Monday, September 05, 2005

Impertinentes contributions au problème de la Tradition Primordiale6

Un noyau métaphysique universel ?

Une des affirmations de Guénon les plus volontiers reprises serait que toutes les religions ne représentent que la forme exotérique, adaptée aux conditions locales, d’un noyau métaphysique immuable et universel. Ce substrat unique, plus intellectuel, ne serait accessible qu’aux seuls initiés, la religion populaire permettant de préserver le réseau de symboles dans les arts de sacralisation. En d’autres termes, pour le reconduire à la vérité cachée, le peuple n’aurait besoin que d’une sorte de livre élémentaire fait d’images, de gestes et d’un catéchisme minimal ; à l’élite seule conviendrait la contemplation des principes. Une telle position a l’avantage d’évacuer sans examen toutes les divergences doctrinales qui deviennent de simples habillages contingents. Malheureusement, ce qu’il présente comme noyau supra-religieux n’est autre que le monisme professé par l’une des tendances du Vedanta. Ce monisme hindouiste diverge sur de nombreux points aussi bien de l’enseignement bouddhiste explicite que des théologies juive, musulmane et chrétienne lesquelles, à la fine pointe de leurs spéculations et non seulement dans les rites populaires, admettent un Dieu personnel transcendant sa création ; il s’oppose plus encore à tous les dualismes, depuis le zoroastrisme jusqu’au catharisme médiéval. Sauf à supposer que tous les hauts clergés de la planète furent tous des manipulateurs conscients, laissant le peuple à ses dévotions « extérieures » et se réservant la Vérité au nom d’intérêts supérieurs (lesquels ?), une telle assimilation récupératrice n’est guère tenable.
Un examen attentif de l’ensemble des religions historiquement connues, loin de ramener à un noyau unique, en décèlerait plusieurs[1]. Nous laisserons de côté la foule des panthéons qui, même chez les chasseurs-cueilleurs animistes, sont toujours des esprits de la brousse secondaires par rapport au Dieu suprême ; qu’on les nomme plus tard anges, dieux ou aspects de la divinité, il s’agit encore d’entités intermédiaires. Même dans les jardins de Findhorn, on ne confond pas le « deva du petit pois » avec la Source de l’univers. Mais en nous concentrant sur les noyaux irréductibles, nous trouvons en fait au moins quatre métaphysiques incompatibles entre elles : le monisme à substrat « conscient », où l’Être impersonnel est énergie spirituelle (Platon, Upanishad, Plotin, taoïsme) ; le monisme à substrat « inconscient » où l’Être impersonnel est une énergie-matière ou proto-matérielle (bouddhisme, matérialisme) ; le Dieu personnel, avec ses variantes (monothéisme du Dieu perçu comme masculin, monothéisme de la Déesse, Couple divin, Trinité chrétienne) ; les deux Principes antagonistes (esprit/matière, lumière/ténèbres, bien/mal). Juste Duits élargirait cette liste, considérant le matérialisme comme un système à part entière ainsi que les métaphysiques du devenir, comme celle d’Hegel où l’Être immanent acquiert la conscience au travers de l’histoire du monde. Admettons cependant que tous les monismes puissent fusionner comme l’affirme Guénon, qu’il s’agisse de variantes locales ou de niveaux de compréhension, il resterait toujours l’opposition entre ce substrat impersonnel de l’univers et le Dieu personnel, ainsi qu’avec la tension dualiste, impossibles à ramener au monisme sans les dénaturer totalement.
Au risque de nous répéter, mais l’enjeu est trop grand pour ne pas enfoncer le clou, ces noyaux métaphysiques correspondent à des expériences d’éveil de conscience, à des vécus, avec tout leur poids d’immédiateté. Même le monisme des philosophes grecs et hindous ne vient pas d’une réflexion sur le seul mode du logos, il s’enracine dans une illumination extatique, comme en témoignent Parménide, Platon et Plotin. L’Ain Soph des kabbalistes semble une synthèse entre cette expérience que nous avons nommée gnostique-unitive qui tend toujours peu ou prou vers l’impersonnalité moniste et la théologie juive du Dieu personnel. Le nombre des états d’éveil accessibles à l’homme semble limité aux quelques noyaux que nous avons dégagés et qui se retrouvent, plus ou moins prégnants, tout au long de l’histoire des religions.
