Monday, September 05, 2005

Impertinentes contributions au problème de la Tradition Primordiale4

Mythes et symboles

Ni l’examen des modes de saisie du temps ni l’exploration des états de conscience ne nous ont permis d’atteindre et de justifier l’opposition tradition/modernité telle que la revendiquent ésotéristes et rationalistes. Nous avons été renvoyés aux potentialités de l’homme les plus générales, y compris la construction de systèmes de valeur pour les encadrer. Mais, nous assure-t-on, tout changerait si nous scrutions le langage de chacun des deux camps, langage étant pris ici au sens le plus vaste comme façon de dire et de se dire, et non au sens d’idiome. La pensée traditionnelle s’exprimerait par les récits mythiques et les symboles, porteurs de connaissance essentielle, par opposition au discours linéaire rationnel de la modernité qui ne décrirait que des savoirs parcellaires et superficiels. A cette affirmation des traditionalistes a répondu, du XVIIIe siècle des Lumières à la première moitié du XXe, le mépris savant pour la « pensée prélogique » de « primitifs » bâtissant des fables pour « expliquer » des « phénomènes naturels mal compris »[1] ou justifier la prise de pouvoir d’une caste cléricale cynique sur un peuple obtus, ignorant et crédule[2]. Légèrement adouci, encore qu’un ethnocentrisme larvé se laisse encore deviner dans les marges, ce jugement laisse place depuis la fin des années 50 aux études sur l’imaginaire et aux analyses structurales. Les courants les plus bienveillants à l’égard du mythe ou de la tradition s’appuient sur les travaux de Jung qui y décèle la présence d’archétypes, matrices psychologiques de l’inconscient collectif. Jamais sans doute l’on n’a autant commenté les récits mythiques ni tenté de les déchiffrer — mais notons que, ce faisant, c’est à peu près toujours le discours de l’autre que l’on examine ainsi de l’extérieur. Jung élabore sa théorie en comparant les rêves de ses patients au patrimoine artistique de l’antiquité, aux écrits alchimiques du XVIIe siècle, plus rarement à des récits mythiques découverts dans les rapports d’ethnologues. Lévi-Strauss utilise aussi la méthode comparative pour rapprocher les mythes amazoniens d’un immense bric-à-brac de l’imaginaire où Sophocle côtoie Labiche[3] et les Jivaros l’Histoire naturelle de Pline[4]. Quant à Gilbert Durand, sa « table isotopique des images[5] » est censée couvrir tout le champ des grandes mythologies de l’antiquité, des romans médiévaux, de l’art pictural et de la littérature de tous les temps, sans oublier non plus les traités alchimiques. Mais, subrepticement, ces études rétablissent la coupure entre le professeur d’université, capable d’analyser les oeuvres et d’en dégager le sens à l’aide d’outils rationnels comme la théorie linguistique, et les producteurs de ces mêmes oeuvres, inconscients du sens qui passe à travers eux. Tout est mythe pour l’ethnologue comparatiste, sauf les rites et les symboles de la Sorbonne. La cérémonie des soutenances de thèse, par exemple, n’a pas sa place dans l’étude de Van Gennep sur les rites de passage[6]. On étudie l’espace, avec les oppositions du haut et du bas, de la gauche et de la droite, du choeur et du récitant par exemple dans le théâtre grec ; mais pas la disposition des salles de cours et des amphis ni, ce qui serait encore plus provocateur, le laboratoire du physicien nucléaire.
Si nous nous plaçons dans le champ traditionaliste, y compris ses exégètes universitaires bienveillants, mythes et symboles apparaissent comme le langage du sacré ou, ce qui revient au même, de la surconscience. Nous avons déjà remarqué combien la métaphore est présente dès que l’on tente de partager les états d’éveil. Nous aurions affaire, si nous en croyons aussi bien Guénon que Mircea Eliade, Jung ou Gilbert Durand, au langage même de l’origine, langage intemporel intimement présent en l’univers comme en l’homme, langage polysémique et buissonnant mais qui, in fine, se ramène à quelques notions clefs : le Centre, l’Axe du monde, l’opposition héroïque de la Lumière et des ténèbres chaotiques, du haut et du bas, du ciel et de l’enfer, la matrice féconde, etc. L’oeuvre de Guénon tourne autour de cinq ou six signifiés auxquels il ramène le foisonnement des signifiants[7] ; Jung, sans se prononcer sur le nombre total des archétypes, en étudie tout au plus une dizaine qu’il reconnaît au travers d’un fouillis de variantes ; Gilbert Durand propose une typologie en deux « régimes de l’image », diurne et nocturne, ce dernier se subdivisant en nocturne au sens strict et hermésien, tendant à la réconciliation des contraires[8]. Une telle démarche n’est pas entièrement nouvelle. Elle s’apparente à l’effort de Moïse de Léon et des grands kabbalistes du XIIIe siècle pour ramener le monde et l’âme humaine à la typologie en dix registres qu’est l’arbre séphirotique, ainsi qu’aux travaux de Raymond Lulle sur une structuration du réel en neuf qualités fondamentales. L’ethnologie montre d’ailleurs de nombreux exemples de telles typologies et l’ésotérisme voit éclore sporadiquement des « structures absolues »[9] qui n’ont qu’un défaut, leur incompatibilité mutuelle. Impossible, en effet, de passer d’une manière simple des 10 séphiroth aux 4 éléments de la médecine hippocratique, qui d’ailleurs deviennent 5 en Chine ; ou même des 22 lettres hébraïques aux 22 arcanes majeurs du Tarot[10]. On ne peut qu’appliquer indépendamment chacune de ces grilles à l’élucidation du réel. Ce qu’elles auraient en commun, ce serait la démarche d’un décrire-construire typologique-systémique plutôt que causal.
Une telle approche tend à se dégager de la temporalité, à penser de manière synchronique plutôt que diachronique, ce qui est parfaitement légitime et souvent éclairant, à condition de le préciser. Faut-il l’opposer avec hargne à la démarche causale « moderne », forcément historicisante (la cause se place avant l’effet), ou considérer que nous retrouvons les saisies conscientielles du temps dont nous avons déjà montré l’universalité et la coexistence ? L’opposition serait d’autant plus absurde que la science contemporaine connaît et utilise le mode typologique-systémique, par exemple dans l’étude des particules élémentaires[11], de la chimie[12], que ce soit celle de l’inerte ou celle du vivant, de l’écologie, conjointement avec l’approche causale et que les deux points de vue se nourrissent mutuellement beaucoup plus qu’ils ne s’excluent.
De manière le plus souvent implicite, toutefois, il semble acquis, tant pour les ésotéristes que pour les chercheurs de la mouvance Eliade-Durand, que le domaine du mythe ne relève que d’une étude synchronique, laquelle révélerait pour les uns la permanence de structures fondamentales en l’homme et pour les autres le message métaphysique de la tradition. Les symboles et leur dramaturgie au travers du récit mythique bénéficieraient ainsi, à l’instar des Idées platoniciennes, d’un statut ontologique particulier. Ils feraient langage, certes, mais un langage qui n’aurait à la limite d’humain que ses variantes locales, un langage qu’il faudrait extraire de la relation entre locuteurs. Dans une perspective déiste, ce serait la langue divine de la Genèse : Dieu dit et cela fut ; dans une perspective moniste, on arrive au vertige d’un langage sans locuteur.
