Il peut sembler anachronique de se pencher sur la notion de « tradition primordiale », sinon comme curiosité historique, à l’orée d’un XXIe siècle qui se réclame plus que jamais des valeurs scientifiques et techniques du positivisme et, même lorsqu’il s’interroge sur les mondes « virtuels » générés par l’informatique, se tourne de plus en plus vers l’objet concret et les relations économiques[1], qui enfin tend à reléguer les questions philosophiques et psychologiques, après le religieux, dans la sphère de la vie privée. Le « vivre ensemble » social n’est guère conçu que sous l’angle du rapport à l’emploi et des capacités de consommation qu’il conditionne[2], de la réglementation juridique sécuritaire et d’un consensus flou sur les « droits de l’homme » ou la « conscience citoyenne ». Les premiers, très en deçà des Déclarations de 1789 et 1793 en France ou de celle de la Charte des Nations-Unies, se ramènent au multipartisme électoral et à la liberté de la presse, du moins tant que cette dernière ne bat pas en brèche le rejet du sens de la vie hors du champ social[3] ; la seconde reflète ce que l’on aurait autrefois nommé les règles du savoir-vivre, le respect minimal des biens et des personnes dans les espaces collectifs. Cette vision du monde, largement diffusée par les média, se veut agnostique, pratiquement sans mémoire[4] et sans identité commune, son universalisme affirmé[5] justifié par la « mondialisation », dont on ne sait plus si elle s’applique au marché, à la technique ou à la culture. Mais il ne s’agit que du « conscient » collectif, d’une auto-représentation de l’occident industrialisé ou, plus exactement, de l’Europe car les États-Unis ne participent que partiellement à ce modèle.
Si l’on compare cette représentation du social à ce que Durkheim, fondateur de la sociologie, entendait et étudiait sous ce terme, on ne peut qu’être frappé par l’effritement du « vivre ensemble » conscient. Pour Durkheim, l’intégration sociale est donatrice de sens ; ce dernier disparaît, laissant l’individu seul devant l’angoisse existentielle, lorsque les liens sociaux se distendent, se déstructurent. Son enquête sur le suicide montrait en particulier l’importance des structures religieuses et familiales dans le phénomène d’intégration : à la fin du XIXe siècle, on se suicidait davantage dans les pays protestants aliturgiques et de « libre examen », promoteurs de l’individualisme, que dans les pays catholiques. Cette enquête bat en brèche le modèle économiste actuel, puisque les régions fortement catholiques étaient à l’époque les plus pauvres d’Europe (Irlande, Bretagne, Espagne, Italie du sud principalement). Aussi, bien qu’il s’agisse d’un pont-aux-ânes pour les étudiants de première année en sociologie, les concepts de Durkheim sont rarement cités dans les analyses actuelles, médiatisées ou non[6].
