Une nouvelle de SF, écrite il y a longtemps, revue, jamais publiée.
VOX IN RAMA
“Zénon, cruel Zénon, Zénon d'Élée,
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole et qui ne vole pas ?“
Paul Valéry;
Midi sur les chaumes vibre de scies invisibles entre les herbes sèches, bourdonne à hauteur de potentille et de petits-sabots. La colline pousse ses rondeurs au travers d'un ciel que la chaleur épaissit et ramollit. Un lézard brun file sur l'ocre de la terre jusqu'à l'abri des roches. Entre les tas de pierres la ronce arque ses épines. Une couleuvre darde un instant sa tête, inspecte de droite et de gauche et se soule aux profondeurs. Trois chênes tordus délimitent un espace obscur envahi de fourmis, d'orties, de mélilot. La lumière monte des tiges décolorées, le ciel ne la contient plus, la colline l'absorbe et son trop-plein resurgit à brûler le regard. Cela piquèle l'air de trouées sombres, mouvantes, de minuscules puits d'infini.
La canicule solidifie le temps. L'éternité s'y dévoile, immuable, homogène, circulaire. Les gestes de l'homme eux-mêmes, vifs ou lents, y sont moins mouvements que rythme. Ils ne brisent pas la permanence. L'encens des plantes sauvages s'échappe d'une cassolette de pierraille, de terre effritée, de racines enchevêtrées. Midi oscille entre marbre et feu, écrasement et violence, vie et mort que relie la pulsation du sang. Millénaires après millénaires, peuplées ou désertes, avec les cicatrices laissées par les incendies, les ouvrages à l'abandon, les collines demeurent, calcinées de l'intérieur par les étés. Les menues différences, les strates du devenir : de l'accidentel. Le corps se pétrit de gestes imposés,essuyer la sueur qui ruisselle à plein front, à dos cuit, peser à chaque pas son juste poids — il n'en est qu'un qui laisse assez d'élan pour durer sa marche. Plus vif, la chaleur vous boit enquelques heures. Plus lent, elle verse du plomb dans vos muscles, vous désagrège, vous minéralise. Sur les contraintes de la chair et du regard la pensée se modèle, légifère, géométrise jusqu'au paradoxe de Zénon, fils élu de la canicule.
Une femme marche sur les crêtes. De la mi-pente on ne voit d'elle que verticalité noire, on devine à peine l'enroulement des plis sur ses hanches, le drapé du fichu sous le menton, la tension des seins. Elle forme une cible parfaite et n'en a cure. Tapi derrière une avancée de buis, Guilhem l'observe avec une pointe d'espoir. Les brindilles lui rentrent en pleine paume, un caillou bosselé lui meurtrit le genou. Il la voit de profil, redressée par sa marche, une corbeille s'évase au dessus de son front : cariatide obscure à contre-ciel. Décide de la suivre. Où qu'elle aille, il trouvera d'autres hommes, un village, une communauté. Elle fait corps avec les croupes de la terre. Aucune fille des cités ne saurait habiter sa chair comme on s'enracine. Il dédie une vague et fugitive pitié aux jolis papillons de la Tour Spatiale, à leur brume pastellisée, à leur danse incessante. N'ose pas quitter l'abri précaire des buissons, des murets écroulés. Oreille aux aguets pour distinguer le bruissement artificiel des gravines au travers des élytres. Tâte sur sa joue gauche la peau plus douce qui cicatrise. Dérive lentement des buis à l'oliveraie qui dégénère depuis des siècles. Zénon, puisse l'immobilité de ta flèche m'engloutir, me dissimuler !
Chaque pas lève dans les chaumes des centaines d'insectes, rampants, volants, sauteurs, nuée cliquetante et vrombissante, noire et chamarrée. Guilhem les observe sans ralentir. Combien d'espèces, parmi tant de cuirasses, de pattes qui s'agitent, d'antennes qui frémissent, d'ailes gaînées ou filetées, ont-elles connu les commencements de l'homme ? Combien de mutantes ? Elles se multiplient sur la terre abandonnée, explosion inattendue que les prédateurs ne parviennent pas à contenir. L'oliveraie résonne de leur orchestre acide. Plus loin ce sont les mouches en nuages compacts qu'il dérange d'un régal charognard. Les lapins aussi détalent à son approche. Il entend leur bond parmi les pailles crissantes, surprend parfois une touffe brune, une oreille. Ils pullulent. L'homme avait sa place dans le cycle des morts et des mangeailles même s'il risquait de le déséquilibrer. Rire bref à fleur de lèvres. Il n'a guère fallu que trois siècles pour inverser l'utopie. Et pour en avoir pris conscience, lui, Guilhem, Guilhem le Faydit, comptera sans doute parmi les précurseurs de la prochaîne. Jusqu'à la nouvelle calamité déclenchées par ses disciples ?
La silhouette de la femme s'amenuise. Un repli de garrigue masque ses genoux, un regard déculturé la verrait s'enfoncer lentement dans le sol ou des marées d'herbes se lever pour l'engloutir. Au risque de perdre encore quelques mètres, de la oerdre, il goûte de tous ses sens cette noyade en terre profonde. Lorsque seule émerge la corbeille, il oblique vers les hauts. En zone découverte, le danger s'accroît d'être repéré par une patrouille de gravines. Elle va pourtant son chemin sans se dissimuler. Inconscience, certitude ou défi ? L'épaulement de la colline la masque toute désormais. Il doit se fier à ses repères : souche foudroyée, buisson de romarin, ravines de ruissellement. Plus il monte, plus le paysage se dénude. De larges affleurements de roche surgissent, grêlés d'anciens orages, vérolés d'érosion. Il hâte le pas. Les courroies du sac lui scient les épaules, la sueur trempe sa tunique. La manche droite s'est fendue autour du coude et bat comme un haillon d'épouvantail. Par devant, un large accroc laisse deviner les poils frisottants où perlent des goutelettes. Les auréoles débordent de ses aisselles. Maculé de sèves, de poussière, de sécrétions, le vêtement de luxe n'est plus que guenille. Quant au bas... La mode était à l'arachnéen, au bouffant, cette saison ! Il n'en garde que des lambeaux effilochés sur ses cuisses nues. Les bottes n'ont pas mieux résisté. Elle baîllent sur ses orteils, se crevassent et se décousent.
Au surgir de la pente, il manque suffoquer. Splendeur. Un lit de galets blancs serpente au fond des gorges, surligné d'un trait de lumière qui hésite entre mercuriel et turquoise. La puissance éclate d'une symphonie de roches malaxées, écrasées, repliées en longues vagues obliques, resculptées par les sables, les graviers, les racines. Au delà, les croupes des collines moutonnent bleu, se diluent dans la brume des loitains. Tout en bas sur sa gauche la vallée s'évase, forestière. Une langue de pierre vient mourir à l'arrondi des chênes, s'effile en rostre de rouille entre grisaille verte et grisaille jaunie. Juste dessous, à la jointure des paysages, c'est une cascade de tuiles, un labyrinthe de murs : le village. La femme reste invisible. Elle a dû piquer droit au travers des éboulis et des friches vers ce creux qu'il devine derrière un ressaut. Lui descend avec prudence. La fatigue des semaines de marche, des sommeils hâtifs entrecoupés de cauchemars et d'alertes, de la faim, de la soif le terrasse. Il n'a rien d'un athlète. L'épreuve commence à peine à le muscler, à donner à son corps quelque épaisseur charnelle. Combien de temps lui faudra-t-il, s'il ne s'est pas trompé, avant de pouvoir se rendre utile dans une communauté paysanne ?
Son pied bute sur un caillou, il s'étale de tout son long, glisse, roule, dévale parmi les tiges sèches et les épines. Un double choc l'arrête, racines ou jeunes troncs qui s'enfoncent dans sa chair. Il se redresse péniblement. Sa tunique a cédé sous l'impact, il l'arrache par lambeaux, la chiffonne pour essuyer le sang qui suinte de toutes ses égratignures, la jette sous les ceps. Éblouissement. Une vigne ! Il a heurté le bout d'un double rang bien droit, pioché, désherbé, taillé de l'année. Il soulève les feuilles. Les raisins gonflent déjà, grume pressée contre grume. Guilhem enfouit son visage dans la future vendange et pleure à gros sanglots ses premières larmes d'homme.
