Saturday, July 08, 2006

Poussière d’étoiles (2)

Qu’est-ce que l’homme ?

Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? interroge le psalmiste qui répond aussitôt : Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, tu l’as couronné de gloire et de splendeur, tu l’as établi sur l’œuvre de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds, les troupeaux de brebis et de bœufs et même les bêtes des forêts, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui parcourt les sentiers de la mer. Et cette vision d’une royauté originelle, eschatologique ou encore sensible en filigrane du présent lui arrache un cri de louange : O Seigneur notre Dieu, qu’il est grand ton nom par toute la terre[1] !

Je conçois que ce psaume fasse grincer les dents d’écologistes officiellement républicains, ceux en tout cas qui haïssent toute idée d’autorité[2] parmi les hommes et, pire encore, toute idée de valeur de l’homme face au monde animal – les mêmes qui défendront bec et ongles la théorie néo-darwinienne de l’évolution mais eux non plus n’en sont pas à une contradiction près. Tout plutôt que l’émerveillement.

Il faudra qu’un jour on m’explique avec de vrais arguments pourquoi certains athées et agnostiques étiquetés à gauche, qui devraient laisser tomber les vieilles notions de faute originelle héritées de l’augustinisme, en rajoutent dans la repentance tout azimut jusqu’à, pour les plus acharnés, considérer comme une culpabilité virtuelle l’émergence même de l’homo sapiens sapiens. Ah qu’il eut été plus écologique de rester d’arboricoles cousins des bonobos ! Ce cerveau… ! Ce néo-cortex… ! Et qui pense, mon bon monsieur, qui pense ! Ah cachez ce Q.I. que je ne saurais voir !

Pour l’instant, les seuls arguments qu’on a opposés à mes sarcasmes[3], peut-être pour justifier le mépris du cerveau, de la pensée, de la conscience de soi et de toute cette sorte de choses tiennent du borborygme accompagné de mouvements d’épaules.

Mais revenons à ce psaume 8 et au psaume 144 qui semble le contredire : Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui et le fils de l’homme pour que tu le visites ? L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme une ombre qui passe.

Royauté ou brise éphémère ? Le Siracide penche aussi pour la seconde : Qu’est-ce que l’homme ? A quoi sert-il ? Que signifie le bien et le mal qu’il fait ? Le nombre de ses jours est grand s’il atteint cent ans. Une goutte d’eau de la mer, un grain de sable, telles sont ces quelques années face à l’éternité. C’est pourquoi le Seigneur est patient à l’égard des hommes et déverse sur eux sa compassion. Il voit et il sait combien leur fin est misérable, c’est pourquoi il multiplie son pardon. L’homme a pitié de son prochain, mais le Seigneur a pitié de toute créature[4].

Notons simplement le lien entre la faible durée de la vie humaine et le pardon divin. On retrouve ici « le bien et le mal » ou, plus exactement, « le bon et le mauvais », l’arbre dont le fruit cause la chute en Genèse 3. L’expression est un hébraïsme caractérisé, une façon de désigner un ensemble par ses polarités opposées ; ici le monde des jugements de valeur que l’homme s’invente.

Tout est signifiant, dans le récit de la Genèse. En hébreu bien sûr, en grec sans doute, mais même en français à condition de rapporter chaque terme au reste de l’Ecriture Sainte pour en comprendre la symbolique ou, si l’on préfère, la poétique. Un exemple : Gen 2,5 : aucune herbe des champs n’avait encore germé car le seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre. On prend une concordance[5] et l’on cherche. Herbe des champs : Job 5, 25 : Tu découvriras que ta postérité est nombreuse Et tes rejetons comme l’herbe des champs. Psaume 72 (71) : encore mieux, on a toute la thématique puisqu’il est question d’un roi, fils de roi, à qui Dieu confie ses jugements et sa justice, donc une allusion messianique : qu’il descende comme l’averse sur les regains, comme la pluie qui détrempe la terre et plus loin il est question des montagnes qu’on voit de la ville fleurir comme l’herbe des champs. Proverbe 27, 25 : l’herbe enlevée, dans une allusion à l’hiver, à la vieillesse et à la mort. Et il est dit prends soin d’avoir un agneau pour te nourrir, allusion prophétique à l’Eucharistie[6]. Enfin Ezéchiel 16, 7 où Jérusalem est comparée à une jeune fille : je t’ai rendue vigoureuse comme une herbe des champs. Toute la thématique de l’herbe, c’est la multiplication, l’abondance et la vigueur des hommes. Si l’on continue avec la pluie, c’est le don de Dieu, don de vie, de grâce(s), de nourriture, don de la sagesse, révélation doctrinale.