Peut-on cependant se passer du social tel que l’entendait Durkheim ? Le rejet de la donation de sens dans la sphère privée équivaut à sa relativisation, donc à sa fragilisation, à privilégier le sentiment d’absurdité de la vie et toutes les « consciences citoyennes » que l’on voudra ne combleront pas ce vide. Et cela d’autant plus que le rejet est actif : de plus en plus, on assiste à l’interdit d’expression des convictions métaphysiques dans l’espace collectif[7], voire à l’interdit implicite de vivre en groupe une recherche de sens en dehors des locaux propres de quelques « grandes religions ». La démonisation des « sectes » en général est significative à cet égard. Elle s’appuie sur quelques cas de brebis effectivement fort galeuses mais considérées comme exemplaires, Temple Solaire, Mandarom, Scientologie, à partir desquels s’est construit un modèle de suspicion et, en France, lors de la préparation du texte de loi qui vient d’être voté à l’unanimité à l’Assemblée Nationale, on a vu resurgir une invite à la délation[8] via deux associations « anti-sectes » qui diffusent auprès du public des listes de symptômes de sectitude. On trouve dans une de ces listes des items qui ne laissent pas d’inquiéter puisqu’on y stigmatise le changement de régime alimentaire ou d’habitudes vestimentaires, le fait de recevoir des gens chez soi, ainsi que la lecture fréquente. C’est à dire que la sphère de la vie privée n’est même plus respectée, chacun de ces « symptômes » et même leur survenue ensemble pouvant avoir mille autres causes que l’attirance sectaire, qu’il faudrait déjà définir. Les « grandes religions » elles-mêmes ne sont pas entièrement épargnées en dehors de la pratique minimale : les députés belges ont désigné comme « secte » le mouvement charismatique, tendance interne de l’Église catholique. Les évêques en Belgique et la Ligue des Droits de l’Homme en France ont énergiquement protesté et attiré l’attention sur les risques de dérive d’une telle attitude, sur l’atteinte à la liberté de pensée et d’expression de la pensée qui pourrait en résulter. Dès juin 1996, le CESNUR (Centre d’Études sur les nouvelles religions) dirigé par Massimo Introvigne et qui regroupe des universitaires de haut niveau jetait un cri d’alarme à propos du rapport parlementaire 2468, rapport à l’origine de la nouvelle législation : « Le rapport présente de façon incorrecte et simplifiée un phénomène complexe, et pourrait facilement instaurer un droit de persécution, non seulement en France, mais aussi dans d’autres pays, en raison du rôle leader de la France sur le plan culturel en Europe[9]. » En d’autres termes, la donation de sens n’est pas seulement privatisée mais encore insularisée, elle doit de plus en plus se borner à l’espace interne du cerveau individuel sans rejaillir sur les actes[10].
L’évolution actuelle semble aller jusqu’au bout de sa logique. Si un tel refoulement social du sens ne peut favoriser que le sentiment de l’absurde, ce dernier ne fleurit plus dans le discours comme il le faisait dans les années 50 ou 60. Le modèle sociétal médiatisé est agnostique et non athée ou nihiliste. C’est-à-dire qu’il suspend le questionnement sur le sens comme non pertinent, quelle que soit la réponse envisagée, métaphysique positive ou négative, transférant au domaine du « vivre ensemble » les exigences propres de la pratique scientifique. Dans cette perspective, et c’est là que nous retrouvons le positivisme, l’élucidation du « comment » doit s’accompagner d’une mise à l’écart du « pourquoi ». Ce qui déjà n’est pas si simple au laboratoire où il arrive que les deux questionnements interagissent dans la pratique, devient intenable en tant que norme de socialisation. La parenthèse sémantique[11] du pourquoi, le déni du sens laisse nu devant le constat abrupt que faisait déjà Camus : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux[12] », constat qui, pour lui, était à la base de toute révolte. Le développement de la violence dans les banlieues témoigne ainsi d’une frustration qui n’est pas uniquement économique, d’autant que pour les enfants d’immigrés, dont les cultures d’origine n’ont pas connu les deux siècles de montée progressive du positivisme qu’a vécu l’occident, le sens n’est pas seulement dénié mais arraché par un choc culturel à plusieurs entrées. Leurs racines identitaires et métaphysiques sont à la fois niées par l’agnosticisme médiatique et scolaire, et relativisées par la confrontation directe avec d’autres ethnies. Ajoutons que leur mal-être contribue à rendre le choc culturel réciproque. Pour les occidentaux « de souche », il peut sembler que l’immigré a droit à l’affirmation d’identité collective et à la révélation du sens qui leur est imputé comme « politiquement incorrect ». Ce n’est déjà plus vrai, si tant est que ça l’ait jamais été. L’islam est sans doute reconnu comme l’une des « grandes religions » présentes sur le sol européen, mais sa pratique se heurte de plus en plus à une réglementation restrictive dès que le rite se déroule hors de la mosquée[13] ; le bouddhisme est toléré sous sa forme tibétaine à condition d’abandonner nombre de ses pratiques ; les autres cultes « ethniques » sont purement et simplement ignorés[14].
