Saturday, July 08, 2006

Poussière d’étoiles (3)


Qu’est-ce que l’homme ? La réponse biblique est un récit mythique, le plus riche peut-être d’une famille de récits évoquée par Mircea Eliade[1]et que l’on trouve de l’Afrique à l’extrême Asie : un être déchu d’une perfection primordiale et qui en garde la nostalgie. Pour la biologie moderne, un primate bipède dont le cerveau s’est considérablement enrichi par rapport à ses cousins les grands singes, dernière espèce apparue quelque part entre –100 000 ans (Eve mitochondriale) et –40 000 ans (première expression culturelle sous grotte). Ce sapiens sapiens fut précédé de branches humaines moins évoluées et actuellement disparues. Son arbre généalogique, malgré quelques disputes (nous ne sommes pas les fils des Bandar Log pour rien), est désormais bien connu.

Donc un animal qui, pour le meilleur et pour le pire, a développé son intelligence plutôt que ses griffes, ses canines ou ses cornes pour s’assurer la nourriture et tenir à l’écart les prédateurs. Une excroissance de la vie, parmi d’autres.

C’est là que les choses se compliquent.

Qu’est-ce que la vie ?

C’est la question sur laquelle s’ouvre le cours de biologie donné par le prix Nobel André Lwoff aux étudiants en physique et en chimie du MIT au début des années 60[2]. Et la réponse immédiate ne pouvait que choquer : « Rien de plus difficile que de définir la vie. Le plus simple est de décider, comme tant d’autres, que c’est impossible. » Après quoi, il suggère de la considérer comme une propriété, une manifestation ou un état des organismes. Déplacement de la question : « 1, qu’est-ce qu’un organisme ? 2, quelle est la propriété spécifique des organismes vivants absente du monde inanimé et par conséquent caractéristique de la vie ? » Suivront quelques remarques : un organisme est toujours le fruit d’un organisme identique préexistant donc il s’agit d’un système doué de continuité génétique ; un système qui synthétise ses constituants à partir d’une nourriture ; une unité indépendante de reproduction ; un système enfin qui comporte des milliers de macromolécules différentes. D’où le constat : « Tous les systèmes complexes connus qui contiennent des macromolécules et sont capables de se reproduire appartiennent au monde vivant. La reproduction d’un système complexe contenant des macromolécules est par conséquent caractéristique de la vie. »

Notons immédiatement que rien, dans cette cascade de définitions, ne laisse d’espace à l’apparition, la transformation, la complexification des êtres vivants au cours du temps, bref à ce qu’il est convenu depuis Charles Darwin d’appeler l’évolution des espèces. Lwoff devra corriger ce que son exposé avait de rigide en notant que « les organismes subissent des variations dont certaines sont héréditaires ». Il ajoute : « Admettre qu’un organisme donne naissance à un autre organisme qui lui est semblable n’est donc vrai que statistiquement. »

Il reviendra sur la question quelques pages plus loin : « Si l’être vivant primitif avait toujours donné naissance à système identique au sien, la vie aurait probablement disparu depuis longtemps par suite des changements profonds subis par le milieu primitif. » En oubliant d’ailleurs de préciser que les principaux changements subis par le milieu sont ceux que l’activité du vivant lui a imposés. Mais cela lui permet de définir l’évolution comme la somme des transformations intervenues depuis « un état primitif initial » grâce à « la mutation génique qui est un changement héréditaire brusque ».

André Lwoff, par ces quelques pages, venait de définir et peut-être d’inventer le néo-darwinisme. L’évolution des espèces, comme chez Darwin, est une réponse à la pression du milieu (adaptation) mais qui ruse avec la fixité de l’ADN par la mutation aléatoire des gènes – et que le meilleur gagne.

Une fois sacrifié le grain d’encens devant la statue de l’empereur, geste machinal et qui ne mange pas de pain – pardon, je veux dire une fois récité le credo mutation/adaptation, les disputes sérieuses commencent. Ou plus exactement elles reviennent, comme les chapeaux oubliés que ressuscitait la modiste de Marie Antoinette puisque on en trouve déjà certains principes chez le géologue Charles Lyell en 1830[3], en réponse à ses prédécesseurs. Cette querelle oppose le catastrophisme à l’uniformitarisme défendu par Lyell.

Pour la comprendre, il faut revenir sur la définition darwinienne de l’évolution, en particulier sur le rôle du milieu et de la « lutte pour la vie », c’est à dire la chaîne alimentaire et donc, même si le terme est plus récent, l’écologie. L’ensemble du vivant pris comme un système.