Les Pères de l’Eglise lisent ainsi, éclairant le sens d’un verset par les autres. Par exemple, dans ce même récit de la Genèse, celui où Dieu donne à l’homme et aux bêtes toute herbe des champs pour nourriture. Cela ne veut pas dire que le lion ait un jour été végétarien ! Ni que l’homme soit anthropophage, si l’on prend le symbole de manière univoque. L’herbe, c’est ce qui pousse quand Dieu a fait pleuvoir, c’est le fruit de la grâce divine. Cela signifie : pour nourriture (charnelle mais surtout spirituelle), je te donne ce que la création va produire sous l’action des énergies divines qui la pénètrent.

Nous qui vivons sur des terres humides ou, pire, en ville, nous n’avons pas toujours conscience du lien étroit entre la pluie et la vie et de la force de cette métaphore. Mais si vous passez l’été par des pays méditerranéens, si vous avez la chance de voir un orage et le bord des routes le lendemain, vous comprendrez.

Chaque verset apporte son lot de correspondances et de sens. Y compris les noms de l’homme. Dans tout ce passage l’hébreu ha adam (ce rouge) est en général bien traduit par l’homme, nom commun. Il n’y a pas dans le texte, sauf très mauvaise traduction, de monsieur Adam époux de madame Eve. D’ailleurs, lorsque la femme est séparée de l’homme durant son sommeil et qu’au réveil, il la reconnaît comme os de ses os et chair de sa chair, il s’écrie (je garde les termes hébreux) : On l’appellera isha car elle a été tirée de ish. Littéralement : elle, car elle a été tirée de lui. Jeu de mots éminemment intraduisible ; on s’en sort avec l’assonance femme/homme. Mais qu’y a-t-il de moins singulier ou personnalisé ? Toutes les femmes sont elle ; tous les hommes sont lui. Cela désigne un rapport, la complémentarité et le risque d’enfermement du couple dans le regard réciproque. Il devient lui, il a conscience de sa virilité en la nommant elle. Après la chute, les noms changent. Ish redevient adam et isha passe du statut de jumelle/clone/épouse/amante à celui de mère, eve, la vivante. Très mystérieux. Le couple ayant acquis la connaissance du bon et du mauvais, la conscience de la nudité de chaque personne, se disloque, perd cette sorte de gémellité fusionnelle mais retrouve un rapport au monde qu’il semblait avoir perdu depuis que l’homme avait nommé les animaux sans y trouver d’aide.

Alors péché[7]hamartia – de l’homme et de la femme, certes, sans doute, bien que le terme n’apparaisse qu’à l’épisode suivant, lors du dialogue entre Caïn et Dieu. Tous les Pères l’ont dit, à commencer par l’apôtre Paul, encore qu’ils préfèrent le plus souvent le mot chute. Les conséquences sont dures. La perspective de la mort. Loin d’Eden. La terre à travailler, l’enfantement… ah cette traduction qui fait de Dieu un bourreau des parturientes, saletés de traducteurs machos… si on le reprend dans le texte, en hébreu archaïque[8], il y a un autre sens possible, un avertissement, un choix laissé. En traduction libre : ou tu fais un enfant avec Dieu, pour Dieu, vers Dieu, et tout va bien, ou tu le fais de manière égoïste et dans ce cas, tu te prépares des problèmes, ma belle !

