Avant d’entrer au cœur de la controverse, j’aimerais citer encore quelques auteurs afin qu’on ne pense pas que l’abandon subreptice du néo-darwinisme soit une invention de mon esprit sarcastique. Pierre Stouff, professeur de philosophie, explique[1] aux élèves de terminale S lecteurs d’un cours en ligne que « l’ambition des cladistes est de fournir la méthode (unique) de classification moderne et évolutive de tous les êtres vivants ». Jusqu’ici, rien que d’intéressant. On a fait quelques progrès, de fait, depuis Buffon… Mais plus loin : « La classification cladiste est évolutive mais elle n’est pas darwinienne dans le sens où elle reposerait sur une théorie darwinienne de l’évolution car ce n’est qu’une méthode qui suppose une évolution, quel qu’en soit le déterminisme, s’il existe. » Il montre ensuite que cette ouverture de la théorie, « 1, pour un nominaliste […] signifie que l’évolution, comme processus de filiation, est l’expression d’une relation des parties (individus) au tout (l’ensemble des êtres vivants ayant existé). 2, pour un réaliste […] signifie que l’évolution comporte une finalité interne. » Un professeur de philosophie, critiquant une théorie de l’extérieur, peut se permettre des gros mots.
La théorie des équilibres ponctués chère à Stephen Jay Gould offre aussi quelques surprises puisque dans son ouvrage Ontology and Phylogeny[2], il a revisité la vieille idée, antérieure même à Darwin, selon laquelle le développement embryonnaire (ontogenèse) récapitulerait l’échelle du vivant ou l’évolution des espèces ancestrales (phylogenèse). Mais surtout, il a repris le problème de l’axolotl, c’est à dire d’une maturité sexuelle atteinte lors d’un stade juvénile voire larvaire. A l’inverse, existent aussi des retards à la maturité qui amènent des formes « hyperadultes ». L’ensemble de ces anomalies qui concernent, rappelons le, des espèces entières et non des tératologies individuelles, se nomme les hétérochronies. Pour citer un fort intéressant commentaire[3], « les hétérochronies se sont avérées être à l’examen, dans les termes du paléontologue Jean Chaline, ‘une mécanique évolutive souple et économique’ : ainsi, un retour à l’état juvénile (une paedomorphose) permet l’acquisition d’une forme plus indifférenciée, à même de repartir sur de nouveaux chemins évolutifs, tandis que l’acquisition d’une morphologie hyperadulte permet bien souvent une spécialisation accrue (au passage, dans ce cas très précis, le développement de l’espèce obtenue récapitulera effectivement l’évolution de ses ancêtres) ». L’auteur ajoute que « de nombreux exemples d’hétérochronies ont été répertoriés dans le monde animal », qu’il s’agisse d’espèces actuellement vivantes ou de fossiles. Il précise : « De façon frappante, la néoténie[4] […] s’est avérée répandue dans le monde animal. En réalité, il se pourrait qu’elle explique l’apparition… de notre propre espèce. » Dès 1920, Louis Bolk, anatomiste hollandais, remarquait la parenté entre la morphologie humaine et celle des jeunes chimpanzés. C’est une hypothèse que reprend Gould.