Au delà de la vigne, la garrigue se boise : chênes isolés, bouquets d'oliviers sauvages, enchevêtrements de buis. On remarque à peine la double ligne de ceps, on peut la confondre de loin avec ces traînées de buissons qui signalent les murettes écroulées. De près, mille indices ténus révèlent au cœur de la végétation le travail humain : traces de piochées autour des arbres, souches en biseau, bandes sinueuses d'éteules, maïs trop serrés et trop drus qui n'ont pas dégénéré. Tout parle aussi de camouflage. Les gens du village connaissent au moins de tradition les rigueurs de la loi, se savent rebelles et se protègent. Guilhem n'a plus la force de réfléchir mais il observe et enregistre. La garrigue cède peu à peu devant la forêt : les chênes resserrent leurs phalanges sur les chaumes, les ronces envahissent les éclaircies, des prunelliers nains dardent leurs épines au travers des aromates. De minces sentiers tracent unlacis d'ocre, pénétrent sous les branches, on pourrait les croire faits de piétinements animaux tant on doit se courber pour les suivre sous le couvert. Mais ils relient les figuiers aux pêchers regorgeant de fruits, les céréales aux bories intacts. Et lorsque la forêt l'emporte et couvre le sol d'ombre, ils se rejoignent, s'élargissent, se creusent d'ornières. Guilhem va maintenant d'un pas plus régulier autant que le permettent les cloques et les déchirures de ses pieds. Le sous-bois, pénombre et tiédeur, crépite de bruits mats. Cela craque, tombe, bruisse, chuinte, zézaye de cigales, se froisse d'envols, tambourine, grognr bêle. Il se laisse enivrer de la musique vivante des plantes, des bêtes et de l'air.
La trouée du torrent : fournaise de lumière que chaque galet réverbère. Un écran de chaleur tremblotant masque la rive opposée. L'air brûle, les pierres brûlent, il semble que même le filet liquide qui scintille soit de vitriol. Guilhem mobilise ses dernières forces, s'enfonce dans le brasier. Le monde se dérobe. Un immense basculement le jette cul par dessus tête, caillasse par dessus ciel, puis tout s'eface, il ne demeure qu'un néant d'obscurité rougeâtre, de nausée qui tournoie comme un vautour intérieur. Les chiens de guet dissimulés à l'orée aboient frénétiquement et tirent sur leurs cordes.
Guilhem revient à lui sous la lueur fauve d'une lampe à triple mèche. Il ne voit que cela tout d'abord : trois flammes qui tirent la rétine, le halo couleur d'orange et la mouvance des ombres. Puis prend conscience d'un poids humide et tiède sur son front, d'une étoffe adoucie par l'usure sous son corps et de quelque chose de sec, résistant et souple en même temps, quelque chose qui bouge et crisse lorsque ses muscles tressautent. Il tente de se redresser. Une main se pose sur sa poitrine et le maintient tandis qu'une voix jappe un appel.
Un rectangle de vraie nuit se découpe au milieu de l'ombre. C'est-à-dire de fraîcheur, de clarté lunaire qu'obstrue la silhouette trapue d'un homme. Une bouffée d'odeurs végétales pénètre, un pas lourd cogne aux pavés, puis la porte se referme avec un bruit de clenche, bois sur bois. L'arrivant dialogue avec la femme qui veille à son chevet dans une langue rocailleuse et chantante. Guilhem est assez bon linguiste pour reconnaître ici et là des mots, des racines. Pas plus. L'évidence le submerge. Le village ou du moins son peuple perdure depuis les origines de l'Abandon. En trois siècles, le langage évolue. Ceux des cités, des Tours, des astérons ne cessent de se différencier, de s'entrenourrir, formant plutôt un réseau qu'un obstacle. Les descendants des réfractaires ont tissé le leur en toute indépendance. Il y retrouve de l'ancien occitan, de l'ancien français, quelques anglicismes dispersés mais pour l'essentiel ce n'est que musique de phonèmes. Lorsque l'homme s'approche du lit, seule l'intonation lui fait pressentir une question. Que répondre ? Il essaie les formes mortes : «Je ne comprends pas. No capisco. No comprendo.» La femme intervient. Elle roucoule, avec de brusques cassures gutturales et de longues voyelles roulées : discours incantatoire, à la limite de la psalmodie pour l'oreille étrangère. Lui reprend dans les basses comme sur un tambour primitif, dans une tornade d'harmoniques. Presque aussitôt le poids humide quitte son front, il entend comme un gargouillis, une dégoulinade, et sent le linge glacé qu'on colle de nouveau sur ses tempes. Puis un bras se glisse sous ses épaules, le soulève à demi, la femme approche de ses lèvres un gobelet de terre. Le liquide — une tisane peut-être, ou quelque macérat, de goûts mêlés avec un relent d'amertume — coule sur ses joues, ruisselle sur sa poitrine. Il parvient à avaler plusieurs gorgées et se laisse retomber d'épuisement. Ses paupières se ferment. Il sombre instantanément au plus lourd du sommeil.
Puis l'alternance des jours. De son insolation, Guilhem garde une relative faiblesse. Ou vient elle de ses gènes, d'une sourde adaptation de l'espèce aux artifices de sa technologie ? Les hommes comme les insectes ont-ils insensiblement muté ? Le village s'est ouvert à sa présence comme l'eau devant l'étrave : il le parcourt, participe aux tâches simples des enfants et des vieillards, en reçoit la nourriture et le gîte. Derrière lui, sa cohésion se reforme et, comme un navire, il ignore s'il imprime autre chose qu'un sillage éphémère. Au fil des semaines lui s'imprègne de leur langue. Le roulé du souffle qu'elle impose éveille dans son corps des frémissements, des germes, d'obscurs volcans, refonte conjointe de la chair, de l'intelligence, des émotions. Les gestes aussi se remodèlent. Tresser, tisser, piler, nouer et dénouer, pétrir... à longueur de silence.
Le soir, il monte avec les autres jusqu'au terre-plein sous la roche. Il reçoit dans son gobelet une giclée de vin. Tiste fait pisser l'outre d'un basculement précis sans jamais perdre une goutte. Galettes et viandes circulent. Les chiens errent entre les jambes des hommes, babines vite retroussées pour se quereller un os ou une couenne. A l'écart, les femmes se tiennent en grappe de ténèbre, leurs mains seules émergent, toujours en mouvement, toujours à égrener, coudre, filer. Des rires les secouent parfois du ventre aux épaules, alors un homme répond de la flûte ou du psaltérion. Les enfants vont et viennent, occupés d'eux-mêmes, de leurs jeux, de leurs complots et de leurs larmes. Guilhem les observe à la dérobée. Le premier jours, il a surpris des marelles abandonnées, creusées du bout d'un bâton sur le sol. Pui, au détour d'un mur, quelques fillettes, lèvres serrées, attentives; deux d'entre elles retenaient de leurs pieds écartés un long anneau de cordelette. Une autre sautillait, dessus, dessous, à l'intérieur, à l'extérieur du double cordeau tendu par ses compagnes. Figures codées, complexes, qu'elle rythmait de nombres en sourdine. Une erreur l'avait renvoyée au rôle de pilier vivant tandis que d'autres pieds reprenaient la danse géométrique. Guilhem oscillait entre la fascination et l'angoisse. Sous cette forme, le jeu date d'un demi-millénaire. Le concept, lui, remonte à la charge magique des limites. Il avait dû naître sur les dalles du palais d'Agamemnon. Les enfants des astérons le renouvellent plus dangereusement, chevauchant le réseau d'énergie jusqu'à saturer l'isolant des scaphandres. Ici, l'erreur ne lèverait pas un essaim de foudres mais il pressentait d'autres forces tapies, les périls de l'imaginaire, tout l'ancestral qui ressurgit. Tiste l'avait surpris en cette contemplation, entraîné brutalement vers les vieux qui binaient une planche de carottes. Le village pratique la ségrégation des sexes.
A moins que ce ne soit leur alternance. L'implacable chaleur du jour, les hommes la dominent. On rencontre partout leurs torses nus, leurs muscles saillants, leur odeur mi-sueur mi-végétal, leurs coups de gueule parmi les sonorités de l'outil. La présence des femmes se devine à des murmures d'arrière-fond, frottis de tissus, pas glissées, chants en sourdine. Elles apparaissent, troupeau de brebis noires chargées de corbeilles et de sacs, pour la montée rituelle du soir et s'égaillent côté roche tandis que les mâles emplissent le replat. Lorsque la première étoile transperce le lac vert du crépuscule, elles se rapprochent du centre d'un seul chuintement de robes. Les hommes se taisent et vont à leur rencontre d'une démarche lourde, comme si leurs membres se souvenaient en cet instant de la glaise originelle. Les enfants se glissent où ils peuvent. Tiste, debout, jambes écartées, surveille latribu jusqu'à ce que chacun trouve sa place et s'asseoit le dernier. Une respiration de silence, le temps de rentrer dans l'épaisseur de la nuit. La voix de la vieille Magali déboule de profondeurs innommées. La Conteuse officie dans l'inversion du monde : le village s'engloutit dans l'obscur de la vallée, l'espace innaccessible des étoiles s'ouvre au regard, tous les souffles du silence convergent en une parole d'incantation.