Il semblerait alors que ces noyaux expérientiels, repris sur le double mode du logos et du mythos, puissent générer d’infinies variantes métaphysiques ou symboliques, suscitant au besoin l’apparition de nouveaux archétypes qui viendront enrichir le monde sacralisé comme la figure de Sophia l’exilée dans les gnoses dualistes des trois premiers siècles. Mais poussons plus loin l’analyse. Si une école hiérarchise les états de consciences selon une échelle de valeurs, elle posera forcément au sommet le type d’éveil qui correspond à l’un des noyaux métaphysiques ; cela n’empêchera pas l’apparition des autres puisqu’il s’agit d’expériences vécues. Quel que soit le noyau valorisé, il faudra que ses théologiens, ses mystiques et ses sages parviennent à intégrer les autres. Ainsi, pour l’hindouisme védantiste, l’expérience du Dieu personnel sera perçue comme bakhti yoga et, même pensée comme secondaire ou inférieure, son existence sera reconnue ; de même l’expérience du « double abîme » divin et démoniaque, support des dualismes, trouve sa place dans les yogas comme passage transitoire. Les monothéismes du Dieu personnel n’ignorent pas la sphère démoniaque et intègrent l’extase gnostique-unitive comme expérience de l’ineffable, lumière thaborique ou énergies divines, et le Transcendant est toujours, en même temps, l’Immanent participable et apophatique. Quoi qu’en pense Alain de Benoist, il ne s’agit pas d’une simple figure de style oubliée dès qu’elle est énoncée. Les gnoses les plus ouvertement dualistes, se tournant vers le principe de Lumière, retrouvent les deux autres noyaux. La nécessité d’intégrer les vécus réapparaît lorsque nous envisageons les variantes du monothéisme. Dans une théologie qui ressent le divin comme masculin, on trouvera des expressions telles que « les entrailles maternelles de Dieu ». Enfin, il peut se produire une forme d’éveil « inversé » privilégiant l’expérience de l’abîme de ténèbres ou du démoniaque — ce que la tradition judéochrétienne nomme le mystère d’iniquité. C’est à quoi aboutit en fin de compte le nazisme sur le plan collectif, mais aussi ce que recherchait presque explicitement un Aleister Crowley. Cette expérience conduit très vite à une hubris d’orgueil solipsiste.
S’il existait une « tradition primordiale » derrière toutes les religions et toutes les métaphysiques, elle ne saurait se trouver que dans la coexistence de ces trois noyaux d’éveil, c’est-à-dire, une fois de plus, dans les potentialités universelles de l’homme, mais il faut admettre aussi qu’aucune « voie » ne les présente ensemble comme horizon conscientiel. Le débat sur leur hiérarchisation dure et perdure depuis la construction des grandes civilisations, sans vainqueur ni vaincu, sauf localement — et les vaincus se reforment ici, ailleurs, autrement... Les gnoses dualistes qui furent les grandes perdantes de l’histoire des religions, n’ayant jamais pu résister efficacement à l’expansion du bouddhisme, du christianisme puis de l’islam, selon les aires culturelles, ont toujours resurgi comme mouvements minoritaires, soit contestataires comme le paulicianisme arménien ou le catharisme occitan, soit élitiste et savant, comme dans certaines branches de la Naturphilosophie allemande du XIXe siècle. Même le positivisme ambiant aurait des ancêtres ou du cousinage, outre Lucrèce, dans les Indes du XIIIe ou du XIVe siècle.
Il est frappant que ces trois noyaux conscientiels correspondent aussi aux trois expériences fondamentales du temps : le vécu moniste exige le temps intemporel, le dualisme sous-tend ou est sous-tendu par l’alternance cyclique de la lumière et de la ténèbre, la relation libre au Dieu personnel génère l’historicité linéaire. Nous sommes en présence d’une donnée anthropologique fondamentale, d’un triple rapport au monde qui semble inscrit au plus profond de la nature/culture humaine et qui, toutefois, ne serait pas admis en tant que triade constitutive mais se vivrait collectivement de manière exclusive et conflictuelle. Chacun de ces noyaux tendrait ainsi à rejeter les autres et à s’imposer en s’absolutisant.