Arrêtons nous un instant car, si le processus qui mène à un état hyperadulte pourrait s’inscrire dans un schéma darwinien de sélection par la survie du « plus apte[5] », il n’en va pas de même de la néoténie, d’autant que « les bases génétiques de la néoténie humaine sont inconnues ; il en est de même pour la plupart des hétérochronies ». Autant pour le dogme mutation/adaptation. Cela, l’auteur ne le signale pas, il brûle au contraire son grain d’encens dans la dernière phrase de l’article, après avoir décrit une branche nouvelle de la recherche, l’évo-dévo (abréviation d’évolution du développement, calqué de l’anglais evolutionary developmental biology), apparue vers 1995 et « qui tente tant bien que mal de comprendre comment les gènes du développement ont joué dans l’évolution de la morphologie[6]. » Ces études d’embryologie génétique (ou de génétique embryonnaire ?) ont d’ores et déjà permis de comprendre comment les insectes s’y sont pris pour avoir moins de pattes que leurs ancêtres arthropodes et se doter d’ailes à la place, comment les serpents ont perdu les pattes qu’ont gardées les lézards (sauf bien entendu les orvets). Et le grain d’encens nous vaut ce morceau de bravoure, à propos de l’association systématique de deux caractères chez les vertébrés, la perte des pattes et une colonne vertébrale formée exclusivement de vertèbres thoraciques : « Cette association systématique appelle deux explications contradictoires (ou complémentaires, c’est selon) : soit il y a un avantage à avoir un corps allongé formé de nombreuses vertèbres répétées quand on n’a pas de pattes, et c’est la sélection naturelle qui a favorisé l’association de ces deux caractères causés par des mutations indépendantes, soit ce sont les mêmes mutations et les mêmes modifications du développement qui causent à la fois, dans toutes ces lignées distinctes, la perte des pattes et l’allongement du corps. Si cette seconde hypothèse est vraie, si l’un des deux caractères se révèle avantageux, l’autre apparaît nécessairement de façon mécanique, comme un simple ‘effet secondaire’. Inutile donc de chercher un avantage darwinien là où il n’y a qu’une simple conséquence collatérale des mécanismes du développement et de l’évolution des vertébrés. » C’est beau comme l’antique.
La découverte essentielle de Carroll et des équipes qui se sont engouffrées dans ce nouveau domaine de recherche, c’est la présence de séquences régulatrices de gènes dans l’ADN à côté des séquences codantes à partir desquelles se fabriquent les protéines et toute la chimie cellulaire. Pour Carroll, « ce sont des changements dans ces séquences régulatrices, plus que des changements dans les régions codantes des gènes du développement, qui expliquent l’essentiel de l’évolution de l’anatomie ».
La conclusion serait à citer aussi, non tant pour ce qu’elle dit que pour le non dit : « Ainsi, les données embryologiques sont passées de simples preuves de l’évolution à indices précieux sur son fonctionnement. Si l’histoire des relations entre étude du développement et évolution n’a pas été – comme celle de toute recherche scientifique – sans son lot de spéculations erronées et de théories farfelues, l’élucidation rigoureuse des mécanismes moléculaires du développement et leur mise en relation avec l’évolution permet, pour la première fois, d’entrevoir une vision complète des changements évolutifs, unissant paléontologie, génétique et embryologie. Les termes avec lesquels Darwin a conclu L’Origine des espèces en 1859 ne sont en rien démodés face aux avancées de la théorie de l’évolution contemporaine : il y a, décidément, ‘une grandeur dans cette vision de la vie’ ».
Le non dit, c’est que cette vision génétique et embryologique de l’évolution n’oblige pas à assumer l’essentiel du credo darwinien, la lutte pour la vie et la survie du plus apte qui fixerait les caractères évolutifs intéressants. Je répète ici l’impertinence chuchotée en note : plus apte à quoi ? A survivre ? Rémy Chauvin qui ne manque pas non plus d’impertinence citait le sarcasme d’un de ses collègues biologistes : Darwin a démontré… la survie des survivants[7].
Il faut revenir à Gregory Chaitin et séparer une bonne fois pour toutes la forme aléatoire ou « programme minimal » du hasard métaphysique, c’est à dire de l’absence d’intentionnalité, de signification ou de schéma directeur. L’adaptation au sens darwinien a semblé scientifique parce qu’elle était basée sur la seule causalité, qu’elle collait assez bien avec l’observation superficielle de la chaîne alimentaire, laquelle n’était pas encore perçue comme un système ni même comme une chaîne mais comme une simple foire d’empoigne, et qu’elle éliminait l’hypothèse Dieu à la manière de Laplace. Mais aujourd’hui, avec l’évidence d’une historicité de l’univers et de ses interactions fondamentales, avec la découverte de macromolécules partout dans l’espace interstellaire[8], ce qui redonne quelque vigueur à la notion de panspermie, avec la connaissance plus approfondie de l’unité écologique de la planète et de la complexité de ses boucles de rétroaction, le darwinisme même « néo », même rajeuni par l’idée de mutation génique est une théorie maigrelette. S’il n’y avait pas le lobbying des créationnistes, elle disparaîtrait en douceur au profit des choses sérieuses comme les gènes régulateurs. La seule raison pour laquelle l’établissement scientifique exige encore le sacrifice du grain d’encens, c’est qu’adorer Darwin, c’est éliminer toute métaphysique positive et virer Dieu du laboratoire. Les autres démarches, le cladisme, les équilibres ponctués, l’évo-dévo et j’en oublie s’accommodent de toutes les métaphysiques. Ce sont les seules réellement scientifiques, je veux dire par là les seules qui émanent du laboratoire le plus actuel mais la peur du fondamentalisme l’emporte, une peur qui n’a rien de négligeable dans les pays anglo-saxons puisque, si le créationnisme n’a pas réussi à se tailler une place dans les programmes scolaires états-uniens, il l’a fait dans l’Etat de Queensland en Australie.