Lwoff montre bien que tout système vivant est complexe. On peut certes considérer qu’une étape vers une complexité plus grande est franchie avec le passage de l’unicellulaire au pluricellulaire qui représente par rapport à l’état primitif un système de systèmes. Ensuite, les choses se gâtent. En quoi le mammifère vivipare serait-il plus complexe ou « plus apte[4] » que le saurien ovipare ? Le cycle de reproduction de la douve peut sembler d’une complexité diabolique en face de la sexualisation des souris. L’augmentation de taille du cheval est-elle un progrès ? Et pourtant il y a complexification et cette notion largement intuitive devient repérable en toute rigueur si l’on délaisse les espèces pour s’intéresser à l’écosystème global.

C’est là qu’Hubert Reeves devient intéressant comme porte-parole d’une école qui tend à inclure « l’évolution des espèces » dans un processus plus global de complexification, dans l’histoire de l’univers du Big Bang à nos jours et qui lui fait dire que « la nature est structurée comme un langage[5] » dont les premiers *èmes[6] seraient les quarks et les électrons qui se combinent en nucléons, ces derniers en atomes, ceux-ci en molécules simples, ces dernières en macromolécules, celles-ci en cellules, les organismes pluricellulaires occupant le dernier échelon. J’y ajouterais volontiers un étage pour la socialisation qui commence chez les hyménoptères et culmine avec l’homme. Cette « pyramide de la complexité (…) s’édifie progressivement au cours des âges, en parallèle avec le refroidissement de l’univers ». Lequel joue un rôle : c’est lui qui permet l’émergence des interactions fondamentales donc la formation des *èmes physiques et de leurs combinaisons, qui paradoxalement allume les étoiles, forme par accrétion les planètes et la vie en leur sein. Après quoi le refroidissement de la planète intervient aussi, mais chut ! nous entrons dans les zones de controverse.

Le déroulement du film, vu de loin sans jumelles, comprend quelques grandes étapes : dans les océans, des unicellulaires aux pluricellulaires, avec la sexuation et l’apparition de l’ossature des vertébrés ; puis les sauriens sur la terre ferme ; leur remplacement par les mammifères et enfin le singe à poil rare, nous. Tout ce complique lorsqu’on examine non les apparitions mais les disparitions d’espèces[7]. On date de –3,7 GA[8] l’apparition des premières cellules vivantes, ancêtres communs des archéobactéries et des eubactéries, de –800 MA[9] celle des premiers pluricellulaires, vers –570 MA les animaux à squelette externe, puis vers –500 MA, les premiers vertébrés. Et vers –450 MA, glaciation, disparition de près d’un tiers des espèces et début de la conquête de la terre ferme.

Vers –230 MA, disparition de près de 80% des espèces marines, glaciation, disparition de la plupart des fougères, explosion des conifères, disparition de la plupart des arthropodes, explosion des animaux homéothermes, en particulier sauriens, et des insectes diptères.

Vers –65 MA, extinction de la plupart des sauriens, explosion des mammifères, bouleversements géologiques, formation d’océans.

Vers –3,9 MA, apparition des hominidés, lesquels ne sont jamais que des singes bipèdes. Plus intéressant : vers –1,5 MA, traces de culture (outils au lieu d’instruments opportunistes) et sans doute de langage.

Mes intelligents lecteurs auront sans doute remarqué la coïncidence des extinctions avec quelques soubresauts de la planète, glaciations, volcans et ouvertures d’océans. Cela n’a pas échappé aux paléontologistes, d’où toute une école qui relie l’évolution, mesurée par la fréquence statistique de certains types de fossiles dans des strates bien datées, à des cataclysmes. Les espèces antérieures disparaissent, le milieu se transforme, les survivants aussi puisqu’ils se sont « adaptés », et dans une tragique et grandiose mutation globale, un écosystème remplace le précédent. Il reste bien çà et là des « fossiles vivants » qui parviennent à franchir la barrière mais ce sont de négligeables résidus. Cette théorie, d’abord désignée au XIXe siècle comme catastrophisme et très marquée de la mythologie du déluge, a refait surface sous le nom de cladisme. C’est du grec, évidemment : du verbe κλάω, briser, en particulier de jeunes branches d’arbre.