Mais c’est quoi, ce péché qui entraîne la mort et donc l’infime durée de la vie ? Tourner son écoute vers le serpent, présenté comme rusé. La ruse, la finasserie sur les mots au lieu de la clarté du cœur. Désirer l’interdit. Hum ! Encore un ressort important de notre psychologie ! Manger (le fruit de l’arbre de) la connaissance du bon et du mauvais[9]. Se nourrir de systèmes de valeurs au lieu de l’amour de Dieu. Et selon l’exégèse qui en fait un figuier, se nourrir de systèmes de valeurs tirés de la parole de Dieu[10] – mais d’une parole en quelque sorte externalisée, figée comme un texte et non plus la périchorèse de la présence trinitaire. Et c’est exactement ce que propose le serpent : décortiquer la parole divine avec une logique toute humaine et chercher d’autres sens que celui ou ceux que rappelle l’Esprit Saint.

Pour avoir tout faux, c’est sûr que l’homme a tout faux dans cette histoire.

Et je n’ai pas tiré le dixième du sens du texte.

Mais avant d’aller plus loin, un autre constat s’impose. Quand le mot péché apparaît-il dans la Bible ? Dans l’histoire d’adam et d’eve ? Perdu. La première occurrence est en Genèse 4, 6, lorsque Dieu s’adresse à Caïn rongé de jalousie vis à vis d’Abel et lui dit attention, le péché est tapi à ta porte, ce que tous les Pères ont compris comme la porte du cœur. Sans faire de la sola scriptura, j’aime bien vérifier ce genre de chose. La première occurrence d’un terme est souvent signifiante. Caïn va laisser entrer le péché et tuer Abel.

Que peut on tirer de ce texte ? Le péché a partie liée avec la mort d’une façon très particulière puisqu’il s’agit d’un meurtre. Toute l’exégèse juive puis patristique va ensuite appliquer ce schéma, de façon rétroactive, à la chute d’Adam et Eve. On peut : avertis par Dieu qu’il mourraient, si…, ils le font. C’est une sorte de meurtre de soi-même, de suicide assisté par le serpent. Mais qui reste une potentialité jusqu’à ce que Caïn le rende réel.

J’intitule souvent Genèse 1 (et les premiers versets de Gen 2, idiotie des numéroteurs) le Poème de la Création. L’ensemble formé par Gen 2, Gen 3 et Gen 4 pourrait s’intituler Parabole sur l’origine de la mort.

En hébreu, c’est une parabole assez énigmatique. On traduit en général : Dieu modela l’homme de la poussière de la terre. Premier problème : en hébreu, c’est ha adam, modelé de adamah. Littéralement « ce rouge modelé de rougeur ». Paradoxe : il est modelé de ce qui dérive de lui. Ensuite la formule avec article (ha) peut indiquer un terme générique et c’est le cas ici. Donc il s’agit de l’homme en tant qu’archétype, modelé à partir de la poussière de l’humanité. La poussière, en hébreu, est un symbole de légèreté, d’immortalité, de spiritualité, c’est ce qui s’élève de la terre quand on marche, pas ce qui se dépose. C’est quoi, la « légèreté » de l’humanité ? Je n’en sais rien mais je remarque que la liturgie parle de l’âme alourdie par le péché. Ou par les passions.

Le récit se développe en quatre étapes : modelage de l’homme archétypal ; distinction des sexes et émergence de la féminité ; intervention du serpent et transgression de l’interdit ; réalisation de la prophétie de mort liée à l’interdit, mais par les fils de l’homme archétype.

Quand l’apôtre Paul dit que nous sommes tous morts en Adam, ce n’est pas une figure de style. Il savait l’hébreu, lui.

D’autre part, si l’on examine l’intervention du serpent, il n’est pas question de désobéissance. Obéir, ob-éir, c’est littéralement écouter vers. Orienter son écoute. Isha obéit… au serpent. Et Ish à Isha. Ce faisant, la faculté d’obéissance en l’homme est déviée de son orientation originaire vers Dieu. Pécher, ce n’est donc pas désobéir, c’est obéir à n’importe qui ou n’importe quoi, et c’est ce que tous les spirituels appellent les passions. C’est exactement ce que fait Caïn. Il a entendu Dieu, mais ensuite il écoute ce qui se tapit à sa porte.