La question pourrait se poser autrement. Si ces trois noyaux vécus sont irréductibles mais font intrinsèquement partie du potentiel spirituel de l’homme, l’erreur des traditions ne fut-elle pas de chercher à les hiérarchiser ? Il faut alors se demander si, par delà les pratiques et les choix, conscients ou inconscients, de chaque école, il existe une théologie englobante capable de les porter ensemble. Elle devra forcément être assez riche et subtile pour n’absolutiser aucune de ces expériences aux dépens des autres — en ce sens, nous retrouverions l’exigence guénonienne, car une telle théologie ne saurait sans se trahir être résumée par un catéchisme minimal et demanderait donc un effort d’approfondissement même si tout y est donné d’une manière « impliée », comme dirait David Bohm à propos de l’univers, au travers des symboles et des rites. Et si l’on ne peut fixer alors de limite à son approfondissement, cela signifie qu’elle doit admettre une large part d’apophatisme, qu’elle ne peut être qu’un système ouvert et non une dogmatique rigide et que, d’autre part, sa formulation semblera le plus souvent paradoxale si ce n’est antinomique. Les oppositions métaphysiques de la transcendance et de l’immanence, de l’être et du devenir, du Dieu personnel et impersonnel, du masculin et du féminin, de l’un et du multiple, de l’apatheia et du tragique, de la révélation (donnée) et de la quête du sens (conquise sur l’incertitude) ne pourront se résoudre par un choix entre les polarités mais par leur mise en perspective. Elle devrait accueillir les conquêtes du logos, la science pour le dire très vite, comme le foisonnement du mythos et pouvoir donner sens à toutes les émergences du décrire-construire humain. Comme on le voit, l’exigence est immense. Elle est sans doute en germe plus ou moins développé dans les « grandes religions » ; le débat théologique des six premiers siècles dans le christianisme, ce que l’on pourrait appeler la phase patristique, par la subtilité des argumentaires déployés, a sans doute permis une avancée en ce sens et il faut noter que les grandes figures spirituelles de l’Inde, depuis deux siècles, en tiennent compte — c’est très net chez Krishnamurti et chez Sri Aurobindo. Cette avancée des premiers siècles s’est ensuite ralentie et, en ce sens, la théologie englobante telle que nous venons de la préciser est encore à l’horizon d’une recherche qui ne serait pas, répétons le, un syncrétisme mêlant les débris du passé mais une réponse subtile aux questionnements renouvelés à notre époque par la confrontation des noyaux métaphysiques et expérientiels. La « tradition primordiale » semble alors une espérance plutôt qu’un legs.

Retour au présent

Au terme de ces réflexions et par des chemins différents de ceux qu’empruntait Bruno Latour, il appert que le conflit entre tradition et modernité est largement un faux problème. Le poser n’aura cependant pas été inutile. Cela nous a permis d’éclairer des données fondamentales de la nature humaine qui, jusqu’ici, n’avaient pas été rassemblées et confrontées.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la mythopoièse spontanée, populaire, semble en pleine croissance. Il est sans doute trop tôt pour en démêler toutes les lignes de force mais, outre la résurgence de Gaïa, le monde anglo-saxon paraît travaillé par des mythes de l’abîme, comme en témoignent la plupart des séries télévisées policières ou fantastiques. Une analyse comparative de ces séries, (X Files, Le Caméléon, Buffy, Au delà du réel, Dark Skyes, Millenium, Profiler, Sentinel, Burning zone, Sliders, Stargate, Les aventuriers du surnaturel, etc.) permet de dégager des constantes. Tout d’abord, la métaphysique sous-jacente serait nettement dualiste mais selon une variante pessimiste : la frontière entre le monde humain et l’abîme devient poreuse, les monstres risquent à tout instant d’en surgir pour conquérir l’espace social ; seule une poignée de héros « lumineux », organisés ou non en ordre traditionnel, parvient à les contenir — l’idée d’une victoire triomphale n’effleure pas les réalisateurs, il ne s’agit que d’un sursis. Les héros eux-mêmes appartiennent le plus souvent à l’humanité ordinaire (X Files, Dark Skyes, Au delà du réel, Burning zone) ; s’ils montrent quelques facultés supranormales, c’est dans le cadre d’une mission défensive extrêmement cadrée (Sentinel, Profiler, Buffy, Millenium), mais leur comportement habituel est celui de la classe moyenne. La seule exception (Le Caméléon), victime d’un complot qui l’a doté de ses capacités particulières d’excellence généralisée et d’empathie intuitive, cherche à retrouver la normalité. Les monstres, assimilés à l’étranger (univers démoniaques classiques, extra-terrestres, mutants aux facultés paranormales développées, virus — étrangers donc à l’espèce humaine) bénéficient de complicités dans le monde humain : rituels magiques, folie, complot d’agences supragouvernementales secrètes. En d’autres termes, le monde anglo-saxon se vit comme une forteresse assiégée et déjà largement délabrée. Certes, le pessimisme de ces séries s’enracine au moins partiellement dans l’héritage calviniste, le puritanisme des pères fondateurs pour qui déjà le diable semblait plus puissant que Dieu. Cependant, il convient de se garder d’interprétations simplistes. Ce retour au pessimisme n’est pas le fait d’une élite WASP en voie de devenir minoritaire démographiquement et culturellement. Le héros principal et éventuellement son partenaire n’appartiennent pas obligatoirement à l’univers WASP classique : Scully (X Files) est catholique, Bailey (Profiler) a des ascendances irlandaises. Leurs alliés et leurs initiateurs se recrutent dans toutes les composantes ethniques : Simon, le supérieur hiérarchique de Sentinel, est noir, ainsi que Rembrandt dans Sliders ; de nombreux personnages secondaires ont le type hispanique et, de manière générale, il est difficile de préciser l’origine ethnique ou confessionnelle des blancs ; les sages initiateurs viennent le plus souvent de sociétés amérindiennes ayant gardé leur savoir ancestral. L’appartenance du héros à la classe moyenne semble plus importante que son origine ethnique. D’autre part, on noterait chez les « bons » de nombreuses références à la période hippie (X Files, Profiler, Sentinel, Sliders), aux luttes des années 60 pour les droits civiques des noirs (Dark Skyes), aux ONG et à l’action humanitaire en général (Burning zone, Caméléon), tandis que les complices des créatures de l’abîme sont presque invariablement des WASP typés, officiers sortis de West Point, héritiers de vieilles dynasties bostoniennes ou descendants de pionniers.
L’aspect le plus paradoxal de ce mythe dualiste serait la montée du pessimisme et le sentiment collectif de vivre dans une citadelle assiégée, depuis environ 1985 — c’est à dire depuis la perestroïka et la perte de puissance de l’adversaire russe, laissant les USA en position de superpuissance et, en pratique, de seul empire dominant la planète entière. Si l’on compare les héros des séries actuelles à leurs homologues des pulps durant toute la guerre froide, le recul est frappant. Superman, Batman, Captain America et autres X Men suivent le schéma mythique type du Tueur de monstres, assument leurs capacités paranormales avec fort peu de mauvaise conscience et combattent pour vaincre. Aujourd’hui Mulder (X Files), John Lohengard (Dark Skyes), Jarod (Le Caméléon), Samantha Waters (Profiler) sont des antihéros ; Buffy « la Tueuse » ou le « petit génie » (Sliders), des adolescents incertains d’eux-mêmes qui ont besoin d’une figure paternelle pour les guider. Même lorsque le schéma héroïque semble maintenu, dans Sentinel, où l’inspecteur Ellison a l’allure et les poings du cow-boy texan et paraît à première vue se référer au modèle hérakléen, Simon incarne une figure paternelle et Blair Samburg le conseiller hermésien ; seule leur sagesse constamment présente permet au héros de jouer son rôle — rôle qui, là encore, ne se traduit jamais par une victoire nette et définitive.