Qu’on nous permette de redescendre de ces hauteurs sublimes et de poser comme hypothèse de travail qu’il s’agit d’un langage humain, parlé par des hommes à l’intention d’autres hommes car, après tout, avant l’écriture, le mythe fut un chant psalmodié par et dans des communautés vivantes. Nous oserons plus impertinent encore : peut-on dater l’apparition d’un mythe, d’un symbole, d’un archétype ? Leur émergence s’inscrit-elle aussi dans une histoire[13] ?

Du Cargo au Minotaure

Il existe au moins un mythe que les exégètes de la tradition ne prennent jamais en considération : le Cargo, qui sous-tend dans les îles du Pacifique sud toute une cosmogonie, une eschatologie, justifie un tissu social et même des revendications d’indépendance politique. Tout cet ensemble mythique, religieux, contestataire et identitaire, foisonnant, vivace et mille fois moins naïf que ne le voudrait notre ethnocentrisme occidental est apparu en 1885 aux îles Fidji, s’est renforcé vers 1944 après le passage des troupes américaines et semble encore dans une phase de croissance et d’élaboration[14]. Les variantes semblent situer le rôle et la fonction de chaque famille ou de chaque quartier, mais elles buissonnent sur un tronc à peu près stable. Le Cargo, c’est le navire d’abondance qui doit venir dans le temps eschatologique, envoyé par les Ancêtres, à la fois dispensateur des richesses vitales (nourriture, vêtement, etc.) et arche de survie emportant les élus mélanésiens vers le vrai monde. Il appartient aux dieux ; les Blancs soit s’en sont indûment emparés, soit l’ont plagié mais de manière dérisoire ; de toute façon, ils seront exclus de l’avènement véritable à cause de leur gloutonnerie, de leur brutalité et de leur irrespect. Ce jugement, entre parenthèses, en dit long sur le comportement des marins en escale de ravitaillement, des colons, des militaires des guerres du Pacifique et autres trafiquants et aventuriers au travers desquels les Mélanésiens ont connu les Occidentaux depuis le XVIIIe siècle. A partir de l’espérance du Cargo, tout l’ordre du monde est reconstitué, fonctions sociales, valeurs, interdits et rites, cycles saisonniers, tout les « savoirs ethniques » intégrés dans un vaste système de sacralisation. On assiste en particulier à la destruction rituelle de tous les biens actuellement possédés afin qu’ils soient remplacés par leurs homologues régénérés transportés par le Cargo. Il ne s’agit pas tant d’une croyance naïve au premier degré que d’un acte de recréation du monde, de plus contestation active du système économique importé par le capitalisme occidental.
Le caractère syncrétique du culte du Cargo a frappé tous les observateurs. Il intègre des données proprement mélanésiennes et des bribes de récits bibliques. Mais son intérêt, à notre sens, ne réside pas dans ses diverses racines mais dans son déploiement en réponse à un choc culturel. Il nous éclaire sur la fonction adaptatrice du mode mythique, d’autant plus vivace que le choc fondateur est récent — ici, l’installation des Blancs et la façon dont leur économie s’est imposée sans tenir compte des réalités culturelles et humaines antérieures, le plus souvent pour des nécessités stratégiques car les îles mélanésiennes renferment très peu de matières premières indispensables (un peu de bauxite aux îles Salomon, un peu de cuivre et de pétrole en Papouasie). L’un des résultats de cette implantation se traduit par une dette extérieure galopante. L’eschatologie, l’avènement du Cargo, rejoue en positif l’irruption déculturante négative, ou négativement perçue, de l’arrivée des Blancs sur leurs bateaux (variante : l’avion Cargo rejoue positivement les aérodromes provisoires de la dernière guerre américano-japonaise, qui apportaient à la fois le chocolat et... les bombes ! l’un ne compensant guère l’autre) ; elle permet une revalorisation identitaire, elle permet aussi de donner sens aux épisodes meurtriers de la bataille du Pacifique opposant sur le territoire des natives deux antagonistes totalement étrangers à leur univers propre. Imaginons deux escadres extra-terrestres venant régler leurs comptes dans notre espace aérien, débarquant épisodiquement sur la Terre et repartant sans que nous puissions comprendre les enjeux ni les motivations des combattants, détruisant au passage certaines de nos villes, faisant des morts, des blessés, des ravages qui nous touchent pour une guerre qui ne nous concerne pas.
La culture mélanésienne est partiellement maritime, puisque ce sont des îles, et le Cargo reprend des éléments de mythes de navigation qui lui sont sans doute antérieurs. Le syncrétisme biblique s’appuie sur un chapitre lui-même mythique, celui de l’Arche de Noé, c’est-à-dire ce qui, dans l’enseignement des missionnaires, faisait le plus immédiatement sens pour des peuples qui avaient déjà vécu raz-de-marée, typhons et autres « déluges ». Sa réinterprétation dans le Cargo, toutefois, répond à la situation du présent, accompagne et sans doute permet la reconstruction culturelle après un traumatisme collectif. Il serait tentant de voir si les mythes qui, pour nous, appartiennent à l’histoire et à notre mémoire n’ont pas joué le même rôle pour les peuples qui les ont élaborés. Or il existe au moins un récit mythique grec que l’on pourrait aisément analyser dans cette perspective, celui du Minotaure. Chacun connaît l’histoire. Pasiphaé, épouse volage du roi crétois Minos, prend pour amant un taureau et, de ses amours bestiales, naît un monstre hybride, sanguinaire de surcroît. Minos fait construire le labyrinthe pour l’y enfermer mais le Minotaure exige, tous les sept ans, que lui soient livrés sept garçons et sept jeunes filles vierges, et le tribut humain doit être payé par les Grecs. Le héros Thésée se laisse emmener parmi les victimes, séduit la jeune Ariane, demi-soeur du monstre, qui lui donne le fil grâce auquel il retrouvera son chemin dans le labyrinthe ; il tue le Minotaure, ressort du piège, enlève Ariane et l’abandonne de manière peu chevaleresque sur l’île de Naxos.