Autre point clef, l’arbre. Il ne s’agit pas de la connaissance tout court. Pas de « vous êtes un bon benêt, mon fils ! » dans cette histoire[11]. Dieu n’interdit pas la connaissance à l’homme. Il s’agit, en hébreu, de la connaissance « du bon et du mauvais ». Cette forme est un hébraïsme typique qui nomme un ensemble par ses deux pôles opposés. Exemple, si je dis en hébreu « la grandeur et la petitesse », tout le monde comprendra qu’il est question de la taille des êtres, pas forcément de comparer les géants et les nains. Ici, bon et mauvais. C’est à dire l’ensemble des jugements de valeur. Qui ont partie liée avec la honte, ce qui se comprend, mais surtout avec la conscience de la nudité, ce qui est plus ardu à déchiffrer. Quand l’homme définit ses propres jugements de valeur, il a conscience, peur et honte de sa nudité devant Dieu. A ne pas raplatir en affaire de pudeur sexuelle comme l’a fait Augustin, c’est beaucoup plus profond.

Il n’y a pas de « transmission » au sens augustinien, de génération en génération parce que cette parabole ne se place pas au début du temps concret mais dans une origine que je qualifierais volontiers d’ontologique, hors du temps cosmique. Ou avant tout homme terrestre, dans un espace spirituel décrit comme un espace concret, ce que Corbin appelait l’imaginal. Ce qui explique que ce drame rejaillisse sur la nature humaine mais aussi sur toute la création car nous en sommes tissés. Comment ? Par une torsion, une déviance de la nature adamique, qui soumet l’homme aux passions et à la mort.

Plusieurs termes hébreux puis grecs sont traduits par peccatum (bronchement), le terme latin devenu en français péché. En hébreu, on trouve : ra, mauvais, déplaisant à Dieu ; rasha, méchanceté ; asham, culpabilité ; chata, transgression dans l’épreuve, ratage de la cible ; avon, iniquité ; shagag, erreur ; taah, errance au loin ; pasha, rébellion.

En grec, le plus fréquent est un terme d’archerie, hamartia, qui signifie le ratage de la cible. Aristote va lui donner un sens figuré quand il en fait la faute ou l’erreur qui amène la chute du héros tragique et ce sens sera repris par les Septante et les Pères pour la tragédie par excellence, celle de l’homme déchu. Cela rejoint la déviation de la capacité d’obéissance. Et comme les Romains n’étaient pas des archers, c’est ce qu’ils ont transposé en bronchement du cheval.

Un autre terme grec : adikia, injustice, iniquité. Dans la Grèce païenne, il s’agit d’une démone à la peau tatouée qui s’oppose à Diké, la Justice qui est aussi la justesse. C’est un terme très fort, qu’il ne faut pas comprendre dans un contexte rétributif. L’injustice non-justesse, c’est ce qui introduit dans l’univers des processus faussés aux conséquences d’incalculable souffrance.

Anomos : ce qui est sans loi, sans règle, sans canon. Comme dirait Julie la Rousse : n’importe quoi de préférence, pourvu que ça fasse du bruit.

Kakos : mauvais, laid.

Poneros : souffrant, en mauvais état, défectueux, d’où méchant, malfaisant. C’est la peine qui accompagne tout effort, le travail, le combat. Comme dirait encore Sidonie la Brune : il n’est pas bien, celui là !

Asebè : refus ou éloignement de Dieu, impiété, sacrilège. Le verbe asebeô qui désigne la faute envers les dieux s’oppose sémantiquement à adikeô, avoir un tort, un manque de justice envers les hommes. Le sebas ou sebè, c’est la crainte respectueuse, la vénération de ce qui est saint, vénérable, digne de respect. L’attitude décrite par l’asebè, assez répandue de nos jours, c’est cet égocentrisme sans profondeur pour qui rien ni personne n’est en soi respectable, le relativisme, la désacralisation ou le laïcisme porté à un point tel que ne restent plus que les envies immédiates. Même les grandes passions en sont exclues : elles déportent la vénération, la sacralisation sur des objets qui ne peuvent combler, elles ne rendent pas l’homme, selon le mot très fort de Marcuse, « unidimensionnel ».

Enochos : tenu, fixé, d’où asservi, assujetti, exposé à une condamnation, accusé.

Parabates : c’est l’homme qui se tient à côté du combattant sur un char, mais aussi le violateur ou le contempteur ; de parabainô, marcher à côté de, s’avancer sur l’avant-scène pour parler aux spectateurs, passer par dessus d’où transgresser, violer (une limite, une loi, un serment), désobéir, omettre, négliger, oublier, laisser passer.