Lorsqu'elle se tait, la redescente la prolonge de sa musique sourde, piétinements, froissements d'étoffes, heurts brefs de l'osier. On se quitte sans autre mot, le fleuve du village revient à son amont, libère ses affluents, chacun regagne sa demeure-source. Portes et clenches l'une après l'autre rythment de leur simandre la rentrée dans la nuit. Après quoi l'on n'entend plus que des bruits de nature, envols de chouettes, hululements, respiration du vent, pierres qui roulent, branches qui craquent, appels de sauvagines. Le village coule dans les galets du rêve.
Guilhem, sur sa paillasse de maïs, attend que le sommeil le prenne par surprise. Une mauvaise sueur suinte de tous ses pores. L'odeur des plantes séchées, des macérats, des huiles essentielles imprègne la chambre improvisée — c'était l'officine de Magali, son antre de guérisseuse — et chaque mouvement réveille leur fragrance. Cela sent trop fort, jusqu'à l'ivresse, et pourtant Guilhem perçoit en cet envahissement de l'odorat quelque chose de tonique, un oratorio qui le revitalise, quelque chose de totalement et profondément sain. Au contraire des hopitaux des Tours où flotte un incertain relent de maladie, de faiblesse, un mélange morbide de souffrance et de fonctionnel, la salle d'herbes de Magali diffuse comme l'essence de la santé.
L'esprit de Guilhem s'épuise à comparer. Il garde un regard dans chaque monde. Celui qui l'a proscrit, obligé à la fuite, et qu'il a d'abord rejeté de toute son acuité de conscience survit en chaque fibre de son corps. Celui qu'il a rejoint, il n'en tâte que l'écorce, impuissant à l'épouser. Faydit, exilé, tiré à hue et dia jusqu'à dislocation, et l'angoisse demeure d'une patrouille de gravines (de noirs fuseaux de métal tournoient à toucher les toits, les surveillants en armure tirent les paysans hors de leurs maisons, les poussent en horde vers le transport — vers les astérons, vers la dispersion, vers la mort). Il se souvient d'archives où reste trace d'autres communautés découvertes par hasard, forcées à respecter le décret d'Abandon, les familles dépecées pour en faciliter l'intégration, la lente agonie des déracinés pardus dans la complexité des cités spatiales, des machines, des coutumes et des modes. Ils étouffaient sous les cieux artificiels, ne parvenaient pas à retenir les gestes de sécurité. Sur les astérons oubliaient de refermer les sas, de vérifier le générateur d'oxygène des scaphandres. Accidents, suicides, folie, pas un ne survivait. Pas même les enfants. Pour une loi stérile... Sans intention de cruauté ou de conflit... L'espoir d'une rejointure, d'une assomption commune s'amenuise. La solitude étire ses vrilles d'amertume jusqu'aux extrémités du corps. S'il avait le premier compris l'absurdité de leur culture et de sa Loi, quelques uns s'étaient laissé convaincre. Leurs visages le taraudent. Claude, l'ami solide et réservé, le véritable théoricien de l'équipe, le fixe au travers des ténèbres de son regardde sourcier. Comme s'il lui reprochait sa fuite, sa défection. Larry, goguenard, penché sur un graphique inachevé... Préciosa, sa sœur Préciosa, son miroir, son double, son lutin familier... Guilhem, paupières closes, dérive lucidement au travers des anneaux de fer de la désespèrance. Le sommeil finit par le recouvrir de ses marées d'oubli — sa conscience sombre par embuscade. Il reste au renaître du matin l'instant de grâce avant que ne remontent les marées alternes de la mémoire. L'aube, la blancheur inaltérée de l'être...
L'aube prend silhouette de femme, droite dans sa robe noire contre le tronc droit de l'amandier et leurs ombres parallèles s'effilent sur les potirons. Comme chaque matin, Guilhem vient de sortir pour pisser sur le compost. La présence inattendue le remplit d'un vague malaise d'ignorance. Que commande ici la bienséance en pareille situation ? Il grommelle une onomatopée, passe devant elle d'une démarche qu'il espère digne et va jusqu'au jardin suivant pour soulager sa vessie. Où sans qu'il s'en doute à la fenêtre trois paires d'yeux clignant de réveil n'en perdent pas une miette et trois bouches juvéniles commentent l'importance du jet. Ça s'entrecoupe de rires aigus qu'eux croient épais et virils. Ça dure depuis que la planète a engendré le sapiens-sapiens — à moins que ça ne remonte aux ancêtres de l'espèce. Guilhem remonte lentement vers sa tanière, vers l'amandier, vers la femme. Désenchevêtré du sommeil, il l'a reconnue, il ne saurait dire à quel détail, la cambrure des reins, le port altier de la tête, cette façon de toiser l'horizon... C'est elle qu'il a suivi furtivement, elle qui l'a guidé jusqu'au village à son insu. Il ne l'avait pas retrouvée parmi les sombres grappes des veillées ni les porteuses de seilles qui s'échelonnent en incessante noria du torrent aux maisons.
Il s'approche. Irrationnelle, l'envie de lui parler le taraude comme si sa présence renfermait pour lui — à jamais — un signe. Brusquement il se rebelle contre l'ordre du village comme il s'est rebellé contre la civilisation de l'Abandon. S'intégrer aux paysans, chimère, réflexe de survie. Il redevient lui-même : Guilhem, un homme tressé de chair, de pensée et d'imaginaire, un instant unique du double brassage des gènes et de la culture. Unique, donc irremplaçable et sacré, investi du devoir d'être. Pas de se survivre ! Mais c'est elle qui parle la première, dans ce dialecte de rocaille et de tourterelles.
— Le bonjour, voyageur !
Le mot qu'elle a choisi — étrange comme ce langage de sédentaires couvre toutes les facettes du déplacement — comporte une nuance supplémentaire, celle d'un but, d'un pélerinage qui s'ignore lui-même et laisse ouverts tous les possibles, du conquérant au vagabon. Guilhem doit s'avouer qu'il le définit exactement. Elle ajoute, prévenant sa question :
— Je suis Zénobie, fille de Tiste.
Zénobie ! Tous les mythes déferlent, mugissent en un maelström de panique. A leur jusant, il s'aperçoit qu'elle est aussi une jeune fille vivante, ses seins pointent sous l'étoffe, le ventre a de petits tressaillements d'animal, ses joues la couleur exacte du sésame grillé. Quelques mèches virevoltent hors du fichu, si noires qu'elles le grisaillent. Et son regard hésite entre brun et vert, goëmon sous l'épaisseur des vagues.
Elle rit de son silence. Lui s'efforce surtout à maîtriser le désir qui le tremble. (Il ne manquait plus que cela ! Avec leurs usages codifiés jusqu'au moindre pet, je suis bon pour la vie d'ermite et je parvenais à m'y faire tant qu'elles restaient grégaires, dans leur propre espace...) Elle rit de ces vagues rouges qui l'irradient, s'ouvre imperceptiblement à hauteur de cuisses. Guilhem fait quelques pas vers le refuge obscur de la maison et rauque :
— Le bonjour donc, Zénobie.
Elle rit et lui barre la route.
— Tu ne sais pas, voyageur ? Je vais être mise à prix ce soir comme une chèvre laitière. Il en viendra même d'autres villages pour concourir. Ne manque pas la fête, voyageur, parce que JE REFUSE ! Je refuse d'être la paillasse du vainqueur, la chèvre à son piquet, l'outre à lui verser des fils ! Si tu le veux, mon sang sera tien, voyageur. Eux ne peuvent pas te comprendre, il faut un ventre vierge pour mûrir ton fruit, engendreur des jours !
Elle s'enfuit. Une tornade de nuit, de feu et de sperme balaie douloureusement les tempes de Guilhem. Il s'effondre sur son lit et s'y convulse jusqu'à mordre le drap. La peur... Non, ce n'est plus le temps de la peur. Représailles de la cité ou représailles du village, aucune ne le terrassera par angoisse interposée. Il ne se croit pas du bois des héros. Il peut du moins aller jusqu'au bout de sa propre cohérence. Et Zénobie... elle a la vivacité franche de l'intelligence. Engendreur des jours ! A-t-elle pressenti son espoir, son projet, sa chimère, son but ? La soif monte en lui d'une compagne, pas seulement d'un sexe à labourer pour sa semence, ni d'une caresse à fleur de nerfs, mais d'une qui saurait partager, soutenir, se battre avec ses propres armes. Assis au bord de sa couche, coudes sur les genoux écartés, visage enseveli dans les paumes, il sanglote en silence, à pleins séïsmes d'épaules.