En d’autres termes, l’inconscient collectif américain ne ressent pas la chute de l’URSS comme une victoire portant leur pays sur le podium, mais comme un vide laissant désarmé et sans repères culturels, à la merci de tout ce qui pourrait surgir, de l’extérieur comme de l’intérieur, et qui serait forcément destructeur. Il la vit comme un cataclysme traumatisant, comme un apprentissage de la mort potentielle des empires et des civilisations qui atteint aujourd’hui le voisin, mais demain ? D’avoir participé largement à cette chute par le biais d’opérations de propagande souterraine n’a pas le même impact qu’une victoire militaire : celle des Alliés en 45 avait engendré une mythopoièse héroïque (Captain America, Superman) maintenue tout au long de la guerre froide. La défaite au Vietnam avait pu se résorber de manière semi-consciente, même si les héros mythiques de l’époque devaient s’en relever et redoutaient la puissance adverse (Star Wars). L’absence d’eschatologie positive dans les mythes dualistes actuels de l’Amérique pourrait être le signe clinique d’une dépression collective psychique à connotations paranoïaques qui pourrait devenir redoutable, d’autant que ni la guerre du Golfe, victoire trop facile, ni celle du Kosovo qui n’engendre qu’une immense pagaille et un gâchis dérisoire ne peuvent redonner confiance en elle à la société américaine.
Au niveau psychologique individuel, un tel imaginaire pourrait faire suspecter ou même diagnostiquer une schizophrénie paranoïaque dont l’évolution, après des incidents violents, aboutirait à la catatonie. Il est impossible de transposer un tel diagnostic sur le plan sociologique. On est cependant en droit de se demander si l’histoire a gardé trace de tels basculements mythiques et ce qu’il en advint. Nous connaissons au moins deux périodes où l’imaginaire collectif ressemble à ce qui grandit actuellement aux USA : la fin de la civilisation étrusque et la grand peur du sorcier en Europe entre 1580 et 1640 environ, consécutive au traumatisme des guerres de religion. La résolution de la crise s’est traduite dans les deux cas par un changement des valeurs et un déplacement du pouvoir. L’Étrurie a engendré la république romaine, exception culturelle dans l’antiquité par son évhémérisation systématique des mythes et l’accent mis sur le ritualisme juridique ; les procès de sorcellerie et les guerres de religion (dont la guerre de trente ans en Allemagne) se sont épuisés avec en réaction la quête du bonheur au XVIIIe siècle. Dans les deux cas, l’un des facteurs notables serait la montée en puissance de la classe moyenne, ordre équestre et plébéiens aisés à Rome, marchands et juristes dans l’Europe du XVIIIe siècle. Notons qu’aux USA, le recours au juridique et la prépondérance des avocats dans les décisions devient sensible en même temps que croît le mythe des infiltrations de l’abîme, tandis que les héros des séries, dans leur grande majorité, se rattachent au bras armé de la justice (FBI : X Files et Profiler, police : Sentinel, consultant des diverses polices : Millenium, services spéciaux plus ou moins ambigus : Dark Skyes, Burning zone, Caméléon) ou à des ordres de justiciers (Buffy, Les aventuriers du surnaturel, Millenium).
Le recours au juridique comme remède efficace aux états dépressifs de l’inconscient collectif d’une culture, lorsque la mythopoièse dualiste prévaut et penche vers la fascination du démoniaque n’a rien d’évident en soi. Nous ne pouvons guère pour l’instant qu’en faire le constat. Même si nous le posons comme hypothèse, cette hypothèse possède une valeur prédictive, susceptible d’être validée ou infirmée par les faits, ce qui n’est pas si courant en sociologie. Cet ensemble, mythes d’abîme et montée du juridique, sonne sans doute le glas de l’american way of life, mais il annoncerait un renouveau profond de toutes les composantes culturelles à partir des attentes de la classe moyenne. Or si nous scrutons encore les séries télévisées, l’entourage qui permet au héros de surmonter le péril des monstres devient signifiant : l’accent est mis sur un groupe dans lequel se développent des relations de confiance et d’amitié, groupe qui assume les rôles paternel, maternel ou fraternel jusque là dévolus à la famille. Ce groupe peut avoir une structuration « officielle » (FBI, police, services spéciaux, équipes militaires de Stargate), traditionnelle (Buffy, Les aventuriers du surnaturel, Millenium), ou se souder au hasard d’une rencontre (Sliders), mais il comprend obligatoirement le Père savant et sage (Buffy, Sliders, Profiler, Dark Skyes, Les aventuriers du surnaturel, Sentinel, Stargate, Burning zone, Caméléon), une figure d’Hermès ou une Daena, masculine ou féminine (Sentinel, Buffy, Les aventuriers du surnaturel, X Files, Sliders, Stargate, Dark Skyes, Profiler, Caméléon), parfois une walkyrie ou une figure de Pallas (Caméléon, Dark Skyes, Stargate, Sliders, X Files). Ce compagnonnage en lieu et place de la famille ou des institutions pourrait annoncer la base d’une restructuration sociale des États Unis et d’un dépassement de l’anomie actuelle.