Face à ce déni du sens, on assiste à des réactions dispersées, toujours minoritaires, depuis les intégrismes à forte revendication identitaire où se mêlent souvent le religieux et le culturel[15] jusqu’à l’adoption de cultes exotiques dont la nouveauté par rapport à l’environnement semble garante d’un surcroît de plénitude existentielle. En d’autres termes, on cherche le vieux creux du lit ou la place fraîche sur l’oreiller. Ces démarches visibles peuvent sembler de marginales survivances ; les intégrismes en particulier sont fustigés comme des espèces révolues dont il convient de hâter la disparition, mais les exotismes, guère mieux lotis, risquent en permanence de se voir étiqueter comme sectaires. L’ésotérisme, sous sa forme occidentale classique comme sous ses formes renouvelées d’apports orientaux, se trouve dans une position très ambiguë. Il nourrit un commerce prospère de livres et d’objets rituels qui témoigne de la profondeur et de la constance du besoin de sens dans la population, mais doit par ailleurs adopter un profil très bas. En dehors des « grandes obédiences » maçonniques de plus en plus travaillées par l’agnosticisme de bon ton, toutes les pratiques de groupe sont suspectes et visées par la campagne « anti-secte ».
Cependant, le succès des ouvrages consacrés à l’ésotérisme est tel qu’il permet l’existence d’au moins une et souvent plusieurs librairies spécialisées dans chaque grande ville, une librairie ou un rayon bien achalandé dans les villes moyennes. Même s’il existe en ce domaine des modes privilégiant tel ou tel thème durant quelques années, on peut affirmer qu’il représente l’échappatoire vers le sens pour une bonne part de la classe moyenne et des classes populaires, voire pour une partie des décideurs, et sans doute le moyen de se réapproprier, de manière mi sérieuse mi futile, une mémoire collective plus ou moins fantasmatique ou d’absorber le choc culturel en se raccrochant à ce qui apparaît comme un substrat symbolique universel. Explicitement ou implicitement, tout le courant ésotérique se réclame d’une « tradition primordiale », d’une « sagesse des anciens », d’une métaphysique universelle dont la diversité des pratiques et des panthéons ne serait que variantes locales de style. Cette tradition s’opposerait frontalement à la « modernité » ou, plus exactement, au positivisme de la « science officielle » et aux activités techniques polluantes, modernité qu’elle rejoindrait cependant par la critique des religions institutionnalisées. La question a donc une certaine actualité, même si elle blesse l’auto-représentation collective « correcte ».
Cette question de l’existence d’une tradition primordiale possède une longue histoire, de la philosophia perennis de la Renaissance aux affirmations abruptes de Guénon ; elle se heurte cependant à tout le champ d’observations ouvert par l’ethnologie qui met l’accent sur les différences culturelles, sur l’altérité au sens le plus fort de ce terme. Mais faut-il même attendre l’ethnologie ? Contemporain des réflexions sur la sagesse éternelle, Montaigne n’écrivait-il pas déjà « vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà », pointant l’altérité aux portes mêmes du royaume ? Et, plus tôt encore, Hérodote ne régalait-il pas ses lecteurs de la diversité des mythes et des usages tout autour de la Méditerranée ? Pour les sciences humaines de notre temps, si l’on excepte une tendance minoritaire représentée par Jung et l’école transpersonnelle américaine en psychologie et, d’une manière limitée, par Eliade, Corbin, Servier ou Gilbert Durand dans l’étude comparative des mythes, le problème n’a même pas lieu d’être et l’idée d’une tradition racine unique vivifiant souterrainement l’ensemble disparate des cultures depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’aux bâtisseurs de cathédrales, aux derviches tourneurs et aux magistes de la fin du XIXe siècle ne peut relever que de l’imaginaire — et depuis les horreurs du nazisme, d’un imaginaire suspect de promouvoir le plus abject des totalitarismes. De plus, la contradiction entre l’affirmation d’un « âge d’or » originel où toute clarté aurait été connaturelle à l’homme et les témoignages de la paléontologie sur la lente montée de l’hominisation depuis l’australopithèque et ses choppers mal dégrossis est criante.