Quant à Zénobie dont nul n'a soupçonné l'escapade (nul ? Vite dit ! Trois paires d'yeux vrillés aux vitres, trois garnements hâbleurs qui n'en mènent pas large chuchotent et flairent le scandale. Ils n'avertiront pas Tiste. Ils croient simplement que, comme dans les contes, l'étranger sera vainqueur et... grand bien lui fasse, l'étranger ! Zénobie a son caractère ! Ils ont appris à craindre ses taloches et sa langue bien pendue.), Zénobie se laisse baigner, masser, oindre d'huiles odorantes par le chœur des matrones sous l'œil expert de Magali. Tout ce cérémonial d'attouchements a pour but avoué de l'enchâsser dans la beauté pour exciter les hommes, parade inversée pour faunes en rut, mais aussi, elle le sait ou le devine, pour but secret de l'amollir au ventre, de la réduire à ce feu lourd des hanches, à ce suintement d'entrecuisses où la raison, la discrimination, le choix libre s'abolissent. Elle tremble que ses geôlières ne découvrent les signes charnels de sa révolte, la turgescence trop hâtive du clitoris, la fermeté frémissante des reins, l'éclat du regard, la crispation des mâchoires. Elle tremble, piaffe, contrôle le plus possible l'ouverture de son corps. Les femmes lui chuchotent à l'oreille leurs conseils de fécondité, d'emprise sur le mâle, leurs complicités matricielles. Et cela résonne noir et chaud en elle, si noir, si chaud, si résonnant qu'elle bouillonne de haine (Je ne suis pas cela ! Je ne suis pas ces complots d'alcôve, ce pouvoir esclave ! Mes fils ne seront pas un chantage vivant sur mon possesseur ! Plutôt mourir... Je veux vivre, vivre, vivre !) Des mains tressent ses cheveux en conque complexe piquée de fleurs et d'épis, ces mêmes mains qui tirent l'enfant tout gluant dans le cri de la naissance, expertes, oh trop expertes à profaner et (mal) resacraliser les mystères essentiels, à les recouvrir de leur ombre fade. (Femmes mes sœurs, c'est moi que vous appellerez putain, vous qui prostituez le sacré par le sacré lui-même !) Ces mêmes mains qui lavent et habillent les morts du linceul, utérus de laine pour le retour au ventre de la terre, la recouvrent de la robe écarlate, la parent des anneaux d'or d'une chaîne disloquée, anneaux de cou, de bras, de poignet, de cheville, peignent ses paupières, ses ongles, ses lèvres. (A l'image de la déesse des moissons, de leur propre chimère justifiante, pour que le pauvre bougre qui me défoncera s'imagine béni de son sang divin par ma vulve, transfiguré, tiré hors de la crotte et de la mort inéluctable !)
Pendant ce temps se déroule le Jeu des Hommes. Guilhem, tiré de sa prostration par la volonté de Tiste, se retrouve nu dans la grotte, bousculé d'autres corps nus, d'autres virilités impatientes. Ils sont là une trentaine et la faille du roc ne cesse d'en vomir, par hoquets artériels, par salves. Bourrades, cris, retrouvailles, nouvelles et jurons tissent une moiteur sonore dont les sous-entendus lui échappent. Autour de lui se répand une zône de silence inquiet, une interrogation palpable. Ceux des autres villages le jaugent du coin de l'œil et ses hôtes chuchotent en le racontant. L'homme trouvé dans la réverbération des pierres, l'inconnu sans parole et sans lignage. Maudit, demi-dieu, vagabond ?
A l'extérieur, la canicule desséche le monde. Il pourrait presque entendre par delà le brouhaha des corps les infimes craquements des pierres surchauffées, des feuilles qui racornissent. Ici, c'est une fièvre luisante qui s'exsude des fronts, des aines, des aisselles, un piétinement animal. L'odeur se poivre d'une ivresse sauvage qui pique les narines et les emplit d'un arrière-goût de profondeur fauve. Ça gronde et ça remugle. Un éclair de lucidité déchire Guilhem. Phéromones ! Le message chimique réveille les zones archaïques du cerveau jusqu'à l'insoutenable, jusqu'au voile rouge de colère ou de mort qui les jettera dans la rivalité, mâle contre mâle, corne contre corne, fous de la femelle inaccessible. Aucun n'ignore l'enjeu. Et lui... la rage brasille en ses gonades. Est-ce Tiste qui l'a envoyée le prévenir, l'allumer, le précipiter dans ce combat de gorilles nus dont il ignore les règles — dans la honte prévisible ? Il se dégrise. Zénobie jouait de lui, mais son propre jeu — et péniblement, inspir après inspir, il prend conscience qu'elle mène un jeu périlleux, peut-être mortel. Sa fureur inapaisée se retourne contre le rite, contre l'entrelac de conventions et de croyances par quoi le village le capte, le phagocyte geste à geste. L'alerte fulgure dans ses neurones. Les réflexes de l'entraînement spatial implantés dès la petite enfance prennent possession de son corps : un rythme du souffle qui masse les entrailles, lent et dynamique à la fois. Les décharges glandulaires s'ordonnent. Son sang cesse de charrier les signaux pourpres de l'agression, se piquèle de lumière, s'ensoleille. Lorsque Tiste claque brutalement sur ses cuisses, il ne sursaute pas. Il attend. Les autresse rangent en files parallèles. Il les rejoint le dernier, surprend dans le regard de Tiste une vague incompréhension, l'ébauche d'une peur.
Ils dévalent les éboulis, poussent de longs cris de bête à pleine gorge. Guilhem s'offre le soulagement d'hurler avec la horde : le brame les insensibilise. Le brusque jaillissement de l'ombre à la lumière vive n'a pu les aveugler, la plante de leurs pieds nus ne redoute pas la brûlure des pierres. La course les enveloppe d'une caresse de vent épais et chaud comme des linges. Ils se roulent dans le torrent, s'éclaboussent, se claquent de giclures, se pincent, se frottent, s'ébrouent, vite séchés par les brasiers de l'air. Sur la rive en aval, des sandales de corde et des bandes d'étoffe blanche les attendent. Guilhem observe ses compagnons tandis qu'ils enroulent de la taille aux cuisses comme un turban cache-sexe d'une architecture complexe. Lui tient encore la sienne entre ses mains, indécis (Aucun espoir d'imiter cette œuvre d'art. La topologie des nœuds n'entre pas dans la formation d'un écologiste-surveillant. La vieille histoire de l'invité hasardeux dépourvu de l'habit des noces, et quelles noces ! Tu vas manquer ton éclat, Zénobie, parce que l'engendreur des jours ne sait pas se draper un pagne...) Il prend conscience d'une convergence de regards sur sa nudité, d'un étonnement croissant. Il fait face de tout son courage rameuté, avec sur l'échine le vague frisson intuitif qu'il joue sa peau — par accident. Tiste s'approche d'un pas massif. La tension frémit comme une lame dégaînée. Guilhem s'amarre à son propre souffle, son unique bouclier. L'incompréhension, la peur se cristallisent dans les yeux de Tiste, dans leur va-et-vient des mains incertaines sur l'étoffe au visage de Guilhem. Il ne saisit qu'au dernier pas et le mouvement des doigts ébauché pour arracher, fustiger, se transforme en geste paternel.
— Tu ne sais pas ? Mais d'où viens-tu donc, mon fils ?
— De la Tour Spatiale, murmure Guilhem comme pour s'en couvaincre lui-même.
Tiste l'a langé d'un tour de main précis, presque avec douceur, et le conduit en silence jusqu'à ses compagnons figés d'attente. La marche reprend, processionnelle, accalmée, au travers de la forêt.
Tout le village se presse eu pourtour de l'aire nuptiale. Ils ont serpenté ployés entre les branches, frôlés de feuilles, d'herbes, de tiges et débouchent par le couvert d'une allée de chênes : les piliers-troncs exhaussent leur voûte de feuillage entrelacé, eux se redressent, ouvrent les épaules, prennent leur stature d'hommes. La clairière délimite sa verte rondeur d'une triple frontière, enceinte d'arbres aux fûts rectilignes, tachetés de soleil, cercle humain bi-parti, blanc et noir, que couronne et déchiquette la mouvance des visages, clôture de pierres fichées dans la pelouse à hauteur de nombril, bariolées de lichen, toutes aspérités rognées par l'usure des siècles. Diamétrale, une autre allée de chênes s'enfonce dans une obscurité d'émeraude. Un autre cortège s'avance à leur rencontre, conduit par Magali. De grandes fourmis noires portent sur leurs épaules une plate-forme étroite qui oscille à chaque enjambée, surmontée d'une statue barbare peinte d'écarlate et d'or. Une stat... guilhem retient un râle, seul monte un gargouillis de gorge. Zénobie !