Les séries télévisées qui nous servent de corpus s’appuient, et c’est là le point le plus essentiel, sur un ensemble de croyances et de vécus qui traversent depuis 1985 environ les classes moyennes américaines. On trouve à l’origine du schème mythique les abductions ou enlèvements soucoupiques dont Bertrand Meheust a souligné à plusieurs reprises le caractère chamanoïde[2] et, à partir de ce vécu spontané, non relayé par les institutions (églises, universités, services sociaux, etc.), l’élaboration en deux temps d’une croyance fortement négative : les extra-terrestres tentent de s’hybrider avec les humains pour survivre, ils sont supérieurs et traitent les hommes en cobayes ; ces mêmes ET ont passé des accords avec les services secrets américains et disposent d’une ou plusieurs bases souterraines sous les centres d’essai de l’US Air Force. En un sens, la reprise de ces thèmes par l’imaginaire conscient équivaut à une forme de ritualisation et leur succès non démenti depuis une décennie montre la profondeur de la mythopoièse. Le passage à l’expression « littéraire » ne marque pas l’épuisement du mythe comme l’avait fait le film de Spielberg, Rencontres du troisième type, pour la phase positive de l’imaginaire extra-terrestre, dont l’ovni « amical » des années 60-70 ne s’était pas relevé. Le film de Spielberg avait sonné comme un chant du cygne et la thématique n’apparaît plus ensuite sous cette forme ni dans le vécu ni dans la littérature ; mais il faut noter que, durant toutes les années triomphantes de la première mythopoièse soucoupique, on trouve déjà un relais continu dans la littérature populaire, en France par les romans de Jimmy Guieu, aux USA par les superhéros des pulps (Superman, Surfer d’argent, etc.).
Cet exemple des plus contemporains illustre la valeur heuristique d’une approche à la fois de type traditionnel (prise en compte de la mythopoièse active) et de type « moderne » (perspective de science expérimentale). Il permet aussi d’envisager les divergences culturelles profondes. Autant l’ovni « positif » avait connu une forte répercussion en Europe, autant le mythe américain présent n’est reçu que sous sa forme télévisuelle comme une variante de la littérature fantastique, sans acquiescement actif. Cela ne signifie pas que notre propre culture ait exorcisé son irrationalité comme le voudraient les positivistes, ni qu’elle soit désespérément agnostique comme le redoutent les traditionalistes, mais qu’en ce moment aucun des trois noyaux expérientiels ne s’impose à notre inconscient collectif. L’exemple américain et le contre-exemple européen nous suggèrent un nouveau questionnement.
Nous avons vu que ce qui différencie le plus nettement une société de type traditionnel de la modernité, en dehors de l’auto-représentation qu’elles génèrent, c’est l’importance des arts de sacralisation et la capacité ou l’incapacité à recouvrir le quotidien d’un réseau de sens. Mais nous avons vu aussi que, jusqu’ici, un tel réseau systémique entre vécu mythique, récit mythique et objets usuels s’accompagne d’une hiérarchisation des états de conscience et du choix métaphysique collectif qui lui correspond. L’exemple américain ne contredit pas ces relations. Il privilégie l’expérience dualiste, versant abîme ; nous avons scruté le récit mythique par le biais de séries dont les héros et les aventures s’inscrivent dans le monde contemporain, même si Sliders et Stargate proposent des univers alternatifs. A ces récits au plus près du mythe vécu, il faudrait ajouter le succès non encore démenti de la littérature d’heroic fantasy ; bien que les univers de référence soient de type pseudo-médiéval le plus souvent, on y trouverait encore une confirmation de la prégnance d’une métaphysique dualiste, avec la puissance des forces de ténèbres, un glissement vers les antihéros (bien que le genre permette les « super-pouvoirs », ils sont toujours limités ; leur mise en oeuvre ne modifie pas leur détenteur et ne le préserve ni des incertitudes sur lui-même, ni des rhumatismes), et l’importance accrue du groupe de compagnonnage. Nous sommes très loin de l’époque hippie où dominait le vécu moniste et encore plus loin de la mystique du Dieu personnel. Cette dernière survit cependant comme horizon potentiel ou comme soutien dans les temps de crise des héros (X Files, Sliders, confirmés par le nombre croissant de conversions au catholicisme dans la classe moyenne). Elle représenterait donc le noyau secondaire, sous la double forme d’un christianisme revalorisé et de Gaïa dans la mouvance féministe[3].
