipe qui avait élaboré le questionnaire ne cherchait pas les mêmes choses que moi et l’on sait qu’en sciences, la réponse dépend beaucoup de la question posée. Elle s’intéressait aux relations familiales et rien d’autre n’est apparu.
[6] Communication au colloque interdisciplinaire organisé par Oniros et l’European Association for Study of Dreams (EASD) à l’université libre de Mons en 1992. Il faut noter que Murillo n’a pas que des victimes dans sa clientèle mais aussi d’anciens bourreaux et que leurs rêves sont étrangement semblables.
J’ai vainement cherché un texte antérieur. Il me semble que nous avons affaire à un syncrétisme entre deux thèmes, l’eschatologie messianique judéo-chrétienne – dont il ne faut pas oublier qu’elle avait d’ores et déjà influencé nombre de mouvements au sein de l’empire, en particulier gnostiques, au delà de la synagogue et de l’église – et la sacralité indoeuropéenne du roi. Et là nous touchons au cœur du problème. Le pharaon égyptien est sacral parce que grand-prêtre ; le lugal suméro-babylonien remplit une fonction impériale d’unité mais n’est pas particulièrement sacralisé ; alors qu’est-ce qui a bien pu donner aux Indoeuropéens d’avant l’Inde et d’avant l’Europe l’idée d’une consubstantialité mystique entre le roi et son royaume ? Alors qu’ils n’avaient encore ni cités-états, ni agriculture, ni écriture ?
Le terme indoeuropéen racine (qui doit être, je recompose de mémoire, une onomatopée imprononçable du type *regh) a donné deux mots français en bout de chaîne : roi et riche. Tout semble tourner autour de la notion d’abondance. Ceux qui sont obnubilés par la hiérarchie, la dominance, le concept de chef ont tendance à ne plus voir cette donnée essentielle : le roi est sacral parce qu’il assure la survie de son peuple, une fonction nourricière, une connivence bienheureuse avec les forces de la nature. La fonction guerrière, défensive ou conquérante, en découle logiquement. Tout cela remonte très loin, sans doute à la jointure d’une culture de chasseurs-cueilleurs et d’une culture d’éleveurs nomades quelque peu pillards (vous connaissez sans doute cet hymne védique qui fait l’éloge de la razzia). Le moyen âge qui a retrouvé et exprimé tous les concepts importants de la culture indoeuropéenne, à commencer par la trifonctionnalité, comprenait encore tout cela. Chez Chrétien de Troyes, vous avez le « riche roi pêcheur » ; riche de quoi ? du Graal, d’un vase mystérieux qui distribue à tous la nourriture belle et bonne qui comble au delà du besoin. J’ai conscience, en écrivant cela, d’aller à l’encontre de nombre d’illusions basées sur la division trifonctionnelle, comme l’idée que le « prêtre - juge » serait plus que le guerrier et ce dernier plus que le producteur, paysan ou artisan. Cette hiérarchisation semble fort tardive, comme d’ailleurs le développement de clergés en Inde (brahmanes), en Iran (réforme de Zoroastre), en Grèce (héritage crétois ? influence égyptienne ?) et à Rome (mais les Flamines sont-ils des prêtres ?), et peut-être en Gaules (druidisme) ; elle n’a rien d’universel dans le monde indoeuropéen, n’en déplaise à Guénon qui s’est bloqué sur l’Inde assez tardive du Vedanta et l’a confondue avec « la » tradition.
Le riche n’est pas l’avare ni le jouisseur prédateur – deux attitudes toujours flétries – mais celui qui suscite l’abondance et la redistribue. On voit d’emblée le lien avec la paternité dans une famille élargie et donc l’extrême antiquité de cette notion. Paradoxalement, les peuples indoeuropéens qui semblent presque les seuls (avec la branche juive des sémites, peut-être aussi avec les peuples « ligures » mais nous savons si peu de choses sur eux…) à avoir profondément sacralisé la paternité sont aussi ceux qui ont assuré à la femme un statut de quasi égalité et, en tout cas, de grande liberté. Voir les dialogues entre Ulysse et Nausicaa, entre Ulysse et sa vieille nourrice, et les relations conflictuelles des Olympiens – et comparer avec le livre biblique d’Esther. Mais je m’éloigne de notre thème de référence.