Maria ! Maria ! hurlent les assistants. Mère des moissons ! Mère des enfantements ! Maria de la canicule ! Maria des douleurs ! Remplis le ventre des femmes ! Remplis le ventre des épis ! La mélopée piétine, s'enracine, vibre aux chevilles, tremble aux cuisses, monte dans les sexes, les entrailles, les poitrines, jette en arrière les têtes et les spasmes des bouches et les bras vers le ciel et les doigts qui se tendent, tournoie dans les tambours, les crécelles, les sistres. Au centre de la clairière, les matrones ont replié la plate-forme, ce n'est plus qu'un pilier dressé que prolonge une tache rouge assise sur un minuscule tabouret et, dans la transe du village, le lingam couronné du sang des épousailles. Les hommes entament la circumambulation rituelle autour du pénis végétal. Maria des moissons ! Maria des douleurs ! Maria des enfantements ! Remplis le ventre des brebis ! Mère de la canicule...
— NON !
Zénobie s'est redressée. Elle flamboie, debout, mince trait rouge en équilibre précaire à deux mètres au dessus des têtes. La ronde conquérante des mystes se brise sur son cri. La litanie s'effondre sur elle-même comme une étoile morte, charriant des bras, des jambes, des visages qui s'enchevêtrent.
— Non ! Je suis Zénobie et mon époux, c'est MOI qui le choisis !
A mi-chemin de la transe, la rupture laboure le village de son soc d'hébétude. Guilhem retranché dans son souffle cherche des yeux une arme. (Folle ! Intrépide folle ! Laisser monter la tension du rite tout le jour... Ils vont la mettre en pièces... je ne pourrai même pas la défendre.) Tiste lève vers sa fille un regard de crapaud mort. A la périphérie, une aigrette noire de colère oscille. (Magali ! Logique. Le signal, n'importe quel signal viendra d'elle et elle est intouchable.) Elle siffle et c'est comme si mille forêts bruissaient, mille serpents se tordaient entre les pierres :
— Tu choisis ? Alors, désigne !
La transe les porte encore par vagues d'en-dessous, même Zénobie à l'incandescence de sa révolte. L'instant grossit de forces sourdes, une boule de forces tenue sur la pointe d'une lance. Tout peut basculer, tout va basculer, nul ne peut prédire où. L'apnée unique suffoque l'unique poumon tribal. Zénobie lève la main.
— Je choisis l'étranger,Guilhem, l'engendreur des jours !
La boule de foudres explose, le cyclône de clameurs tournoie. Maria des moissons ! Maria des enfantements ! Mère de la canicule ! Remplis le ventre des épis ! Remplis le ventre de nos femmes ! Mère des fécondités ! Les hommes juchent Guilhem sur leurs épaules, en masse compacte galopent autour de l'arène. On jette sur lui des épis mûrs, des feuillages, des brins de laine, des gouttes d'eau et de lait. Zénobie immobile, assise, enfin stable, savoure sa jubilation.
Ils ont rôti des agneaux, des lièvres, des volailles, dévasté les jardins, mis les futailles en perce. Guilhem n'a perçu la fin du rite qu'au travers d'un voile de poussière et d'ivresse. On l'a vêtu de blanc et d'une courte dalmatique d'or. Tiste a conduit jusqu'à lui une Zénobie dont le regard brillait dangereusement sous les cils, ils ont partagé une minuscule galette puis une coupe emplie d'un vin mêlé d'herbes, amer et doux sous la langue. On les a couronnés d'épis et de laurier-rose puis le cortège s'est reformé, traversant le village jusqu'au terre-plein des veillées.Maintenant vient le temps de la ripaille. Le village bâfre avec la même intensité qui le jetait dans le brasier de la litanie. Les viandes dégoulinent de jus, le vin déborde des cruches, les odeurs se mélangent, grillades, fumées de sarment et de pin, aromates, fruits, sueurs, désirs. Les enfants repus s’endorment à même la terre, les chiens lèchent paresseusement les carcasses qui traînent çà et là. Des hommes titubent et grommellent. D’autres chantent. On en voit qui se débraguettent et pissent vers la vallée sans trop regarder où ils arrosent, d’autres qui tâtent les seins et les ventres des femmes sans trop se soucier de laquelle. Les plus jeunes s’échappent avec des cris de souris. Les étoiles trouent une à une le ciel qui s’assombrit. La houle qui brasse le village se défait en souffles qui halètent, reniflent, rompent, jappent, grognent. Alors Tiste et Magali conduisent les époux à leur couche, sous une hutte de branchages, et lacent la tenture qui les isole du monde. Un vague clair de lune filtre aux interstices du treillis végétal. Un insecte attardé crécelle. Zénobie cherche Guilhem des lèvres et, lorsqu’elle sent ses mains se refermer sur sa poitrine, murmure : “Quand repartons nous pour engendrer ton monde ?”
Il l’extirpe de la lourde carapace du rite, retarde la réponse jusqu’à ce que rien ne s’interpose entre leurs corps, jusqu’à ce qu’elle commence à perdre pied dans la découverte du plaisir. “Le village d’abord. Lorsque ton père sera prêt à nous suivre.” Et Zénobie ne peut répliquer, vrillée toute entière par la douleur tendre, le volcan de douceur de la défloration.
L’aube se lève sur une jonchée de corps, de poitrines soulevées par l’ample respiration du sommeil. Nul n’a rejoint les maisons. La fatigue et le vin les ont terrassés sur place, hommes enfouis dans les jupes retroussées des femmes ou gisant à plat dos écartelés d’ivresse, fillettes mussées en groupes près de la roche - et la tendresse tardive des mères a jeté sur elles des châles qu’on retrouve froissés en boule entre leurs jambes. La fraîcheur du petit jour remue les chairs, fait cligner quelques paupières. Des gémissements, des grognements s’élèvent, le corps cherche par habitude le crissement du matelas d’herbe sèche, le creux familier, le drap à tirer sur l’épaule et ne rencontre que piquetis de tiges et bosselures de mottes ou de cailloux, s’étonne, s’alerte, s’éveille à demi. Des mains rabattent les jupons malmenés sur les cuisses, trouvent un visage ou le membre d’un homme que ranime la mémoire inconsciente du festin. L’enfant des noces n’a pas de père, raille la sagesse quotidienne, c’est le don de Maria, le fruit d’une fécondité sans lignage, le signe tangible de la bénédiction des Puissances.
Sur la terre quasi déserte ces bacchanales compensent peu ou prou la pauvreté génétique, la sclérose des alliances. L’humanité a retrouvé des chemins enfouis, des moeurs de primate dans la sélection des fiancés par le concours d’adresse, de force et d’endurance qui vaut au vainqueur l’attribution des filles, comme par l’échauffement de la transe qui la rend brièvement polygame. Mais il faut toujours neuf mois pour distendre le ventre et, malgré les philtres des guérisseuses, l’adresse des accoucheuses, payer un lourd tribut de mort pour chaque adulte vivant. Hors des cités, l’espèce se raréfie. Dans les cités à l’écologie schématique, les immenses anneaux tournoyant entre les planètes, elle s’étiole. Les deux rameaux disjoints s’ignorent. Faute de prédateurs, les herbivores dévastent les reliefs, la terre coule, exhausse les vallées, enlise les rivières. La planète revient aux aquatiques et aux insectes, et souvent jusqu’au minéral. Guilhem, fugitif des mouroirs de métal, héros précaire parmi la ténacité paysanne, se débat dans la sueur familière du cauchemar, l’angoisse de venir trop tard. Images : désert calciné, pierraille affleurante bousculée par les vents, océans glauques de sargasses, marais où les joncs pourrissent, puanteur de cités charniers, mandibules métalliques qui se dressent, dérisoires, sur fond d’étoile ou de roche nue sans même la pitié de la rouille. Il s’agite sous la fièvre du rêve, éveille à demi Zénobie. Il s’est endormi en elle, elle pousse des reins pour le retrouver au plus profond de sa chair, le presse contre ses seins. Il répond dans une quasi inconscience et leurs yeux s’ouvrent sur leurs retrouvailles au delà du gouffre de la nuit. L’aube, l’instant de grâce, le renouvellement du monde... l’un par l’autre l’instant les régénère. Guilhem emporte Zénobie dans le crescendo de la chevauchée jusqu’à ce qu’explose le double soleil de l’orgasme, qu’il monte en trait de feu, geyser de blancheur, souffle à souffle, vastitude d’éternité. Longtemps après se dénouent sans se perdre, se réaffirment en leurs regards, délacent les tentures et sortent nus, éblouis, enlacés, à la clarté du jour. Inconscients de briser pour la seconde fois l’ordonnance rituelle - Tiste est censé les éveiller, les vêtir, les ramener à la communauté tandis que les matrones célèbreraient de leurs cris la tache rouge sur le drap, mais Tiste ronfle au pied du cerisier, Magali tresse maladroitement ses mèches grises, Olympe geint en mesure sous le boutoir du forgeron. Eux sourient et s’échappent vers la forêt pour soulager enfin la vessie qui les tiraille.