Voici donc pour le mythe, mais examinons l’histoire. Les Achéens s’installent en Grèce continentale vers le XXe siècle avant notre ère ; ils se trouvent au contact direct de la plus grande civilisation de l’âge du bronze alors en plein essor, qui couvre la Crète et les îles de la mer Égée[15]. De ces Égéens, ils reçoivent à peu près tout, l’art du bronze, la mode vestimentaire, la poterie fine, la fresque, la façon de bâtir, la navigation et deviennent sans doute bilingues[16]. Bref, ils s’acculturent, tout en restant économiquement et politiquement en situation inférieure, sans doute tributaires et sans droit de décision dans l’oligarchie des « rois marchands ». Vers le début du XVe siècle, ayant assimilé pratiquement toute la culture égéenne et leurs élites ayant atteint le même niveau de vie, ils commencent à réclamer l’égalité politique avec les « Minos[17] », les principaux rois crétois qui, évidemment, rechignent à partager le gâteau du pouvoir. La situation est assez tendue pour que de premières escarmouches guerrières les opposent[18]. Mais en -1470, l’explosion de l’île volcanique de Thèra (Santorin) ravage toute la région. Les géologues, reconstituant le cataclysme dû à la pénétration accidentelle de l’eau de mer dans la chambre magmatique située sous l’île, évaluent actuellement la puissance explosive à environ 200 à 500 mégatonnes, chiffre le plus récent mais non définitif et qui pourrait être revu à la hausse[19] ; outre les jets de pierre et le nuage obscurcissant toute la Méditerranée orientale durant plusieurs jours, dont on trouve trace dans la Bible puisque c’est la neuvième plaie d’Égypte[20], un raz-de-marée dont la vague faisait 200 mètres de hauteur a ravagé toutes les côtes. La civilisation crétoise ne s’en est pas relevée, malgré les efforts des survivants attestés par les réparations des palais et des villes et, deux décennies plus tard, les Achéens envahissaient la Crète et s’assuraient l’hégémonie maritime. Cette explication de la fin rapide de la civilisation minoenne, proposée par Haroun Tazieff et tous les géologues qui ont étudié la question, est désormais admise par les historiens. L’hypothèse d’une civilisation vieillie et décadente supplantée par de jeunes loups au sang plus frais, défendue au début du XXe siècle et jusque dans les années 60, ne semble plus avoir de partisans.
Éléments du mythe et événements historiques se mettent aisément en rapport :
Mythe du Minotaure
Histoire
Pasiphaé amante du taureau
Jeux tauriques en Crète, analogues à la course landaise, les filles y participent, attestés par les fresques de Cnossos
Minotaure agressif, tapi au fond du labyrinthe
Volcan, menace tapie au fond des grottes de la montagne de Thèra
Rôle de Dédale l’ingénieur, qui construit le labyrinthe
L’ingénierie, en particulier du métal, semble avoir été développée // secret et monopole crétois de la technologie du bronze
Tribut de filles et de garçons
Achéens tributaires, otages possibles ou éducation en Crète des jeunes nobles
Thésée tue le Minotaure
Victoire des Achéens après l’explosion
Grâce à l’aide d’Ariane
Rien ne semble avoir empêché les alliances matrimoniales
Qu’il abandonne, l’ingrat !
Les Achéens vainqueurs n’aident pas les Crétois à se relever, malgré tout ce qu’ils leur doivent

Dans le récit historique, on reconnaît aussi la trame de l’Atlantide de Platon, à deux détails près : Thèra ne se trouve pas « au delà des colonnes d’Hercule » et l’archipel égéen, même ressoudé par l’imaginaire en une seule île, ne serait pas « plus grand que l’Asie et la Lybie réunies ». Le récit du Timée et du Critias a subi une amplification et un rejet dans l’espace océanique mal connu, autant dire dans l’espace mythique[21]. Malgré ces déformations, pour obtenir un récit qui suit à peu près les événements, Solon dut passer par les archives des prêtres égyptiens de Saïs. Aucune chronique grecque, aucun chant homérique même ne fait état de l’explosion de Thèra qui détruisit, outre la civilisation égéenne, pratiquement tout l’équilibre politique des peuples de Méditerranée orientale. Cependant, les chroniqueurs grecs placent le règne de Minos à la fin du XVe ou au début du XIVe siècle, c’est à dire très peu après l’époque où eut lieu l’éruption, ce qui confirme l’assimilation mythique du volcan au Minotaure[22]. Or le cataclysme survient pendant que les Achéens entrent en rébellion contre leurs civilisateurs, avec qui ils vivaient en paix et sur un pied de presque égalité depuis plusieurs siècles comme en témoignent aussi les fresques des tombes mycéniennes et du palais de Tirynthe[23] ; ce type de conflit ne va jamais sans un zeste de mauvaise conscience. Notons qu’au lieu de pousser immédiatement leur avantage, ils attendent vingt ans, soit une génération, pour reprendre l’offensive. Tout cela indique à quel point l’explosion de Thèra fut collectivement traumatique. Le mythe du Minotaure permet de reconstruire autour de ce noyau traumatique sans le nommer clairement : c’est Minos, le Crétois, qui garde le monstre au fond de son île, qui l’impose comme menace au monde en même temps qu’il domine les autres peuples, et Thésée apparaît comme un libérateur. Ce n’est d’ailleurs pas le seul mythe où se lirait l’ambivalence des sentiments envers les Crétois. Minos et son frère Rhadamante deviennent juges des Enfers : leur sagesse est rejetée au royaume des morts mais continue de peser sur les destins grecs. Zeus fut nourri en Crète, ainsi que d’autres dieux ; mais Epiménide dit que les Crétois sont menteurs... Ariane, la donatrice de repères et des moyens de la victoire, est abandonnée par l’achéen Thésée mais épousée par le dieu-qui-vient, Dionysos l’Étranger. En d’autres termes, sur le plan collectif, les Grecs semblent avoir connu le retour du refoulé, avoir su qu’il fallait lui donner place au moins dans les symboles.
Cette interprétation permet de dater le mythe du Minotaure, qui ne pouvait apparaître qu’à la fin du XVe siècle dans la foulée des événements, sans pour autant l’épuiser. Nous ne rejetons pas les autres exégèses qui en furent faites. L’affrontement avec le monstre hybride peut évoquer l’initiation, la connaissance de soi, le parcours énergétique au travers des circonvolutions cérébrales... Le propre d’un mythe réussi semble d’ailleurs de susciter une multitude inépuisable de sens, une fois remplie sa fonction adaptatrice dans le présent de son apparition. Sinon, sans doute disparaît-il.

Mythos, Logos et Oneiros

En grec, le mythos est la parole chantée du conteur par opposition au logos, le discours argumenté du philosophe, de l’avocat ou du politicien. Et, disent les petits malins ou les amateurs de paradoxe, le mythos est une parole vraie, alors que le logos peut mentir. Il y a quelque chose à creuser dans cette boutade attribuée à plusieurs auteurs et sans doute apocryphe, quelque chose que ne démentirait pas la publicité moderne[24]. Le plus rationnel des argumentaires peut mener à des conclusions fausses ; les sophistes, d’ailleurs, se faisaient forts d’apprendre à leurs élèves à démontrer tout et son contraire et, sans aller jusqu’à ce cynisme de prétoire, les exemples ne manquent pas dans l’histoire des sciences. On connaît celui d’Arago prédisant aux usagers du chemin de fer mille maux à commencer par l’étouffement s’ils s’obstinaient à rouler à la vitesse folle de... 25 km/h. Il est des bourdes rationnelles plus subtiles, qui ne feront rire que les spécialistes, comme l’obstination d’Einstein à refuser l’expansion de l’univers, alors qu’elle seule donnait une solution compatible avec les mesures à ses propres équations. Mythes et symboles jouent sur un autre registre et les créateurs de spots publicitaires l’ont appris à leurs dépens : si l’on se trompe d’image clef, de rappel mythique, les consommateurs suivront la leçon du mythe et pas l’argumentaire de vente.