Sous la forme guénonienne stricte, la notion de tradition primordiale unique et agissante urbi et orbi, à partir d’un « centre » d’où rayonnerait l’influence du « roi du monde », semble difficilement recevable si l’on tient à garder un minimum d’honnêteté intellectuelle et ne pas rejeter systématiquement tous les acquis de la recherche archéologique, historique et ethnographique. Mais si l’on s’affranchit du point de vue guénonien, la question est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. Notre seul but ici sera de pointer les interrogations sous-jacentes à l’affirmation comme au déni d’une telle tradition, sans forcément les résoudre de manière définitive ; ce faisant, nous serons amené à heurter, et parfois de manière frontale, un certain nombre de convictions bien ancrées ou de sensibilités intellectuelles, à nous démarquer à la fois de l’ésotérisme orientalisant et du positivisme tel qu’il tend à réinvestir l’espace universitaire des sciences humaines. Cette double transgression justifie le qualificatif d’impertinentes que nous accolons à nos contributions, impertinentes au sens d’une provocation sans méchanceté, impertinentes aussi vis à vis des paradigmes dominants dans l’un et l’autre champ qui ne laissent guère une place « pertinente » au questionnement que nous envisageons.
Résonances sémantiques
Oublions pour l’instant les implications directes du terme « tradition primordiale », littéralement « quelque chose qui se transmettrait depuis les origines de l’humanité », pour nous attacher au contenu explicite et implicite que les plupart des auteurs rattachent à cette notion. Or dès que nous abordons la question, les difficultés surgissent. S’agit-il d’une cosmogonie universellement décelable où, pour nombre d’auteurs, le mythe hésodien des quatre âges servirait de fil conducteur ? S’agit-il d’un ensemble d’arts et de sciences rejetés par le paradigme dominant depuis les Lumières mais autrefois florissants et réellement opératifs, parmi lesquels prendraient place géographie sacrée, architecture sacrée, astrologie, arts divinatoires, alchimie, magie cérémonielle, rituels saisonniers, médecine holistique, arts martiaux, etc. ? S’agit-il d’un mode de structuration sociale dont la « trifonctionnalité indoeuropéenne » repérée par Dumézil en comparant les matériaux mythiques d’un ensemble de peuples linguistiquement apparentés serait l’ossature ? S’agit-il de cultiver les potentialités cachées de l’homme, à commencer par celle d’un éveil spirituel transcendant la conscience ordinaire ? S’agit-il d’un langage des symboles et des mythes essentiels, d’archétypes dont « le propre est d’être intemporels » comme l’affirme Jean Libis[16], inscrits aux profondeurs de la nature humaine comme les matrices obligées d’où surgirait nécessairement toute structuration de notre rapport au monde, y compris la pensée moderne dont l’exigence de rationalité ne serait qu’une illusion de la conscience superficielle ? S’agit-il enfin d’une métaphysique profondément moniste dont les Upanishad pour l’Orient et Plotin pour l’Occident offriraient l’expression la plus achevée, voire du noyau commun originaire de toutes religions et toutes métaphysiques ?
Dès qu’il est question de « la » tradition, tous ces contenus potentiels se télescopent, interagissent avec plus ou moins de bonheur et de cohérence d’un auteur à l’autre, sans d’ailleurs que les contradictions ébranlent la certitude de chaque théoricien pris isolément. Guénon représente un cas extrême dans la mesure où il se place d’emblée en position surplombante d’où il distribue bons et mauvais points (surtout mauvais, d’ailleurs) à tous les courants ésotériques ou profanes de son temps et déclare en outre retiré en une inaccessible dimension le centre opératif sans lequel ladite tradition ne saurait se maintenir dans son intégrale pureté ni l’homme atteindre la plénitude potentielle de son être. Les lacets de son propre parcours relativisent quelque peu le personnage de juge omniscient qu’il brandit à la face du monde et il lui arrive plus souvent qu’il ne semblerait au lecteur non informé de fustiger ce qu’il a autrefois goûté. Mais passons... Notre propos n’est pas l’examen critique de l’oeuvre guénonienne.