Ils marchent au travers du village. Une porte claque sourd, vivement rabattue sur le mur de pierre, une femme se roule à leurs pieds dans la poussière, elle leur tend à deux mains au dessus de sa tête son fils nouveau né. Sa prosternation, une mélopée lancinante la rythme, monte du grave au suraigu et retombe, les coudes heurtant le sol en cadence, l’enfant vacille sur les paumes retournées. Ils passent. Guilhem retient une nausée, Zénobie croche la mère par le col, la redresse assez pour voir son visage, la gifle à toute volée. Elle s’immobilise un instant, extatique, pose le bébé sur la trace de leurs pas, se relève et l’emporte en courant.
Le soir, ce sont les troupeaux qu’on leur mène, les chèvres au pis gonflé qui bêlent après la traite. Les garçons font gravement défiler les bêtes une à une devant eux. Ils se tiennent à distance, immobiles, jambes écartées à l’imitation des hommes, un pan de chemise déborde des culottes, les plus jeunes se dandinent en silence, les aînés cinglent d’une branchette le flanc osseux des biques qui grattent du sabot, baissent de la corne, allongent le cou vers l’étable. Le long du jour, ce sont les vieux qui les hèlent pour un regard sur leur potager, les seilles débordantes que l’on tend vers leur ombre, Magali quête leurs conseils et leur présence à l’entour de ses fioles, on étend sur leur passage l’osier des corbeilles et la laine à carder, les vêtements et les outils, et jusqu’aux enfants qui traînent dans leur trace les cordelettes, les arcs et les sifflets de leurs jeux. Le village tient ses dieux incarnés et les pressure jusqu’à la dernière goutte de bénédiction.
D’effarement en migraine, de stupeur en révolte, Guilhem reconstitue peu à peu le cheminement intérieur des paysans. Un mot de Tiste, un commentaire de Zénobie, des cris, des prières, des marmonnements l’aiguillent. Il s’enhardit parfois, interroge, écoute intensément la mélopée des contes : le ciel se peuple de démons et des dragons noirs qu’ils chevauchent. Aux origines, Maria des moissons, mère des fécondités, s’est accroupie sur la terre et de son ventre sont sorties les plantes et les bêtes avec la pluie de son urine. Une seconde fois les douleurs l’ont prise, elle a craché l’homme de sa bouche et la femme par son sexe. Intervient alors un personnage que Guilhem ne parvient pas à cerner, le Forgeron. Il crée les outils et la musique, il se métamorphose, il poursuit Maria de forme en forme dans une immense épopée d’amour et de violence, d’inventions et de carnage. De tout ce tumulte naissent les démons d’en haut, des êtres sans visage, au corps noir, luisant, glissant comme serpent. Ils sillonnent le ciel sur leurs dragons à la recherche des hommes. Maria, la terre est son domaine, elle s’y cache et, tant que ses enfants l’habitent, les forces obscures ne peuvent la débusquer. C’est pour cela que les femmes se vêtent de noir, pour tromper les diables. Maria habite un temps l’une, un temps l’autre, et nul ne peut la reconnaître. Qu’elles viennent à disparaître et le Forgeron la saisirait et terre et ciel se disloqueraient. “Par nous survit le monde”, affirme Tiste qui ajoute “Nous sommes de la poussière utile.”
Guilhem a reconnu sans peine dans les démons et leurs sombres montures les surveillants en tenue de patrouille, combinaison de survie, casque intégral, enfoncés à demi dans l’habitacle des gravines. Le mythe s’appuie sur l’histoire et l’efface : trois siècles auront suffi. Les hommes d’en bas ont oublié les ferveurs de l’Abandon ; de la pollution qui l’a motivé, ils n’ont retenu que quelques maléfices du Forgeron, sources empoisonnées, arbres défoliés, villes pilonnées (encore que cet épisode soit plus récent, une décision stupide lors de la construction des Tours). L’oubli recouvre tout le passé, les empires et les révoltes, les arts, les sciences, les techniques. Guilhem n’a pas pu raviver la mémoire. Pour Tiste, Magali, tout le village, il ne fait aucun doute que les démons l’ont enlevé enfant, éduqué parmi leurs esclaves, qu’il doit sa fuite à la protection de la Mère terrestre. Lui qu’elle a choisi pour époux en habitant Zénobie, lui qu’elle a suscité pour délivrer ses fils de l’emprise des obscurs, lui par qui reviendront sur la terre les champs à perte de vue, les vergers et les prairies grasses des premiers âges. Magali répète désormais la prophétie à la fin de tous ses contes, Tiste s’enquiert par allusions détournées des détails.
— Ils sont fous, murmure-t-il à l’oreille de Zénobie. Qu’attendent-ils ? Que je les lâche en meute hurlante avec des arcs et des haches contre les Tours ? Ils ne parviendraient même pas à la seconde enceinte ! Ils subiraient le sort des loups et des ours, ils tomberaient endormis et les surveillants n’auraient plus qu’à les cueillir. Seulement eux, on ne les relâcherait pas à proximité de leurs tnières, on les disperserait dans les cités de l’espace ou sur les astèrons. Zénobie ! Il faut me croire, les dissuader...
Elle le croit. “Je sais que je suis toujours Zénobie.” Elle doute. Elle a vu les dragons survoler les collines au loin vers le sud, vers la plaine. Ils tournoyaient comme une troupe de corbeaux au dessus des blés mûrs. Elle espère. Le sang n”a pas souillé ses cuisses au renouveau de la lune. Elle écoute. Guilhem parle de forges géantes, de fumées et d’ordures, d’arbres morts, de fleuves sans poisson, d’oiseaux englués dans les marées noires, rouges, jaunes, de poisons invisibles, d’une soif des hommes entassés, soif de ciel, d’herbe, de rire, de beauté. Il parle aussi des massacres, des tortures, de monstres aux carapaces de métal qui roulent, volent, naviguent, crachent le feu. Elle doute. Les hommes, s’entretuer sans démons ni folie ?
— La folie ne manquait pas, réplique Guilhem.
Elle écoute. Les premières cités tournoient entre les mondes. Des forêts, des rivières, des lacs, des jardins naissent sous les voûtes métalliques. Un filet de lumière se déploie sur les roches errantes, on en broie d’autres, les cités se multiplient, la loi d’Abandon ôte les hommes de la terre, la loi interdit d’en fouiller le sol, d’en approcher les bêtes, d’en tirer nourriture ou matériaux. La loi pourchasse les réfractaires et les exile sur les mondes artificiels. Le temps que cicatrisent les blessures de la planète mère. Elle doute. Elle ne parvient pas à concevoir les moteurs ni les ondes qui transmettent image et voix d’une cité l’autre ni le vide irrespirable. Elle tremble. Guilhem parle des insectes, des lapins, des hardes de cerfs et des moutons sauvages qui dévastent la garrigue, des marais qui ensevelissent les fleuves, du désert qui gagne sur les herbages, d’algues qui prolifèrent sur les côtes. Elle respire à petits coups lorsqu’il se tait. Il ne sait comment décrire la langueur qui éteint les hommes des cités, leur repli frileux sur la routine des jours, les naissances trop régulées devenues fardeaux. Comment dire “depuis un siècle personne n’a écrit de poème ni créé de musique nouvelle, les laboratoires s’empoussièrent” ? Les Tours, mince cordon ombilical, ne relient plus l’espace et la Terre. Les surveillants s’y recrutent par dynasties, seuls les cargos et les écologistes en mission glissent encore leurs vaisseaux dans l’alvéole. Elle espère. Guilhem rêve d’une alliance où s’assouplirait la loi, d’un peuple revivifié, d’une fécondité tournée vers les étoiles. Elle ne comprend pas, elle pressent. Dans le tourbillon d’images mentales heurtées, contradictoires, qui l’enivre, les démons se dissolvent et Maria étend son manteau de verdure sur le ciel comme sur la terre, des enfants sautent par dessus des gouffres de nuit, les libellules noires se dessèchent au bout des herbes, des filles aux jambes nues sèment à la volée l’orge et le froment. Elle pose sur son ventre une main inquiète des premiers frémissements.
Les jours et les nuits s’équilibrent. On entend glapir des renards sur les collines. Lorsqu’ils redescendent du terre-plein des veillées, le fleuve d’étoiles roule au dessus de leurs têtes son flot laiteux. Pour un instant de coïncidence. “Le chemin des dieux et des saints pour nos ancêtres”, murmure Guilhem. Il n’a pas vraiment conscience d’avoir laissé sa méditation franchir la barrière des sons. Il a parlé dans la langue des cités. Zénobie lui répond d’une pression de main et cherche aussitôt la présence rassurante dans son ventre.