Le logos, à l’évidence, s’adresse à l’intellect dont il serait le mode d’expression le plus adapté. Mais on peut alors se demander ce que le mythos touche en l’homme, ce qui le rend plus « vrai », en tout cas plus immédiatement opérant que la démonstration rationnelle. C’est bien le Cargo en Mélanésie et le Minotaure chez les Achéens qui permettent de se relever collectivement d’un choc traumatique, et non l’analyse économique des ressources potentielles des îles ou les considérations volcanologiques d’Empédocle, d’ailleurs plus tardives. Les études menées depuis un bon demi siècle ont fait justice de la hiérarchisation chère aux premiers ethnologues, de Frazer à Lévy-Bruhl : le mythe n’est pas une parole archaïque, « prélogique », un balbutiement de peuples en enfance qui s’opposerait à la raison des peuples adultes ; les deux modes coexistent sans doute depuis les origines de l’humanité et ne cessent d’interagir. Derrière chaque théorie scientifique, on trouverait à la fois une élaboration logique (logico-expérimentale, plus exactement) et un substrat mythique[25]. Un psychologue comme Jung tendrait à penser que le mythe concerne les affects ; ce n’est sans doute pas entièrement faux puisque nous venons de voir que le Cargo ou le Minotaure jouent un rôle dans la guérison des traumatismes collectifs. Mais cette approche ne résoud rien ou, plus exactement, elle exigerait que l’on puisse comprendre ce qu’est l’inconscient collectif, ce que sont à ce niveau les affects, comment s’articulent psychisme individuel et psychisme collectif. Ces questions, pourtant explorées par Durkheim, ont été évacuées des recherches sociologiques. Il est difficile de les aborder de front et de sauvegarder le modèle de la conscience vigile insulaire, de réduire la communication entre les hommes aux données sensorielles et au langage.
Une expérience menée dans le cadre de la recherche sur le rêve par l’association Oniros dans la nuit du solstice d’hiver 1990, expérience à laquelle nous participions, fut particulièrement riche d’enseignements. Sous le titre Rêve planétaire, il s’agissait de tester l’existence de l’inconscient collectif, ainsi que plusieurs affirmations de nos collèges américains, en particulier l’idée que le rêve obéissait aux consignes données à l’endormissement et permettait de trouver des solutions aux problèmes concrets. Nous avons élaboré une consigne à la fois précise et ambiguë, demandant par voie de presse à qui voudrait participer, et cela dans une dizaine de pays, de « rêver pour la Terre ». Les traductions ont respecté l’ambiguïté : rêver pour (aider) la Terre (trouver des solutions aux grands problèmes planétaires comme la pollution ou la famine) ou rêver (pour) en lieu et place de la Terre (s’identifier à elle). Nous avons recueilli près de 200 rêves français, le réseau onirique américain a fait la synthèse de plusieurs centaines d’expériences oniriques anglo-saxonnes, une dizaine de textes nous venaient du Mexique et une poussière de récits dispersés du reste de l’Europe[26].
Certains aspects nous intéressent particulièrement ici. La mise en évidence de l’inconscient collectif signifiait pouvoir, dans la diversité des récits de rêve, opérer un regroupement thématique clair et, si possible, reconnaître des trames mythiques connues. La première exigence fut remplie au delà de nos espérances (voire contre les attentes d’une partie de l’équipe) ; elle a même permis de relever à la fois des préoccupations réellement « planétaires », c’est-à-dire transculturelles, et des différences culturelles par la fréquence, l’absence ou la prégnance de certains motifs oniriques. C’était la première fois que l’on tentait de mettre en évidence l’inconscient collectif par des méthodes expérimentales et non par le comparatisme de mythologies et/ou d’oeuvres d’art. Ajoutons que, si toute l’équipe de chercheurs était impatiente de connaître les résultats, la gamme des motivations et des a priori individuels couvrait un assez large spectre, du rationaliste affirmé au jungien convaincu en passant par l’écologiste militant et plusieurs positions intermédiaires. La seconde exigence, la parenté avec des récits mythiques connus, pose autant de questions qu’elle n’en résoud. Ces parentés existent, comme nous avons pu le montrer par les rêves d’arbres, au point de faire resurgir l’arbre lumineux des romans arthuriens ou l’assimilation médiévale de l’arbre et de la femme. On trouve également le déluge régénérateur ou le labyrinthe menant au centre du monde, ainsi qu’une course de centaures. Mais il surgit aussi des motifs inconnus des mythes actuellement répertoriés, des images partagées par plusieurs rêveurs comme les boules Terre, les nuages porteurs de présages et les chars antiques courant dans le ciel ou dans l’eau. Ces rêves ressemblent plutôt à des germes mythiques encore dans les limbes. Un thème assez prégnant décrit une société totalitaire qui semble s’appuyer à la fois sur l’expérience historique du XXe siècle, nazisme ou stalinisme, et sur une archétypisation de cette expérience, proche de ce que l’on trouverait dans la littérature de science-fiction[27].
Nous sommes obligés de conclure que des liens étroits unissent le mythe et le rêve nocturne, qu’il ne s’agit pas d’une assimilation métaphorique. Non seulement le rêve réactualise les mythes et les symboles présents dans la mémoire collective, mais il semble participer fortement à la mythopoièse. Les boules Terre, en particulier, transforment en archétype le choc collectif des photographies prises par les missions Apollo depuis l’espace profond ou la surface lunaire. La rotondité de la Terre était sans doute connue depuis l’antiquité grecque, mais entre ce savoir porté par le logos et la vision de la « planète bleue » telle que la verrait un voyageur cosmique, il y a un abîme. Ce nouvel archétype transforme, par exemple, la conscience cyclique du temps : un des rêveurs voit la Terre usée remplacée à chaque solstice par une Terre chargée d’énergie prise dans un tas de billes en attente. Ainsi, un savoir du logos peut passer dans le mythos à la faveur d’un choc culturel, négatif ou positif, et il semble que l’activité onirique intervienne dans cette transformation.