Agnoeô : ignorer, ne pas savoir d’où se tromper, être en faute par ignorance ou inadvertance.

Planaô : s’égarer hors du bon chemin ou s’en détourner, errer, s’écarter du but, manquer l’occasion, s’abuser, être troublé, hésitant comme celui qui, au carrefour, ne sait plus quelle route prendre.

Paraptoma : échec, revers, faute, erreur, de paraptaiô, faire un faux pas, faillir, errer, voire tomber et dégringoler la pente.

Hupocrites : que décalque le français hypocrite. Le terme est employé avec ce sens de tromperie dans la Septante qui détourne de son emploi habituel un mot qui désigne l’interprète de songes ou de visions, le devin, le prophète, mais aussi le comédien ou le rhapsode qui déclame son texte.

Les noms propres commencent aussi, dans ce texte, avec Caïn et Abel, puis Seth qui remplace Abel. Mais Abel signifie Dieu est père et Caïn forgeron. Paul Nothomb dont j’ai suivi les cours d’hébreu nous avait fait remarquer que, si l’on prend les « malédictions » énoncées par Dieu quand il chasse l’homme et eve d’Eden comme une Loi, Caïn la respecte scrupuleusement : il a été conçu « avec le Seigneur », il cultive le sol, il forge, il crée la civilisation, il offre les fruits, cette herbe donnée pour nourriture. Abel s’en moque, il vagabonde avec les troupeaux. Et il offre des prémices des animaux et de leur graisse. Un sacrifice sanglant ? Si c’était un récit historique, Dieu qui regarde favorablement le sacrifice d’Abel et se détourne de celui de Caïn semblerait un tantinet inconséquent. Mais évidemment, il y a d’autres niveaux de sens.

Première remarque. Les noms des deux frères. Caïn, l’aîné selon le texte, est nommé par un métier. Si l’on examine ensuite sa descendance, ce sont tous des êtres qui apportent quelque chose à la civilisation : agriculture, ville, élevage (eh, surprise, ce n’est pas Abel, le père des éleveurs nomades mais Yabal, presque le même nom mais pas tout à fait), musique, métallurgie.

Abel faisait paître des moutons. Dieu est père fait paître des brebis et offre en prémices un agneau. Comme prophétie du Christ, on ne fait pas mieux. Caïn tue Abel et ainsi actualise la mort[12]. Mais c’est aussi, sous forme d’une parabole, l’origine de l’antagonisme entre « le monde » et le projet divin, incarnation, déification. Ce que nous dit cette histoire, c’est qu’un choix funeste a été fait et que la civilisation, fondée sur le meurtre et la vengeance, est devenue antagoniste de l’incarnation divine et de la déification. Un antagonisme qu’il ne faut pas absolutiser car il y a le troisième fils. Les deux premiers sont les enfants d’Eve, conçus dans la maternité. Le troisième, celui qui remplace Abel, est aussi un enfant d’Eve mais Adam l’a engendré. Deux fois dans le texte. Avec la précision que l’on commence alors à invoquer le nom du Seigneur. Donc, face à la civilisation, le sacerdoce.

Vient alors la généalogie. Terminé, Caïn et Abel, il n’est question que de Seth. Que font les descendants ? Ils engendrent un fils aîné, chef de clan donc, puis des enfants, vivent tant d’années et meurent. Pas une œuvre, que des lignages et des êtres humains. Cela dit, ils portent exactement les mêmes noms que les descendants de Caïn. Ce sont les mêmes.

On peut le comprendre comme deux regards sur la suite des générations : un regard utilitaire qui évalue l’œuvre civilisatrice, technique, pour lequel l’essentiel ce sont les choses, les rapports humains n’étant que des rapports de force[13] ; et un regard qui s’attache aux personnes et à la fécondité des hommes, où la richesse n’est pas de l’ordre du faire mais du don de vie, des fils et des filles.