En Europe, les outrances du mouvement anti-sectes pourraient se lire comme une réaction de défense contre une réorganisation sociale sur une base de groupes de compagnonnage et, de manière plus générale, contre les tentatives d’importer une mythopoièse extérieure. Cependant, s’ils ne s’organisent pas en mythe cohérent, les pratiques révèlent la prégnance de thèmes symboliques forts liés à la nature. La mobilisation massive de bénévoles après le naufrage de l’Erika, le développement des groupes de randonnée, l’insistance sur la « mal bouffe » et la valorisation du terroir, la reprise médiatique des conflits entre chasseurs et écologistes, conflits assez anecdotiques en comparaison des problèmes sociaux ou internationaux, le succès du pique-nique de l’an 2000 sur le méridien vert vont tous dans le même sens, celui d’une sacralisation de l’espace « naturel ». Il ne s’agit d’ailleurs pas de la nature totalement sauvage mais d’une forme d’Arcadie gérée par l’homme, d’une alliance et d’une réciprocité dans le respect. Le noyau conscientiel, lorsque l’expérience atteint chez certains une intensité paroxystique, serait plutôt de type dialogue amoureux interpersonnel ou révélation — paradoxal dans la mesure où la nature interlocutrice n’est pas nommée comme déité personnelle. Contrairement au mythe Gaïa, où la planète sentiente possède des caractères indubitablement maternels et englobants, la nature en voie de resacralisation dans la société française apparaît plutôt comme une soeur amante.

Faut-il conclure ?

Si l’opposition entre tradition et modernité relève d’un faux problème engendré par des cristallisations idéologiques, les vraies questions posées par le triple noyau conscientiel, par la coexistence du mode mythique et du mode logique dont chacun a sa valeur propre, par le besoin de sacralisation, c’est à dire de tisser un réseau de sens, par la place et la valeur des expériences paroxystiques, par les divers niveaux du rapport au monde sont loin d’être résolues. De plus, les raideurs positivistes continuent d’occuper encore largement le terrain dans la mouvance intellectuelle, avec pour résultante que, si le mythe actif ou émergent dans notre société peut se vivre, tout concourt à lui interdire de se dire librement et de se déployer. Nos impertinentes contributions n’ont d’autre but que de déblayer les gravats accumulés et de permettre d’ouvrir des chemins, de poser les questions fondamentales d’une manière plus sereine et, nous l’espérons, plus juste. Notre approche s’est voulue d’emblée transdisciplinaire. Nous ne sous-estimons pas les travaux spécialisés, qu’il s’agisse de neurologie, de mythanalyse pointue ou comparatiste, d’onirologie, d’ethnologie, d’histoire de l’art... Toutefois, ces disciplines dispersées ne font pas la science de l’homme dont le besoin s’avère aujourd’hui des plus criants. Nul ne contesterait aujourd’hui l’importance de la transdisciplinarité dans les sciences de la matière et la physique quantique enrichit aussi bien la chimie que la géologie ou la cosmologie ; les spécialisations repartent d’un tronc commun réalimenté en permanence par les nouvelles découvertes. Elle commence à s’imposer dans les sciences du vivant : comment envisager biologie, écologie, éthologie, etc., sans un constant échange ? A notre sens, il n’y aura de sciences humaines dignes de ce nom que lorsque la transdisciplinarité deviendra opérationnelle. Jusqu’ici, il est trop facile de regarder chacun par sa petite lorgnette et d’asséner comme une vérité métaphysique incontournable que l’on sait tout de l’homme et que le collègue d’une autre discipline ou d’une autre école n’a rien compris. Ce petit jeu ne peut qu’attirer de la part des « sciences dures » des réflexions ironiques comme celle de Rémy Chauvin : « La psychologie et la sociologie seraient des sciences fort utiles — si elles existaient. » Dont acte. Mais pour qu’elles existent, encore faut-il accepter de voir l’homme tel qu’il est et non tel que l’on voudrait le refaçonner — et cette remarque vaut pour tous les protagonistes en cause, qu’ils apparaissent comme les « vainqueurs » actuels dans la course aux honneurs universitaires ou comme les « loosers » marginalisés. Cela demande du courage quand on s’est drapé dans l’idéologie ou le préjugé — le courage de la nudité. Mais quand on l’ose, la chose n’est pas si terrible... et la recherche devient même passionnante. Il reste que nous ne sommes qu’au tout début du et/ou des chemins qui nous permettraient de répondre à l’injonction de Delphes : « Connais-toi toi-même. » Déblayer les gravats accumulés devant la porte ne permet pas de conclure, sinon à la nécessité de l’ouvrir en grand alors que nous ne l’avons guère qu’entrebâillée.