On sait peu de choses, de manière certaine, sur les fonctions du rêve. A moins de lui dénier tout sens, ce qui arrangerait les rationalistes mais ne semble pas correspondre aux faits, il faut noter que de nombreux indices suggèrent un rapport avec la mémoire. Les expériences menées sur des apprentissages de type logique restent très contradictoires ; mais ne serait-ce pas parce que le rêve fixe ou transforme des apprentissages sur le mode mythique ? Les fonctions du rêve et celles du mythe, aux niveaux individuel et trans-individuel ou culturel, ne seraient-elles pas les mêmes ? Que nous ne puissions pour l’instant en donner une liste exhaustive est une autre question. Mais, en ce cas, il faudrait revoir le problème de l’antériorité ou de l’archaïsme de la pensée mythique car le rêve nocturne n’est pas une spécificité humaine, il apparaît avec les animaux à sang chaud, timidement chez les oiseaux et fortement chez tous les mammifères, ce qui signifie d’un point de vue neurologique qu’il nécessite le cortex en plus du système limbique (le cerveau archaïque), mais pas le néocortex ; la pensée logique, elle, ne saurait se passer de ce dernier[28]. Le mode mythique serait donc effectivement originaire, aussi originaire que le corps de l’homme et que son ancrage dans l’animalité. Et, d’une manière paradoxale, c’est pourtant lui qui permet de décrire ou d’appréhender les émergences de la surconscience.
Ce paradoxe des extrêmes choquera sans doute ceux qui n’ont vu dans le mythe que le langage des hauteurs, de la fine pointe de l’être. Il se résoud cependant si nous l’envisageons de manière dynamique et diachronique plutôt que comme un donné immuable. Stephen LaBerge, étudiant de manière expérimentale, au laboratoire, le rêve lucide, a réussi une importante percée : la communication en temps réel entre un rêveur et un veilleur[29]. Au départ, il s’agissait d’un code rudimentaire basé sur une caractéristique biologique du sommeil paradoxal durant lequel surviennent les rêves organisés, ceux qui comportent un scénario et peuvent être racontés au réveil. Durant cette phase, l’atonie musculaire est presque totale, n’exceptant que le coeur, les muscles nécessaires à la respiration et, nul ne sait pourquoi, ceux qui gouvernent les organes sexuels et les yeux. Les mouvements oculaires sont même particulièrement rapides. LaBerge a pu constater qu’ils suivent l’imagerie onirique. Ses « onironautes[30] » instrumentaient cette particularité pour signaler par un va-et-vient des yeux leur entrée en rêve lucide[31] et l’accomplissement de « tâches » prévues comme compter ou chanter en rêve. Dans une seconde phase, grâce à un gant amplificateur, le code a pu se complexifier par des micro-mouvements des doigts. Il a donc pu vérifier que le récit de rêve recueilli au réveil ne trahit pas le contenu onirique indiqué lors de la communication pendant le sommeil paradoxal. Cela peut sembler trivial mais c’était une question importante : la phase de réveil transformait-elle la mémoire onirique, l’adaptait-elle aux exigences de cohérence de l’état de veille en la restructurant ? La réponse est clairement non, la mémoire du rêve ne trahit pas le rêve, ce qui signifie pour notre propos que la mythopoièse onirique n’est pas une ressaisie des images dans une structure vigile mais un phénomène réellement constitutif du rêve.
LaBerge a constaté ce que nous avons appelé le paradoxe des extrêmes, l’enracinement dans l’animalité et la capacité du rêve de devenir le lieu et le langage d’une expérience spirituelle, ce qu’il nomme « le plus haut », facilitée par la lucidité onirique[32]. Il montre quelques exemples de l’émergence en rêve lucide des états de surconscience et d’éveil au sens traditionnel, éveil qui, pour naître dans le sommeil du corps, n’en demeure pas moins vivace à l’état de veille. A partir de là, il émet l’hypothèse d’une fonction du rêve comme facteur d’évolution, évolution des espèces animales jusqu’à l’homme et, chez ce dernier, aide à ce que l’on pourrait nommer l’émergence de l’ange hors de la gangue bestiale. L’évolution, dans cette perspective, n’est pas pensée de manière darwinienne comme « lutte pour la vie », jeu égoïste du hasard et de la nécessité, mais comme tension du cosmos vers un surcroît de conscience.
Cette vision évolutionniste bat en brèche de manière frontale la doctrine des quatre âges dont nous avons souligné le caractère profondément entropique. Elle est cependant difficilement réfutable au vu des données de la paléontologie. Personne ne peut plus nier, sauf à se réfugier dans une croyance schizophrénique, que la matière précède la vie, que cette dernière commence par les monocellulaires, passe par les invertébrés marins de l’ère primaire, les sauriens de l’ère secondaire, les mammifères et les préhominiens pour aboutir à l’homme que nous sommes, lequel commence à s’exprimer culturellement il y a environ 40 000 ans. L’histoire de la Terre peut se lire comme histoire de la cérébralisation d’un point de vue neurologique et de la conscientisation d’un point de vue plus philosophique. Toutefois, cette lecture linéaire reste insuffisante et, à bien des égards, naïve ; la conscience mythique-cyclique du temps introduit des battements qui pourraient se traduire par une suite d’avancées et de reculs, de pertes et de retrouvailles. Et nous avons vu qu’il existe des cycles repérables jusque dans la chimie du vivant.
Elle n’explique pas, en particulier, la valorisation de l’origine prégnante dans la conscience mythique sauf si l’état perçu comme originaire-régénérateur par les cultures traditionnelles traduisait en fait un « appel du futur ». Mais il faudrait alors postuler que l’information peut circuler à rebrousse-temps sur des durées considérables, de plusieurs millénaires au moins, c’est-à-dire que les « potentiels avancés » suggérés par le physicien Olivier Costa de Beauregard[33], où l’effet précède la cause, jouent à l’échelle cosmologique aussi bien qu’en microphysique, ce qui est très loin d’être établi. On pourrait aussi penser que le sentiment de régénération viendrait d’une décharge de phényléthylamine déclenchée chez les participants par les rites de renouvellement annuel. Cela non plus n’est pas mis en évidence. De plus, comme nous l’avons vu, la perception du temps n’est pas seulement linéaire ou cyclique, l’origine se présente comme « toujours-là » de façon latente, en quelque sorte transversale au temps qui s’écoule ou ondule. Ce « temps immobile » fait partie intégrante de certaines formes d’extase, surtout lorsque leur contenu se résume à la perception d’une lumière isotrope. Tous ceux qui l’ont éprouvée disent en ressortir emplis d’énergie, comme s’ils avaient éliminé toute fatigue physique ou psychique — ce qui signifierait, d’un point de vue biologique, tout le lactate accumulé dans les muscles ou le cerveau. Il ne s’agit donc pas d’un simple effet PEA.
La théorie évolutionniste non darwinienne que nous venons de décrire, souvent dénommée complexification croissante par les cosmologistes[34], n’est pas niable sans beaucoup de mauvaise foi. Notons tout de même que ses adversaires se recrutent dans les deux camps antagonistes, celui des traditionalistes sur qui le seul mot d’évolution agit comme la muleta sur le taureau, et celui des positivistes qui craignent le retour de la vieille « cause finale » des scolastiques médiévaux. Mais LaBerge se méprend, elle ne peut suffire à fonder ni le rêve ni la mythopoièse sans entraîner des contradictions inextricables.