Dans une diatribe contre ce danger, un groupe du CNRS[9] parle de « l’une des entorses créationnistes à l’égard de l’investigation scientifique : la négation du matérialisme méthodologique ». Il adresse ce reproche à l’Université Interdisciplinaire de Paris, association privée de loi 1901 qui cherche au minimum un dialogue, au maximum une fécondation mutuelle entre science et spiritualité. Je suis loin de partager tout ce qui se raconte à l’UIP, d’autant que l’éventail est assez large, mais la façon dont le groupe de sagascience éructe contre tout ce qui ressemble à « un néo-finalisme », à « une intelligence conceptrice à l’origine de l’adéquation entre formes et fonctions dans
Faut-il donc, pour faire de la bonne science, devenir schizoïde ?
Le matérialisme méthodologique : l’expression, il faut l’avouer, est curieuse. Mais c’est sans doute d’avoir trop fréquenté des physiciens qui n’emploient jamais le mot matière et ne parlent que de l’observable. C’est la même chose, sauf que ça change tout. Et que, en particulier, on n’a pas besoin de partir en croisade (en anti-croisade !) contre les métaphysiques positives pour faire de la science et que, aux émerveillements du principe anthropique (« mais cet univers a été fait sur mesure pour l’homme ! »), un Hubert Reeves se contentera de répondre : oui, et aussi pour les rouges-gorges, les amibes, les melons, les méduses ; tandis que d’autres caressent l’hypothèse du multivers, d’une infinité d’univers différents dont un, le nôtre, est apte à porter la vie. Et là, le dilemme devient patent car il est exact qu’un univers légèrement différent n’aurait pas pu engendrer le vivant. Donc ou l’on s’en émerveille, avec ou sans métaphysique – ou l’on brise la règle d’or de s’en tenir à l’observable pour inventer un multivers hors de portée de toute mesure mais qui permet encore de s’écrier : « Par Esus ! Par Toutatis ! Et par Hasard ! »
Qu’on le veuille ou non, la métaphysique négative est une métaphysique. Je préfère l’observable au matérialisme, s’il s’agit de méthodologie. La rigueur est aussi forte, mais je me sens plus libre de batifoler et même de penser dans les prés d’alentour, à condition de ne pas confondre les registres.
Parmi les élaborations philosophiques autour du fait qu’est l’évolution, trois au moins font appel à une métaphysique positive : l’hypothèse du psi lancée par Rémy Chauvin et qu’on pourrait intituler « l’âme du monde s’amuse » ; l’hypothèse Gaïa ; enfin, dernière née, le dessein intelligent.
(à suivre… )
[2] Paru en 1977.
[3] Article anonyme ou collectif « Embryologie et évolution », sur le site http://site.voilà.fr/levolution/
[4] C’est le problème de l’axolotl : l’acquisition de la maturité sexuelle à un stade très juvénile, voire embryonnaire.
[5] Je répète : à quoi ? A survivre ?
[6] Il s’agit à l’origine principalement des travaux de l’embryologiste Sean B. Carroll. Voir « Homeotic genes and the evolution of Arthropods and Chordates” Nature vol. 376, 1995, pp. 479-485; et “Evolution at two levels : on genes and form”, PLoS Biology vol. 3, 2005, pp. 1159-1166.
[7] Je cite de mémoire, je crois que c’est dans Dieu des fourmis, Dieu des étoiles.
[8] Florence Raulin-Cerceau, Pierre Léna, Jean Schneider et al. Sur les traces du vivant, de la terre aux étoiles, Le Pommier, 2002
[9] Il s’agit du site sagascience, www.cnrs.fr/saga.htm et de l’article intitulé « le créationnisme : faits de société ».
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