Chacun des contenus ou des cadres conceptuels présents dans notre énumération qui, peut-être, n’est pas entièrement exhaustive appelle un approfondissement mais il s’agit aussi de voir quel fil d’Ariane les relie et dans quelle mesure ils font système, s’ils décrivent le même continent et, si oui, comment le situer dans son rapport conflictuel avec la « modernité ».
[1]L’évolution du discours à propos d’Internet est révélatrice. Le réseau existe depuis environ 10 ans ; au départ, il fut considéré en France comme une curiosité américaine ou à la rigueur anglo-saxonne, un exotisme ou un gadget ; lorsqu’il a commencé de se répandre en Europe, les média n’ont considéré que ses dangers, la possibilité de fréquenter des sites néo-nazis, maffieux ou pédophiles ; actuellement, on oublie tout le champ des forums et des échanges d’idées au profit de la « nouvelle économie », c’est à dire de l’informatisation des relations entre fournisseurs de biens et de services et consommateurs (entreprises ou particuliers).
[2]Il est frappant que le terme « exclusion sociale » désigne uniquement la pauvreté due à l’incapacité de trouver un travail et que les solutions imaginées tournent toutes autour d’une solidarité économique — quitte à s’accompagner d’une exclusion physique des espaces collectifs urbains à l’approche de la saison touristique.
[3]C’est ce que recouvre en fait l’appel aux valeurs de « tolérance ».
[4]Les émissions historiques, à la télévision française, ne remontent pas au delà de l’affaire Dreyfus et, quantitativement, tournent pour la plupart autour de la seconde guerre mondiale comme si l’expulsion du nazisme s’apparentait à un exorcisme refondateur du monde. Notons qu’affaire Dreyfus et nazisme sont le plus fréquemment analysés par rapport à l’antisémitisme : il y aurait ainsi un « avant » antisémite, les premières ruptures annonciatrices de tolérance avec le « J’accuse » de Zola, le déferlement démoniaque de la Shoah et la libération, à tous les sens du terme, véritable catharsis ouvrant un « après » enfin globalement humaniste. Cependant, cet humanisme est conçu comme éminemment fragile, d’où la nécessité de revenir en permanence à l’exorcisme fondateur. En dehors de ce véritable rite propitiatoire, la télévision s’intéresse aux périodes archaïques, du paléolithique à l’antiquité égyptienne ou grecque, plus rarement au moyen-âge et pratiquement jamais à la période comprise entre la fin du XVe et la fin du XIXe siècles, période qui a pourtant forgé le monde actuel, vu l’apparition de ses valeurs, de ses modes de gestion politique, de son substrat économique et technique. Antiquité et moyen âge représentent des exotismes temporels, neutres par rapport à la société moderne. Les émissions radiophoniques, moins suivies puisque diffusées l’après-midi, seraient plus diversifiées ; mais elles s’adressent à un public marginal : retraités, malades, jeunes femmes en congé maternité ou chômeurs des classes moyennes, c’est à dire entre 5 et 15% de la population puisque, même dans ces catégories sociales, tous n’écoutent pas les émissions culturelles.
[5]Que l’on retrouve par exemple dans la notion de « devoir d’ingérence ».