Rêve mémoire et rêve prescience

Le rêve planétaire nous a montré, disions nous, des germes mythiques. Mais s’il est facile de relier les boules Terre au choc des expéditions Apollo, les autres thèmes surgis ne se laissent pas si aisément déchiffrer. Que font ces chars antiques dans un canal ou parmi les nuages ? Chez l’un des rêveurs, la séquence se transforme en motifs de décoration façon renaissance. Nous retrouvons le temps cyclique et la régénération avec cette image, confirmée par une autre rêveuse : un château Renaissance illuminé par le Soleil, avec une ornementation de cercles et de carrés. Pour le premier, le char céleste est romain, conduit par un personnage aux cheveux longs, habillé de long; ressemblant à un pope. Pour une troisième rêveuse, il s’agit de chars de guerre antiques. Dans tous les cas, il sont tirés par deux chevaux. Il ne semble pas y avoir d’allusion à la célèbre petite voiture de chez Citroën ; en 1990, elle avait déjà pratiquement disparu du paysage routier français. On pourrait évidemment réduire ces séquences à des souvenirs scolaires, puisque historiquement les artistes et intellectuels de la Renaissance ont cherché leur inspiration dans la civilisation gréco-romaine. Toutefois les rêveurs, avec qui nous avions un petit entretien après le recueil, nous ont précisé que ces rêves tranchaient avec ceux de leurs nuits habituelles : il faut donc relier chars et renaissance à la consigne de rêver pour la Terre.
Les chars de guerre antiques nous renvoient à l’âge du bronze et aux tous débuts de l’âge du fer ; le char romain, qui n’est plus qu’un objet de sport, perdure assez longtemps dans l’empire byzantin, ce qui serait cohérent avec le pope qui le conduit. Dès la Renaissance et plus encore à l’âge baroque, de tels chars « antiques » se retrouvent dans les fêtes, le théâtre, les compositions picturales ou la statuaire des fontaines. Quelle que soit l’époque réelle à laquelle renvoient ces rêves, ils puisent dans la mémoire collective dont ils mettent en scène le retour.
L’ethnohistorien italien Carlo Ginzburg, voici suffisamment d’années pour que son ouvrage devienne un classique du genre, a étudié de curieux comptes-rendus d’enquêtes en marge des procès de sorcellerie[35]. Des paysans frioulans proposaient leurs services aux inquisiteurs locaux pour combattre les sorciers, puisqu’ils avaient l’habitude de le faire en rêve quatre fois par an. Et devant un franciscain effaré, tout un pan du folklore actif du Frioul se dévoilait. Les garçons nés coiffés, les benandanti, dûment avertis par le milieu familial de leur devoir onirique, entraient en rêve mutuel collectif les nuits des Quatre-Temps. Armés de branches de fenouil, ils combattaient en bon ordre les « sorciers » brandissant des tiges de sorgho ; les deux bandes antagonistes se disputaient ainsi le sort des récoltes de l’année. Ginzburg voyait dans ces rêves culturels l’écho affaibli des rites de fécondité par flagellation mutuelle attestés depuis l’antiquité profonde et dont tous les historiens s’accordent à penser qu’ils remontent au néolithique. Mais lesquels sont véritablement premiers, les rites ou les rêves rituels ? Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, citons par exemple les Iroquois étudiés au XVIIe siècle par les missionnaires jésuites, les rites s’originent dans le rêve. Les esprits de la forêt apparaissent en rêve à de jeunes chasseurs qui vont alors tailler leurs masques dans un arbre vif ; ils leur apprennent les danses de guérison — l’apprentissage se poursuivra à l’état de veille dans l’une des trois sociétés de danseurs-guérisseurs. Le père Frémin note en 1669 : « Les Iroquois n’ont, à proprement parler, qu’une seule divinité — le rêve. C’est à lui qu’ils font soumission et ils suivent ses ordres avec la plus grande exactitude (...) Quoi qu’ils pensent avoir fait en rêve, ils se croient absolument obligés de l’exécuter au plus tôt[36]. » L’attitude iroquoise envers le rêve se retrouve chez d’autres peuples de manière assez constante pour que l’on puisse envisager une origine onirique des rites archaïques[37]. En retour, il semble évident que l’environnement culturel modèle aussi le contenu onirique : un Iroquois rêvera les génies forestiers bienveillants aux chasseurs ; les benandanti du XVIe siècle se voyaient rejoindre une armée avec capitaine et bannière, conçue comme une compagnie de mercenaires.
Le rêve, lorsqu’il exprime l’inconscient collectif et s’intègre dans la mythopoièse, recueille des éléments d’une mémoire qui peut remonter des siècles en arrière : dans l’aventure onirique initiale des benandanti, on rencontre des éléments néolithiques, les flagellations mutuelles. Lorsque les enquêteurs ecclésiastiques, qui ne retrouvent plus leurs repères, veulent à tout prix faire rentrer ces rêves atypiques dans le stéréotype du sabbat, les Frioulans vont retrouver les montures animales attestées dans les « vraies » histoires de sorcellerie partout en Europe. Ils se rendront à leur combat onirique en chevauchant lièvres, chats, chiens et autres petits commensaux des fermiers. Ce faisant, ils renouent avec une mémoire encore plus archaïque, celle du hamr germano-scandinave, de la « forme » animale qu’un rêveur peut prendre pour courir le monde[38], c’est-à-dire très probablement avec le chamanisme de l’aire circumpolaire, lapone-sibérienne, selon des auteurs aussi différents que Régis Boyer et Ivar Lissner, chamanisme qui semble remonter au paléolithique. Mais ils la transforment en accord avec leur présent. Les loups, renards, oies sauvages que leurs ancêtres germaniques ou leurs grands ancêtres paléolithiques prenaient préférentiellement comme corps de rêve font place à la faune des greniers et des cours de ferme.
Même les premiers rêves rituels des benandanti, avant toute intervention perturbatrice des ecclésiastiques, répondaient aux besoins du présent, c’est à dire au risque de mauvaises récoltes et au retour de la famine dus au refroidissement climatique notable (on a pu parler de mini-glaciation) et aux guerres incessantes. Pour répondre à ce présent négatif, rêver collectivement et rituellement des flagellations néolithiques de fécondité opérait le même retour à l’origine, in illo tempore, que Mircea Eliade décèle dans la récitation des grands mythes.
Si nous nous sommes longuement penchés sur les benandanti, exemplaires à divers titres, c’est que l’expérience du Rêve planétaire, dans la nuit du solstice d’hiver, pouvait s’apparenter au réveil d’un rite. Chars antiques et château renaissance opèrent un retour aux racines de notre civilisation aussi sûrement que les tiges de fenouil et de sorgho dans le chamanisme onirique benandante. Ce fait éclaire en partie la valorisation de l’origine dans les grands mythes des sociétés traditionnelles : il ne s’agit pas d’une nostalgie passéiste mais d’un appel à la mémoire pour répondre de manière neuve à la situation la plus actuelle. Et ce retour se fait préférentiellement en rêve — lequel nourrit le mythe.