La nostalgie du « grand monarque » serait donc celle d’un père archétypal, donateur de vie et d’abondance, de paix et de fécondité, lequel en même temps achèverait l’histoire – du moins la part chaotique de l’histoire, celle qu’on a pu qualifier « pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot ». Un jour, la vie sera un long fleuve tranquille…
Aucun roi concret, aucun chef d’état ne saurait même approcher de cette image du Père idéal. Ne nous leurrons pas, tout homme est faillible. Chaque fois qu’un peuple a projeté cette nostalgie sur un souverain réel, cela s’est mal terminé et dans la déception, voir le mouvement gibelin en Italie médiévale ou, plus proche de nous, la fin politique piteuse de quelques « hommes providentiels » comme Charles de Gaulle ou Boris Eltsine. Aussi je me méfie des mouvements qui proposent dans cet esprit une restauration royale en France mais plus encore peut-être de ceux qui rêvent d’un nouvel empire carolingien où l’empereur d’Europe coifferait les rois locaux des anciens états-nations. Ce réveil gibelin, souvent inspiré à la fois de Maurras et d’Evola, a pour moi le défaut de vouloir forcer l’incarnation du mythe et tous les exemples historiques d’un tel forçage, quel que soit le mythe choisi, ont abouti au pire au désastre et au mieux au ridicule, lequel a au moins l’avantage de n’être pas sanglant. Je sais bien qu’Otto de Habsbourg aimerait recevoir la couronne d’une Europe politiquement unifiée et qu’il le laisse entendre ici et là. Peut-être, d’ailleurs, a-t-il personnellement l’envergure d’un chef d’état – j’ignore tout de son programme et ne saurais donc en juger. Mais l’Europe impériale dont il rêve a-t-elle la moindre chance de se constituer et, si elle se constituait, de durer au delà de lui ? Parmi les nombreuses ligues de cités grecques réunies autour d’Athènes, l’une d’elles ressemblait à l’Europe de Maastricht et autres traités : assemblée commune, monnaie commune, un corps de magistrats assez ressemblant à l’actuelle Commission, chaque cité gardant toutefois sa personnalité – et rien de prévu pour qui voudrait se retirer. Corinthe en eut assez un beau jour, Athènes et les autres n’acceptèrent pas son départ, cela se régla dans un bain de sang. Je ne pense pas que nous soyons plus sages que nos ancêtres grecs et le XXe siècle a prouvé que modernité et barbarie pouvaient faire assez bon ménage.
(à suivre…)
[1] Le président d’Oniros, en dehors de son intérêt scientifique pour le rêve, militait activement chez les Verts. Son engagement écologiste n’était pas totalement étranger au choix du thème d’expérience. Si le rêve planétaire avait fait surgir des idées neuves, il se serait fait un plaisir de les répercuter auprès de ses amis politiques. Mais cet engagement, même si le reste de l’équipe ne le partageait pas, nous a sans doute masqué un élément pourtant présent dans notre enquête. Il me faudra un jour reprendre ce corpus. Il pourrait nous apprendre comment le rêve retravaille les données médiatiques et transforme une propagande en évidence, comment il intervient dans la formation d’une cascade d’opinion.
[2] Seuls deux rêves sur plusieurs centaines s’écartaient clairement de la thématique.
[3] Voir Geneviève Béduneau, « L’arbre-rêve, essai de mythanalyse », Oniros, 1992 ; et « A la recherche de l’inconscient collectif », Rêver n°1, 1996.
[4] Ce ne sont pas ses seules fonctions mais on a pu mettre celles-ci en évidence avec les méthodes et les protocoles de la psychologie expérimentale. C’est donc le minimum sur lequel psychologues et neuropsychologues s’accordent.
[5] Malheureusement, l’équipe qui avait élaboré le questionnaire ne cherchait pas les mêmes choses que moi et l’on sait qu’en sciences, la réponse dépend beaucoup de la question posée. Elle s’intéressait aux relations familiales et rien d’autre n’est apparu.
[6] Communication au colloque interdisciplinaire organisé par Oniros et l’European Association for Study of Dreams (EASD) à l’université libre de Mons en 1992. Il faut noter que Murillo n’a pas que des victimes dans sa clientèle mais aussi d’anciens bourreaux et que leurs rêves sont étrangement semblables.
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