[6]Il existe d’ailleurs une certaine ambiguïté dans le modèle durkheimien chez qui le social hypostasié, transcendant l’individu, récupère nombre d’attributs divins y compris d’être cause des états extatiques. Durkheim semble souvent transférer au social des qualités directement issues de la théologie mystique chrétienne ; on pourrait parler ici d’un sociothéisme comme on définit un panthéisme lorsque le divin diffuse dans la nature, sociothéisme sans doute influencé par Hegel comme par la métapsychique. Mais le sociologue, pour obéir à l’épistémologie scientifique de son temps, doit se placer à l’extérieur du social, devenir l’observateur-sujet (sans subjectivité) pour qui le monde est objet. Ce faisant, il commence d’évacuer le « pourquoi » du champ de la pertinence ; son rejet du champ sociétal lui-même ne fait que rouler plus loin sur la même pente. Or cette extériorisation de l’observateur n’est plus tenable, ni en microphysique où l’on sait que la mesure perturbe le système, ni dans les sciences humaines, soit dans tous les domaines où l’acte d’observation se fait à la même échelle que l’observé. La mise entre parenthèses méthodologique du pourquoi, en sciences humaines, revient à poser cet interdit comme élément de perturbation-construction du social ; on ne peut alors se réfugier dans le statut d’observateur pour en éluder la responsabilité.
Nota : l’expression « sujet sans subjectivité » vient d’être employée par Claude-Claire Kappler dans une critique de l’épistémologie dominante en sciences humaines très proche de la mienne (« Peut-on parler d’un chamanisme médiéval », Cahiers Villard de Honnecourt, 2000). Je n’avais pas connaissance de son article en rédigeant ces lignes, ce qui démontre l’existence d’un malaise réel.
[7]Cela va des affaires de « foulard islamique » dans les lycées au refus de donner aux fonctionnaires chrétiens un jour de congé pour « convenances religieuses » le vendredi saint.
[8]Circulaire du ministère de la Justice, janvier 1999.
[9]Massimo Introvigne et al., Pour en finir avec les sectes, CESNUR, 1996.
[10]Il y a une trentaine d’années, lorsque c’était l’expression de la sexualité qui était « sociologiquement incorrecte », deux jeunes filles qui se livraient au bronzage intégral au bord d’un étang camarguais loin de toute terre habitée ont vu débarquer des gendarmes en hélicoptère, venus verbaliser leur tenue indécente et leur signifier leur inculpation pour attentat à la pudeur. Le motif était que les ouvriers de l’usine sise à 6 ou 7 km de là pouvaient « les observer à la jumelle ». Comme l’a fait remarquer l’une des inculpées, il était évident que le patron payait ses ouvriers et leur fournissait des jumelles pour scruter le paysage en quête d’éventuelles filles nues ! L’anecdote est ridicule aujourd’hui, mais elle souligne à quel point les actes se placent dans une frange incertaine entre sphère sociale et sphère privée dès lors qu’ils « pourraient » être vus d’autrui, même au prix d’une casuistique à la limite de l’absurdité. Or l’appel à la délation est aussi invite à épier par les fenêtres, ce qui signifie que l’espace de l’appartement s’inscrit dès lors dans l’interface public/privé et ne bénéficie plus du respect d’autrui.
[11]Nous empruntons cette expression à Bertrand Meheust, qui l’applique aux domaines de recherche jugés non pertinents par le consensus scientifique, en la généralisant.
[12]Albert Camus, L’homme révolté, . C’est la phrase qui ouvre l’ouvrage.
[13]Comme en témoigne la controverse autour de l’abattage rituel du mouton pour la fête de l’Aït el Kebir. Sans parler du rythme des cinq prières quotidiennes, incompatible avec les horaires de travail. Il « va de soi », il « est évident » que l’économique a la priorité.
[14]Par exemple les divers animismes africains, malgré la présence de nombreux togolais, camerounais, congolais, etc., en Europe. Ou la religion druse.
[15]Les intégristes catholiques français sont le plus souvent royalistes et mêlent dans un même culte la Vierge de Fatima et la « France éternelle » ; les intégristes islamistes se réclament de l’opposition au « grand Satan » occidental ; les intégristes juifs refusent tout compromis avec les goyim et se rejouent les vieux ghettos d’Europe centrale où leur tendance a pris naissance.
[16]Jean Libis, Le mythe de l’androgyne, Berg International, Paris, 1980, p. 66.
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