A partir de ce constat, une question se pose. Quelle est la fonction de ce processus inscrit en l’homme ? Permet-il une réelle adaptation ou la freine-t-il ? Tout dépend sans doute de ce que l’on met sous le terme adaptation. La modernité, remarque Bruno Latour, s’est construite en séparant radicalement et a priori le monde des objets, disons la nature et ses « lois » pour faire court, et celui des sujets, la société humaine. Cette coupure permettait de ne plus voir ce qui les mélange en permanence dans les pratiques réelles, mais aussi de rendre surplombantes et intouchables, de « sanctifier » au sens latin du terme, les deux entités arbitrairement séparées[39]. Dans ce contexte, l’adaptation d’un individu ou d’un groupe local aurait forcément deux sens irréductibles et symétriques : révérer les lois de la nature, des objets, telles que les savants les profèrent en chaire, pour en tirer un peu plus d’objets (la productivité) ; se soumettre à « la société », laquelle a forcément raison, quitte à bouleverser par une bonne petite révolution les structures figées quand elles deviennent insupportables (la politique). Mais si, avec Latour, nous remettons en doute le bien-fondé de cette coupure, l’adaptation retrouve un sens beaucoup plus vaste.
Pour les benandanti, les rêves archaïsants de la première période, les flagellations oniriques, permettaient de mobiliser toute la société frioulane dans le combat contre les malheurs du temps. On ne se contentait pas de semer, de biner et d’attendre. Les combats des Quatre-Temps permettaient de maintenir une tension collective pour protéger les récoltes. Le rite ne représentait ni une « évasion », ni une croyance naïve mais, comme le note Ernesto de Martino pour la magie populaire lucanienne[40], au minimum un moyen de sauvegarder dans l’adversité sa présence au monde et ses ressources psychologiques, de ne pas sombrer dans un désespoir stérile. Dans la seconde période, où les enquêteurs ecclésiastiques imposent progressivement le stéréotype du sabbat aux rêveurs frioulans, la réinterprétation chamanoïde représente aussi une adaptation de la culture paysanne aux attentes de la culture urbaine. Elle sert donc, comme le Cargo ou le Minotaure, à absorber le choc culturel. Mais il en irait de même du stéréotype du sabbat que l’on voit se construire progressivement au fur et à mesure que les juges des parlements, frottés de scolastique puis d’humanisme savant ou de débat théologique autour de la Réforme, se voient confrontés aux plaintes de paysans dont ils ne comprennent plus les besoins psychomythiques. Ils vont objectiver la « synagogue des sorciers », alors qu’il s’agissait de chercher un palliatif psychologique aux mauvaises récoltes, aux épidémies et aux déprédations des mercenaires. Les notables urbains absorbent aussi, par le sabbat, le choc culturel dû à leur éloignement des préoccupations paysannes et au retour en masse de ces dernières dans leurs prétoires puisque les premières affaires de sorcellerie, loin d’être une invention des hiérarchies catholiques ou calvinistes, démarrent sur des plaintes de villageois devant les parlements civils.
Que signifient alors, en 1990, les germes mythiques unissant les chars et la renaissance aux milieux fluides que sont l’eau d’un canal et les nuages ? Tchalaï Unger, lors d’un séminaire donné un an plus tôt[41], remarquait chez les jeunes une autre forme d’émergence mythique : la glisse. En guise de rites, la mode du ski, du parapente, du surf et autres sports auxquels il conviendrait d’ajouter les rollers. Aucun récit mythique ne le porte, sauf peut-être la bande dessinée américaine du Surfer d’argent, assez marginal au milieu des autres superhéros, mais qui annonce une attitude que Tchalaï Unger décrit comme « désir de ‘pas de brisure’, de silence » qui s’exprimerait aussi dans la musique « planante », comme un mode « lisse » opposé à la cohue extérieure urbaine. On pourrait parler d’un mythe de l’unité retrouvée par le mouvement continu et rythmique d’une onde qui ne s’amortirait pas — qui pourrait même gagner en amplitude et en intensité jusqu’à quelque orgasme extatique. L’alliance des chars antiques, de l’eau ou des nuées et des symboles (de) renaissance inondés de soleil évoque le même univers que la glisse, un univers de mouvement vif mais sans conflit. L’état de conscience valorisé dépasserait aussi l’opposition des transes « agitées » et des méditations immobiles au profit d’une sorte de danse fluide qui se rapprocherait du tai ji et de la vision taoïste du monde, sans passer par l’exotisme des disciplines chinoises. Comme le fenouil des benandanti, comme les doubles animaux du « sabbat en esprit », le mythe en gestation va chercher des éléments dans une mémoire archaïsante qui se présente comme origine intemporelle.
Il semble alors que l’homme ne puisse transformer son présent qu’en faisant appel, sur le mode mythique, à des souvenirs transfigurés auxquels s’attachent un ensemble d’attitudes intérieures et qui permettent la mobilisation des ressources psychiques souhaitées.
[1]On trouverait ce discours chez Frazer, chez Lévy-Bruhl, mais encore dans les années 60 chez Luce Pietri commentant la Vie de saint Martin de Sulpice-Sévère, texte latin du Ve siècle de notre ère, du à un érudit chrétien...
[2]L’argument est déjà dans Voltaire.
[3]Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Plon, Paris, 1985, pp.259-266.
[4]Ibid., p.231.
[5]Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1969.
[6]A. Van Gennep, Rites de passage, Picard, Paris, 1981.
[7]Par exemple, dans Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard, Paris, 1962, qui regroupe ses articles parus dans Regnabit entre 1925 et 1927, puis dans Le Voile d’Isis entre 1929 et 1950, plus des deux tiers des 75 symboles commentés se ramènent au Centre, et au temps cyclique, plus quelques uns au Roi du Monde, corrélat du Centre.
[8]Op. cit.
[9]Merci, Abellio.
[10]Geneviève Béduneau et Pascal Pastor, « Aux origines du Tarot et du Temple maçonnique », Liber Mirabilis n°15, 1999, pp.3-21.
[11]Que l’on classe selon leurs nombres quantiques.
[12]La table périodique de Mendéleieff est une typologie systémique.
[13]C’est la perspective exigée par Ernesto de Martino dans son étude des pratiques magiques de l’Italie du sud. En particulier, pour lui, la jettature napolitaine ne s’explique que par les conditions spécifiques du royaume de Naples recevant de l’extérieur l’exigence rationaliste des Lumières. Pour une certaine classe de notables, l’attitude mi bouffonne mi sérieuse permet de jeter un pont entre les croyances et pratiques populaires et la nécessité intellectuelle de s’en dégager. Le Napolitain gagne sur les deux tableaux. Il garde la capacité magique de défendre sa propre présence au monde face à l’accumulation du « négatif » (les malheurs du temps) et s’autorise le recul en vogue dans le reste de l’Europe. On ne peut ni réduire la jettature à toutes les histoires de jeteurs de sorts courant de par le monde, ni l’exporter telle quelle hors du contexte napolitain du XVIIIe siècle. E. de Martino, Italie du sud et magie, trad. Claude Poncet, Les empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, Paris, 1999 (Milan 1959), pp.161-223.