L’apôtre Paul ne s’attarde pas sur le récit, ne s’interroge pas sur son historicité mais présente Adam comme une sorte de pananthropos, l’homme humanité, celui en qui notre nature s’origine et qui nous récapitule. Nous sommes tous morts en Adam. Façon de dire aussi que nous sommes tous Adam, que nous participons non d’une personne mais de la nature humaine déchue. Mais nous sommes aussi tous ressuscités en Christ, nouvel Adam. C’est et ce n’est pas temporel. La langue française est très peu apte à exprimer ces états où le temps et le hors du temps se nouent.

Et puis il y a le philosophe, le dernier de la classe, l’homme qui n’a rien compris, comme d’hab, Augustin toujours et encore, le seul à insister sur l’historicité du récit et qui, en plus, fait l’erreur de relier la chute à la sexualité et au désir, d’où sa conception du péché originel transmis comme une MST. Tout ça parce qu’il a interprété de manière étroite la nudité et le nom d’eve.

Il fallait rappeler ces textes et leur exégèse. Ils interviennent dans un débat plus philosophique que réellement scientifique bien que les arguments de chaque camp s’appuient sur des faits de science. Si l’on n’a qu’une idée vague de leur contenu, on ne peut voir à quel point, de traduction en traduction, le sens s’édulcore jusqu’à permettre une lecture fondamentaliste presque aux antipodes du texte réel.

(à suivre…)



[1] La traduction est celle du Psautier liturgique du père Michel Mendez, Abbaye de Bois Aubry, à partir de la version grecque des Septante.

[2] A ne pas confondre avec le pouvoir.

[3] Pour la version non sarcastique, voir dans les archives de ce blog ma nouvelle intitulée Vox in Rama, qui traite du devenir de l’écosystème si l’on en retire l’homme. Encore n’ai-je fait qu’effleurer la question.

[4] Siracide 18, 7-13

[5] J’utilise pour ma part la Table pastorale de la Bible de Passelecq et Poswick parce qu’elle peut convenir pour plusieurs traductions

[6] Un agneau ne suffirait pas à nourrir un homme durant toute une saison. Mais l’agneau est par excellence l’animal du sacrifice, en particulier celui que l’on offre pour la naissance du fils aîné ; il est assimilé en Isaïe 53, 7 à la figure messianique du serviteur souffrant.

[7] Rappelons que hamartia est un terme d’archerie qui signifie tirer à côté de la cible. En bon français, être à côté de la plaque.

[8] C’est quasiment du chaldéen.

[9] Insistons. Tous les mots comptent. Il ne s’agit pas d’une condamnation de la connaissance tout court, malgré les divagations d’une poignée de pisse-vinaigre.

[10] Dans la symbolique traditionnelle juive, se tenir sous le figuier signifie étudier les Ecritures.

[11] Ce que dit le supérieur au moinillon dans Un cantique pour Leibowitz de Walter Miller. Un classique de la SF mais qu’il faut chercher chez les bouquinistes. La version courte dans un autre livre disponible aussi sur les quais, mais qui ressort plus aisément, le célèbre Matin des magiciens de Bergier et Pauwels.

[12] Nous sommes toujours dans la parabole. Certains ont pensé qu’elle symbolisait l’opposition entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades. Cette interprétation me laisse insatisfaite car, dans le monde réel, ce sont les nomades qui ont lancé des rezzou sur les villages, tué les défenseurs et pris du butin, comme en témoignent encore des hymnes védiques à Rudra et aux Marut.

[13] Caïn sera vengé 7 fois, et Lamek 77 fois. Notons l’hallucinante multiplication des haines. Où retrouve-t-on ces nombres ? Bingo ! Dans la réponse du Christ à Pierre qui demande s’il faut pardonner 7 fois : Non pas 7 fois mais jusqu’à 77 fois 7 fois. La multiplication du pardon est encore plus vertigineuse. Et c’est déjà ce qu’annonce le verset du Siracide qui relie le pardon divin à la brièveté de l’homme.

Pour ceux que ça intéresse, 77 x 7 = 539 fois dans une journée. Une journée de 24 heures, donc de 1440 minutes. Divisées par les 539 occurrences du pardon, cela laisse un intervalle de 2, 671614… minutes libres pour autre chose. On n’a plus vraiment le temps pour les bêtises, ce qui veut dire qu’il s’agit d’un état permanent à installer en soi.

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