Combien de millénaires à guetter dans la clarté nocturne la réponse des Puissances ? Le meilleur de nous, songe-t-il, tous nos héroïsmes, nos dépassements, nos joies et nos douleurs nous revenaient ainsi, magnifiés, et nous magnifiaient jusqu’à l’écrasement. Pour de nouveaux élans, de nouvelles vastitudes. Ceux des cités n’ouvrent plus les volets sur l’espace. Ils n’ont que des murs, que leur confinement pour miroir. Et les derniers terriens n’attendent rien du ciel que défi, mort et malédiction. Aurions nous perdu notre humanité en rétrécissant nos rêves ?
J’ai changé, constate-t-il. Il revoit ses dernières heures à la Tour, les paramètres du désastre écologique de l’Abandon inscrits en rangées nettes sur l’imprimante à l’intention de Claude, Larry ou Preciosa. Il relit avec détachement l’ordre transmis de Cité IV : retour immédiat devant le Conseil, activités déviantes suspectées, centre de réinsertion, le froisse entre ses doigts et l’envoie d’une chiquenaude au récupérateur. Il remplit un sac de rations de survie. Pas de combinaison, elles comportent un moduleur. Se glisser lentement dans les circuits d’aération. Le bracelet qui neutralise les fléchettes soporifiques des enceintes : une sortie serait détectée, mais tant pis. Et marcher, des heures, des jours, dans le silence, la solitude et l’angoisse, marcher jusqu’à ce que plus rien n’existe que le rythme des muscles, jusqu’à la non-attente, jusqu’à ce point d’acuité vide où le terrain, la chaleur, les herbes et les arbres modulent souffle et pas, la volonté reste tendue sur un but sans contours, comme déconnectée des détails qui le réalisent. Ne plus agir, être acte.
“Voyageur...” souffle à son oreille Zénobie, avec une nuance de tendre moquerie. Il trébuche de saisissement, se rattrappe à l’épaule de Tiste qui les précède. “Rien, un caillou...” Il s’étonne de cette complicité qui naît au fil des jours, Zénobie semble deviner ses pensées avant leur éclosion, elle les libère d’un rire, d’une allusion, d’un geste. Cela sonne juste, nomme, éclaire et désappesantit. Elle aussi change, l’incandescence et la révolte se muent en douceur repliée, en écoute lointaine à l’intérieur, en secret tourné et retourné comme un bonbon sous la langue. L’ancienne pouliche rétive lance encore de bonnes ruades lorsque le village les presse de son attente convulsive. Mais il n’espérait pas en elle de telles étales de tendresse. Qu’est-ce qui... Même sa silhouette se déploie, trouve de l’arrondi, de l’apaisement. Il l’observe autant que le permet la nuit qui s’épaissit à l’orée des maisons. Combien de temps depuis leurs noces ? Le village use d’un calendrier complexe fait de repères végétaux et non de la régularité des astres, Guilhem s’y perd mais cela doit bien faire un tiercan. Et dans ce cas elle n’a pas eu... Il se tourne vers elle et, d’une voix sourde, passionnément :
— Zénobie ! Tu attends un enfant, notre enfant !
Cette fois, c’est Tiste qui trébuche et grommelle contre le fils de pute qui laisse traîner des saloperies de branches au milieu du chemin...
Un petit vent aigrelet entrechoque les tiges, annonciateur de mistral. Il avive la pénombre de l’avant-jour, crisse aux chênes secs comme une invasion d’insectes. Chargés de paniers et de faucilles, les hommes montent aux vignes. Les femmes suivent avec les ânes bâtés de couffins pour les fruits et les maïs. Tous se taisent, mais d’un silence noir porteur à la fois de crainte et de détermination. Le jour des récoltes est un jour de guerre. De lui dépend la survie pendant les mois d’hiver. On a moissonné, on a cueilli les chairs juteuses des pêches et des prunes, rempli les pots et les jarres. Le troisième temps d’engranger, à la jointure des saisons, décide de l’abondance ou de la faim.
Guilhem imite ses compagnons, leur marche silencieuse à demi courbée, pas dans les pas pour respecter l’étroitesse des sentes. On a besoin de tous les bras pour la cueillette mais cette procession en terrain camouflé porte en elle même ses périls. Moins peut-être qu’une activité déployée, constante, qui augmenterait les occasions de mauvaise rencontre. Mais aux coups d’oeil furtifs qu’ils lancent vers le ciel, aux saccades des gestes, à la crispation des mâchoires, les hommes trahissent leur nervosité de clandestins. Guilhem comprend aux douleurs d’omoplates, aux crampes qui tiraillent ses genoux et ses reins la genèse du mythe. Lui aussi se surprend à inspecter l’horizon jusqu’à ce que le bleu naissant se brouille, jusqu’à brûlure de paupières, jusqu’à larmes mécaniques. Dans un recoin de cerveau l’écologiste-surveillant suppute les chances : aucun indice chimique, juste un égaillement de vie qu’on peut prendre pour un troupeau en maraude, il faudrait la déveine d’une mission de prélévements. Aux profondeurs archaïques, la contagion de l’imaginaire du village brasse des démons stridents, des meurtriers de l’espèce. (Guilhem Jordi Ferrera, il serait temps de te souvenir que tu as été scientifique, ou tu vas finir gâteux !) Il s’ébroue mentalement sans parvenir à desserrer l’étau de méfiance qui coince les plexus. Jamais, même aux premiers jours de sa fuite... (Eh, ballot, tu redoutes pour deux maintenant, non, pour trois, non, pour une centaine et demi, tu les aimes ces bougres de culs-terreux, tu t’es créé des liens et ton corps le sait.)
L’aube envahit déjà l’arrondit des collines. Passée la forêt, le vent forcit à longues rafales sifflantes mal entrecoupées d’apaisements, lisses et froides comme une cataracte. Les femmes débâtent les ânes, s’en vont par touffes de noirceur vers les îlots de culture. Les hommes divergent en quatre files, une par vignoble. Et tandis que le jour glisse sur les pentes, eux ne sont plus que gestes enchaînés, soulever les feuilles, couper, jeter dans le panier posé au sol, un pas, tirer par l’anse, soulever les feuilles... Les doigts bleuissent, se crevassent, les reins s’embrasent de se tenir courbé, sueur, sève, verjus maculent les chemises.
A mi-rangée, recru de fatigue, Guilhem se redresse pour s’éponger le front. Instinctivement son regard scrute les horizons. Il crie. Ça lui monte des tripes comme flamme à l’étoupe. Quatre flèches noires strient l’outremer, quatre pierres tournoyant dans une fronde invisible. Tiste le tire brutalement par la jambe, le plaque au sol. Il tombe rudement, son coude se déchire aux caillasses et saignote. Des bribes de pensée bégaient en lui, naissent, se heurtent, se dissolvent trop vite pour qu’il puisse les aisir. De leur danse brownienne n’émergent que confusion, magma, paralysie, mais au moyeu de l’être gonfle une bulle de calme, de lucidité, un centre de commandement au delà de tout langage, un observateur capable d’anticiper le temps. Lorsque les gravines descendent en spirale et se posent l’une après l’autre sur la chaume, les dernières agitations mentales s’évanouissent. Il attend que les diables désertent leurs montures. Il lance ses troupes d’un geste, avec un bref claquement de langue, et presque aussitôt : “Je les veux vivants ! pas de sang, Tiste !” La horde déferle en rafales de cris mêlés à celles du vent, se déploie, se grossit d’affluents accourus des autres vignes. Plus bas les femmes se regroupent en masse compacte et silencieuse, choeur pétrifié par la montée des forces. Les surveillants reculent, indécis. L’un d’eux porte la main à son casque. Une pierre siffle, fracasse l’antenne qui oscille, d’autres tournoient comme grêle, rebondissent sur les gravines, sur les corps qui se ploient, sur les bras recourbés en protection.
— Arrêtez !
Guilhem court, avec de grands moulinets de bras, dépasse les paysans, les pierres frappent, frappent, nul ne peut plus l’entendre, la colère séculaire bourdonne rouge dans leurs têtes, s’électrise en leurs regards, le chant de transe jaillit. Maria ! Maria des douleurs ! Maria des enfantements ! ils avancent, hurlent, lapident, avancent, hurlent, lapident.
— Arrêtez !