Les adversaires de cette vision hachée de l’évolution font remarquer que les extinctions se font sur un laps de temps tout de même considérable. Celle des dinosaures s’étale sur une dizaine de milliers d’années, ce qui semble un peu gros pour une chute de météorite létale. Ou même une accélération de la dérive des continents accompagnée de volcanisme. Face aux catastrophistes, Charles Lyell introduit la notion d’uniformité. Selon Rudwick, ce terme recouvre chez lui quatre notions distinctes : 1, la constance des lois naturelles dans l’espace et le temps ; 2, l’uniformité des modes opératoires, on explique le passé avec les mêmes outils dont on use pour le présent ; 3, l’uniformité du rythme de transformation géologique ou gradualisme, qui n’exclut pas des cataclysmes locaux, limités dans l’espace comme dans la durée, aucun n’ayant jamais affecté la Terre entière ; 4, uniformité de l’état physique, c’est à dire absence d’orientation décelable des changements[10]. Le 1 et le 4 ont été sérieusement écornés dans la seconde moitié du XXe siècle puisqu’il est admis par les cosmologistes que les lois de la nature ont elles-même une histoire, celle des émergences racontée par Reeves ; et que même Jacques Monod, autre prix Nobel de la fournée Lwoff, a dû la mort dans l’âme admettre dans son ouvrage Le hasard et la nécessité une forme de téléonomie dans l’histoire de la vie. Il a même recherché dans son dictionnaire de grec de quoi forger le terme téléonomie à peu près inusité en sciences comme dans la langue française, pour éviter l’insupportable concept de finalité, du verbe τελειόω, accomplir, achever, mener à terme, parvenir à maturité ou à la perfection (ce qui comporte toutes les nuances de l’idée de fin) et νομή, partage, répartition qui va donner la notion dérivée de coutume, de loi. C’est exactement le même sens que finalité mais ça ne se voit pas. Le 2 n’est qu’un truisme pour désigner la méthode scientifique. Reste le 3, l’idée de changements graduels, d’un rythme lent, majestueux et surtout uniforme. Exporté de la géologie à la paléontologie, c’est l'opinion que certes, des espèces disparaissent et d’autres apparaissent mais sans heurt global, sans rupture tragique, dans une sorte de ballet continu. L’uniformité du rythme est encore postulée en de nombreux domaines, comme par exemple la proportion de C13 et de C14 dans les macromolécules. C’est même la régularité de la dégradation du C14 radioactif qui permet certaines datations[11].

Peu convaincu par la régularité horlogère des phénomènes géologiques, Stephen Jay Gould a développé la théorie des équilibres ponctués, qui constate l’apparition brusque des espèces qui se perpétuent ensuite « en plateau »[12].

Il traîne encore dans les revues à référés quelques variantes de ces théories de base qui alimentent et diversifient le débat. Dans la plupart des cas, le néo-darwinisme postulé à l’entrée disparaît dans les méandres des hypothèses et manque carrément à la sortie. Cela n’a aucune importance pour publier, l’essentiel étant de brûler son grain d’encens à intervalles réguliers devant la statue du grand Charles, au moins dans une note de bas de page, ou de laisser croire qu’on l’a fait.

Surtout, n’oubliez pas d’évoquer la téléonomie et de désapprendre la finalité !

Sinon ?

Sinon, c’est très simple, quelle que soit la rigueur de vos analyses au laboratoire, vous faites de la « pseudo-science ». C’est socialement mortel.

En fait la bataille est devenue inextricable parce que le débat scientifique en croise un autre, celui qui oppose aux USA les fondamentalistes bibliques à toute autre vision du monde et qui se traduit par une intense activité de lobbying auprès des législateurs – au niveau des Etats plus qu’au niveau fédéral – pour faire supprimer des programmes d’enseignement tout ce qui ne leur plaît pas. C’est à dire, principalement, l’échelle de temps des géologues qui donne à la Terre 4,5 GA plutôt que 4500 ans avant le Christ comptés par les âges des fils de Seth fils d’Adam et les premières dents de Ramsès II[13] ; et l’évolution des espèces opposée à la création divine.

Les créationnistes pourraient rejoindre les partisans de la Terre plate dans une même arche de survie pour visions du monde en voie de disparition s’ils n’étaient pas aussi actifs, virulents et militants.

Je ne résiste pas, avant d’aborder les vraies questions, à la tentation de saborder leur bateau de l’intérieur. Les âges des fils de Seth viennent probablement d’une faute de lecture des scribes de la maison de David qui auraient confondu des signes numériques archaïques, repris de tablettes en cunéiforme, avec les signes phéniciens alors en usage et qui graphiquement leur ressemblent beaucoup. L’ennui, c’est qu’ils n’ont pas la même valeur ! Si l’on écrit en chiffres phéniciens les nombres donnés en toutes lettres en hébreu carré (et traduits à l’identique par les Septante) et qu’on lit les signes obtenus comme si c’était du chaldéen (et la Genèse est écrite en chaldéen, rappelons le), les 900 ans, 700 ans etc. de vie des patriarches antédiluviens deviennent plus normalement des 85, 70 ans, etc. Dès lors, ce n’est pas 1000 ans ou presque qu’on obtiendrait en additionnant cette généalogie mais environ 250 ans et je compte large. Avec les premières dents de Ramsès, l’ensemble de la Bible couvrirait à peu près 2250 ans jusqu’au Christ.