Donnons simplement, en guise de synthèse de nos réflexions, une liste non exhaustive des questions qui surgissent au terme de cette enquête en zigzag entre tradition et modernité. Comment s’articulent en nous les trois perceptions du temps et les trois noyaux expérientiels qui leur sont associés ? Comment s’articulent le rêve et le mythe ? Peut-on prédire l’issue sociétale d’une mythopoièse tragique ? De toute forme de mythopoièse ? Comment s’articulent archétypes ou mythèmes et croyance/récit mythique structurés ? Quelles sont les limites d’impact d’un trafic de mythes ? Comment interagissent mythos et logos, y a-t-il des lois repérables ? Comment s’articulent vraiment les niveaux biologique, bioénergétique, psychologique, social ? Quelles sont à chaque niveau les interactions avec notre niche écologique, en dehors du conflit d’intérêts entre économie et écologie ? Quel est l’impact réel des arts de sacralisation ? Existe-t-il une limite intrinsèque à de tels arts ? Peut-on sans risque intervenir dans la genèse d’une émergence mythique ? Y a-t-il des facteurs de régulation et lesquels ? Que signifie la possibilité de refoulement collectif du mythos ou du logos et le basculement culturel qui en découle ?
Questions immenses dont la liste n’est pas exhaustive, questions explosives dont les conséquences sur notre histoire future pourraient être aussi périlleuses que la bombe atomique en germe dans les équations de Dirac ou de Fermi, que la possibilité du clonage humain ou celle de la reprogrammation génétique de notre descendance. Si elles te semblent plus anodines, ô lecteur, j’aurai écrit en vain, retourne sur ton oreiller te bercer du chant des sirènes et du choeur des « ismes ». Si elles t’effraient, reprends courage. Après tout, cela ne fait guère que 40 000 ans que nous vivons avec ces problèmes non résolus ! Si le champ de recherches qui s’ouvre t’enthousiasme, arme toi pour la traversée de rigueur scientifique, d’honnêteté intellectuelle et de bienveillance, sachant que tu es inclus à l’intérieur de ce que tu observes et qu’une question bien posée vaut mille fois mieux qu’une réponse hâtive. Le champ attend ses défricheurs.
[1]Voir Juste Duits, Enquête métaphysique, à paraître.
[2]Bertrand Meheust, En soucoupe volante, op. cit.; « Du voyage interrompu aux grossesses interrompues : l’irrésistible montée des enlèvements soucoupiques aux Etats Unis », rapport de recherche CNRS, .atelier Mythologie, Psychanalyse et construction du social, mai 1990, repris in Pinvidic et al., op. cit; pp. 431-456.
[3]Il est d’ailleurs frappant que le nom de Gaïa s’efface de plus en plus au bénéfice de « la Déesse » (Marion Zimmer Bradley, Mercedes Lackley, etc.)

1 comment:

Geneviève Béduneau said...

Paulin Alain fait sa pub ! mais comme ses conseils peuvent être utiles, je laisse son message en place.