Guilhem leur fait face maintenant, son corps se dresse blanc, taché de vendange et de la balle blonde des graminées qui se lève en brume de lumière sous l’impact des silex. Un bloc beige et pourpre, fusoïde, emplit son champ de vision, un oeil de pierre clignote quelques fractions de seconde. Certitude. Destin. Explosion rouge, blanche, réflexe d’une bouche convulsive qui suffoque. Il s’affaisse. Une ombre noire se précipite, relève la visière de son casque. Ondes de silence, retombée des gestes, ondes de murmures devant le visage humain qui se révèle. Paupières lourdes, sang qui dégouline en ruisselets fragmentés, effort lointain de la parole, inaudible :
— Claude...
Puis plus rien. La lourdeur des défaites. Un corps inerte sur la terre. Les hommes s’avancent d’un pas gourd, bras ballants, entrailles tordues par l’évidence qui fraie en eux son sillage de brûlure. Les casques ôtés, la chevelure blonde de Claude dans le vent, les larmes qui coulent sur les joues de Preciosa, une lèvre mordue à petits coups de chagrin, les doigts agités des soubresauts de la peur. Une voix de femme hulule à la mort et les autres reprennent, lamento funèbre plus ancien que les mémoires, indéracinable. Vox in rama : c’est Rachel qui pleure ses enfants et refuse d’être consolée. Vox in Rama : rachel de génération en génération, d’éternité en éternité. C’est le ventre de Rachel qui pleure la déchirure, le gouffre insondable de la mort. Vox in Rama, liturgie des Innocents, l’enfantement dans la douleur.
Tiste s’agenouille, effleure de sa main calleuse les yeux sans regard de Guilhem. Les paupières se baissent, l’enclosent dans sa mort. D’un effort de reins l’homme se redresse, contemple intensément les visages des vivants, son village prostré, lapidé de sa propre pierre, les étrangers défaits d’horreur et de peine. C’est vers eux qu’il se tourne et, d’une voix cassée :
— Pardon...
Puis timidement, comme un qui s’éveillerait d’une longue nuit :
— Vous l’aimiez, vous aussi...
Les mots leur échappent. Certaines intonations font que l’on comprend sans langage. Lorsque Tiste se baisse pour soulever le mort, Claude le devance. Leurs regards se nouent. L’écologiste tâte, par acquis de conscience, le poignet dénudé, et sursaute. Un bref appel :
— Le brancard, Preciosa !
Elle le détache du flanc de la gravine, le glisse sous le corps, aide les hommes à l’allonger. Elle tremble, à sourds hoquets de véhémence retenue, n’osant ni croire ni rejeter la mince étincelle d’espoir qu’elle vient de lire dans les yeux de Claude. D’un geste sec, les montants de la civière se posent sur les épaules. Tiste et Claude entament la redescente, puis les autres s’ébranlent. Larry fouille un instant dans la gravine de tête, en sort un sac qu’il endosse sans mot dire. Preciosa se laisse dépasser. Par le silence des hommes, par le choeur des pleureuses. Une main nerveuse et maigre de vieille se referme sur son poignet, la tire, l’incorpore au troupeau de brebis noires, à leur bêlement funéraire. (Que ce serait bon de chanthurler comme elles ! Je ne peux que brûler, Guilhem, mon frère, mon camarade... Nous te cherchions comme quatre imbéciles pour te dire de rentrer parce que ton rapport... le pavé dans la mare... et de sacrés remous qui te mettraient la joie au coeur... Qui t’a tué ? Eux, nous ? Es-tu mort, vraiment ? La bêtise accumulée de notre putain d’epèce humaine ! Ils ne risquaient rien, pourtant, tes régressifs - je ne peux pas dire tes primitifs quand même, nous partageons les mêmes ancêtres pollueurs et civilisés - et je te parle dans ma tête comme une folle... je délire sans savoir si devant ils trimballent ton cadavre ou ton coma... et merde, et merde, et merde...)
Les remous corps à corps l’ont jetée près d’une toute jeune femme au ventre légèrement bombé. Qui se tait. Qui fixe l’horizon sans ciller, calcinée, enchappée de douleur. Vox in Rama. Preciosa comprend et s’empourpre. (Régression, trop facile ! C’est ton enfant qu’elle porte et tu ne le lui as pas fait par passade... mon neveu ou ma nièce, me faudra m’y faire... oh Guilhem, Guilhem, pourquoi ne peut on revenir en arrière, ces histoires où l’on tord le temps, te sauver, que tu vives, avec nous, avec elle...) Les larmes jaillissent d’un coup, artérielles, irrépressibles, avec des reniflades de petite fille perdue. Zénobie à ses côtés tressaille, se tourne à demi, la regarde. (le même visage, le même brun chaud des prunelles, la même petite moue comme une ruade du coeur... la même taille... sa soeur ? sa... jumelle ?) Preciosa relève le front, leurs yeux s’accrochent, leurs bras s’ouvrent. Elles murmurent leurs noms, elles n’ont rien d’autre à échanger, trop tôt pour la mémoire, trop tôt pour la parole, et cette fichue barrière des langues...
Ils ont traversé la forêt, le torrent, le village, les vieux et les enfants ont grossi leur cortège, ils sont montés jusqu’à la roche, jusqu’aux grottes d’initiation. Ils ont contourné le pierrier, le vent se brise sur la muraille du roc, ils cheminent en file indienne, attentifs à l’étroitesse de la corniche, ils se donnent la main aux passages difficiles et grimpent. Le chant funèbre a cessé, on n’entend que les galoches qui râpent le sentier, le claquement des robes sous les goulées du mistral, le grésillement inlassable des grillons. Ils vont au champ des cairns où le souvenir des morts contrefait les bories écroulées. Au passage ont tiré des bêches de jardins où se prépare l’automne et des provisions pour les trois jours de veille et des lampes et de l’huile pour chasser les bêtes et les esprits errants. Claude a laissé faire. Même si Guilhem survit, c’est un temps qu’ils enterrent, et le rite a son sens. Ils s’engouffrent dans la dernière grotte, le déposent sur la table de pierre. Ils s’asseoient à même le sol, fronts aux genoux, mains enserrant les jambes, foetus dérisoires dans la matrice de la terre. La fraîcheur les saisit, on ne distingue plus les frissons des sanglots. Enlacées, Zénobie et Preciosa se tassent contre la paroi. Le rite glisse sur leur souffrance sans l’entamer. Tiste souffle comme un vieil âne après une journée de charrois. Claude a failli se laisser couler dans l’incandescence des brisures. Larry, sans un mot, lui tend la trousse. Il tressaille. Se relève, s’approche du corps immobile, trop immobile. A-t-il rêvé la pulsation du sang dans l’artère ? C’est encore Larry qui doit vérifier qu’un mince filet de vie irrigue ce qui ressemble si fort à un cadavre. Qui nettoie la blessure et grimace en palpant l’os brisé sur la tempe. Claude se reprend le temps de pratiquer une injection d’urgence.
Magali s’est dressée en les voyant agir. Elle rameute les gamines, leur donne quelques ordres d’une voix pressée, sifflante. Puis secoue Tiste, véhémente. Larry suit avec inquiétude l’agitation qui ébranle le village. Ont-ils compris ? Ou croient-ils au sacrilège ? Il se plante devant Guilhem, prêt à le défendre contre tous les périls. Claude ne réagit plus. Il s’accuse. (J’aurais du prévoir. J’étais le responsable. Tes amis, tes assassins, s’offrent la dignité de te veiller, Guilhem, mort ou vif, avec ton sang sur nos mains. Pourtant, j’ai le sentiment, ou la prescience, d’une justesse, comme un accord de dissonance voulue dont nous ne serions, toi comme nous, que les instruments, au delà de nos volontés d’hommes, de notre compréhension d’hommes. Offrande musicale. Je ne pourrai plus l’entendre sans que me revienne la mémoire de ces heures. Je voudrais mourir à ta place. Ou te rejoindre, si... Mais impossible. Le projet, ton projet repose sur moi, et ton état incertain m’ôte le droit de passer la main.) Les enfants reviennent, chargées d’herbes et de fioles. Magali les tend aux étrangers, les force à respirer les parfums de santé. Elle secoue Claude par les deux épaules, le force à sortir de son amère méditation, à examiner les plantes qu’elle énumère comme une litanie privée de sens. Il secoue la tête, incrédule. Elle le houspille. D’autres femmes ont déjà allumé un feu à l’extérieur de la grotte, mis à chauffer l’eau de la source. La veillée de mort devient veillée de vie. Zénobie, Preciosa, à leur tour, sortent de l’hébétude. Et l’odeur puissante des herbes emplit l’espace. Alors Magali se met à psalmodier.
La conteuse officie dans l’inversion du monde. Elle improvise le dit de Guilhem le réconciliateur, l’engendreur des jours. Le chant du retour à la vie.
3 juin 1985 - 4 juin 1996.
No comments:
Post a Comment