[14]On le trouve à Vanuatu, aux îles Salomon, aux îles de l’Amirauté ainsi qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
[15]Pierre Waltz, Le monde égéen avant les Grecs, Armand Colin, Paris, 1934.
[16]Le grec ancien comporte nombre de mots dont l’origine n’est pas indoeuropéenne et que les linguistes pensent crétois.
[17]Pierre Waltz, op. cit., p. 73 : « Minos, dont les chronologies grecques plaçaient l’existence vers la fin du XVe siècle ou au début du XIVe, nous apparaît surtout comme une sorte de synthèse, comme la personnification ou l’incarnation de toute une dynastie : celle qui règna sur Cnossos de 1700 à 1400 environ, qui fit sentir son autorité dans toute la Crète, dont elle porta au plus haut point la prospérité et l’essor économique, qui acheva la conquête politique des Cyclades et, grâce à sa puissante marine, établit sur tout le monde égéen sa domination et son influence. »
[18]Pierre Waltz, op. cit., pp. 82-88. Il est à noter que Waltz écrit environ vingt ans avant que les fouilles de Santorin ne permettent de retrouver les traces géologiques du cataclysme. Il l’ignore donc et s’échine à trouver des causes de « décadence » en Crète même.
[19]Cette évaluation date de 1998. En 1984, Haroun Tazieff déclare simplement que cette éruption est « la plus formidable de toutes celles que l’on a connues dans le monde en ces trois derniers millénaires, soit directement, soit par l’étude de leurs dégâts. Ni celle du Krakatau en 1883, fort semblable à celle de Thèra, ni celle du Tambora en 1815 ne furent aussi puissantes, et il faut remonter à plus de dix mille ans en arrière, lorsque de gigantesques émissions d’ignimbrites engendrant des calderas larges parfois de vingt kilomètres se produisaient au Japon, en Nouvelle-Zélande, en Italie et ailleurs. » Haroun Tazieff, Sur l’Etna, Flammarion, Paris, 1984, p. 73.
[20]Exode 10, 21-23 : « Moïse étendit sa main vers le ciel et il y eut d’épaisses ténèbres dans tout le pays d’Egypte pendant trois jours. » Le recoupement avec de rares allusions soit égyptiennes soit hittites et avec les fouilles archéologiques, permet de rattacher ces trois jours d’obscurité aux cendres déversées par le volcan. Il semble que le livre de l’Exode condense et attribue à Moïse des calamités qui, dans l’histoire égyptienne, s’étalent en fait sur plusieurs siècles.
[21]A moins qu’il ne condense la mémoire de plusieurs cataclysmes, comme le suggère Pascal Pastor, « Le projet alchimique des maîtres nautes d’occident », Liber Mirabilis n°, 1998, pp.
[22]Pierre Waltz, op. cit., p.73, voir note supra.
[23]Où l’on voit par exemple les « dames sur un char », fresque du XIIIe siècle postérieure à l’explosion de Thèra et à la conquête de la Crète par les Achéens, coiffées exactement comme les « dames en bleu » de Cnossos qui les précèdent d’au moins deux siècles, preuve de la permanence de l’acculturation et du niveau de vie comparable dans les classes dominantes.
[24]Sur l’adossement de la publicité au mythe, voir Anne Sauvageot, « Les figures de l’espace et du temps dans la publicité », Cahiers du centre de recherches sociologiques n°3, GRECO CNRS 130056, Toulouse, mai 1985, pp. 49-82.
[25]Lorsque Hawking élabore une théorie complexe pour réduire la singularité du Big Bang, il s’appuie explicitement sur le mythe de l’univers éternel, qu’il préfère à ceux de création (Hawking, Une brève histoire du temps, du big bang aux trous noirs, trad. I. Naddeo-Souriau, Champs-Flammarion, Paris, 1989) ; de même, l’univers énantiomorphe de Sakharov et Petit renvoie à toute la symbolique du miroir et Petit prétend en avoir reçu l’inspiration par des textes d’origine E.T. (Petit, Enquête sur les extra-errestres qui sont déjà parmi nous, le mystère des Ummites, Albin Michel, Paris, 1991, annexe) ; les actuelles théories du chaos sont sous-tendues, jusque dans le terme de « chaos » choisi pour parler des systèmes dissipatifs ouverts, par le mythe suméro-babylonien de Tiamat. On pourrait multiplier les références.
[26]Voir Geneviève Béduneau, « L’arbre-rêve, essai de mythanalyse », Oniros n°33, 1991, pp. 6-8 et « A la recherche de l’inconscient collectif, analyse d’un corpus de rêve planétaire », Rêver n°1, 1996, pp. 10-15.
[27]Par exemple dans le 1984 de George Orwell ou dans Simulacres de Philip K. Dick.
[28]Voir à ce propos Stephen LaBerge, Le rêve lucide, trad. Ripert et Béduneau, éd. Oniros, Paris, 1992 ; ainsi que le numéro spécial « Le sommeil et le rêve » de La Recherche, avril 2000, pour les corrélats neurophysiologiques. L’activité onirique humaine se déploie sur le néocortex, en le reliant aux cerveaux plus archaïques, le rêve animal n’en a pas besoin.
[29]Op. cit.
[30]Le terme fut forgé indépendamment par LaBerge aux USA et Ripert en France sur le modèle d’astronaute.
[31]On parle de rêve lucide lorsque le rêveur a clairement conscience de rêver.
[32]Op. cit., pp. 271 à fin.
[33]Olivier Costa de Beauregard, Le second principe de la science du temps, Seuil, Paris, 1969.
[34]Hubert Reeves, L’heure de s’enivrer, l’univers a-t-il un sens ?, Seuil, Paris, 1986.
[35]Carlo Ginzburg, Les batailles nocturnes, sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles, trad. G. Charuty, Flammarion, Paris, 1984.
[36]W. N. Fenton, « The Seneca society of Faces » (première parution 1937) et Robert Moss, « Blackrobes and dreamers », Shaman’s Drum, a journal of experiential shamanism, n°28, 1992.
[37]Geneviève Béduneau, « Voyager ‘sous la forme’, le double animal dans les sociétés traditionnelles », Rêver n°3, 1997, pp.90-101.
[38]On en trouve de nombreux exemples chez Régis Boyer, Le monde du double : la magie chez les anciens Scandinaves, Berg International, Paris, 1986.
[39]Bruno Latour, op. cit., p.44 et tout le reste de l’ouvrage.
[40]Ernesto de Martino, op. cit.
[41]Tchalaï Unger, Introduction au dépoussièrage des mythes, séminaire donné en 1989 à Paris et aux USA, document privé.

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