Evidemment, ce mode de calcul et de concordance temporelle est faux d’un bout à l’autre mais même en appliquant leur méthode, on ne peut pas tomber sur leurs dates.

Mieux encore. L’analyse du Poème de la création (Genèse 1) montre trois modes d’action divine : créer, dire et séparer. Créer, c’est en hébreu le verbe bara qui ne peut avoir que Dieu comme sujet. Il intervient trois fois : à l’origine, au verset 1, avec un hébraïsme qui nomme une totalité, Dieu créa « les cieux et la terre », c’est à dire le visible et l’invisible, le monde matériel et le monde spirituel ; au verset 21 pour les êtres vivants ; au verset 27, et c’est un triple bara qui crée l’homme.

C’est évidemment sur le verset 21 que se basent les créationnistes mais au verset 20, le précédent, on trouve Dieu dit : « Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l’oiseau vole au dessus de la terre au firmament du ciel. » Puis, au verset 24, on retrouve la forme classique : Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, petites bêtes, et bêtes sauvages selon leur espèce ! » Et il en fut ainsi. Dans cette parole créatrice qui rythme toutes les émergences dans le Poème, il est clair que c’est à la matière de la planète, les eaux, la terre, qu’est donnée la fécondité de produire la vie. Entre ces deux étapes, fécondité des eaux et fécondité de la terre ferme[14], vient le verset controversé : Dieu créa les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce, dont grouillèrent les eaux, et tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. Et Dieu les bénit en disant : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez les eaux dans les mers et que l’oiseau prolifère sur la terre. »

Ah, ah, disent les créationnistes, selon leur espèce ! A quoi un hébraïsant répondra que ce bara est commun à tout le vivant mais qu’il apporte la faculté de diversification, de spéciation, tandis que la bénédiction donne le pouvoir de se reproduire. En d’autres termes, Dieu bara, Dieu créa… l’évolution des espèces !

Elle est bonne, non[15] ?

(à suivre…)



[1] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957 ; réed. Folio, p. 78 et sq.

[2] André Lwoff, L’ordre biologique : une synthèse magistrale des mécanismes de la vie, Laffont, Paris, 1969.

[3] Charles Lyell, Principles of geology, 3 tomes, 1830-1833.

[4] A quoi ?

[5] Hubert Reeves, L’heure de s’enivrer : l’univers a-t-il un sens ?, Seuil, Paris, 1986, pp. 54-57 de l’édition Points Seuil.

[6] Ce suffixe conventionnel désigne en linguistique et dans les disciplines connexes les « briques élémentaires » : un phonème est la plus petite unité sonore prononçable, un morphème la plus petite unité linguistique formelle ayant du sens, un mythème la plus petite unité de construction d’un récit mythique, etc. Mais comment qualifier quarks et électrons dans la pyramide physique ? J’ai donc remplacé le radical problématique par l’étoile, autre convention de linguistes pour désigner un état reconstitué et donc hypothétique.

[7] Histoire d’embêter les écolos idéologiques : il a disparu plus d’espèces au cours des milliards d’années qui précèdent l’homme que depuis qu’il a inventé l’épieu, l’agriculture et la bombe atomique.

[8] 1 GA = 1 « giga-année » = 1 milliard d’années.

[9] 1 MA = 1 million d’années

[10] M.J.S. Rudwick, The meaning of fossils, MacDonald, London, 1972.

[11] Or rien ne garantit que cette proportion n’ait pas varié au cours du temps de manière statistiquement significative. Les archives des datations « physiques » (C14, thermoluminescence, etc.) sont pleines d’anomalies jetées courageusement sous le tapis.

[12] Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, trad. Bernard Ribault, Grasset, Paris, 1990, p. 284. Je cite ce que j’ai sous la main, mais tout Gould serait à relire.

[13] Ce sont les mêmes qui veulent absolument faire de Ramsès II le pharaon de Moïse sans jamais tenir compte des sources égyptiennes ; et tant l’ont crié que Cecil B. de Mille a fini par le croire, ce qui nous valut quelques séquences grandioses des Dix commandements. J’ai rarement autant ri, sauf peut-être au début du premier Frankenstein.

[14] Dont on notera, si l’on tient au concordisme, que leur ordre de succession est conforme aux leçons de la paléontologie…

[15] Elle a déjà été vue par certains Pères de l’Eglise, en particulier Grégoire de Nysse dans son commentaire sur la Genèse.

No comments: