Monday, September 05, 2005

Impertinentes contributions au problème de la Tradition Primordiale5

Les arts traditionnels

Si les sciences expérimentales dépendent principalement du logos, si les techniques jaillissent le plus souvent d’un mélange d’observation, de pensée logique et de créativité appliquée aux circonstances, le mythos, en tant que mode d’appréhension du réel, a nourri ce que l’on pourrait appeler des arts de sacralisation. Ces trois domaines de l’activité humaine n’ont rien d’étanche et, dans la plupart des cultures, interagissent en permanence : il est impossible de bâtir un temple sans de solides notions de géométrie et de calcul et sans un savoir-faire de maçons et de charpentiers. C’est peut-être, d’ailleurs, par le rejet de ces arts hors de la sphère savante et des décisions économiques (pôle de l’objet) ainsi que de la vie politique (pôle des sujets) que la « modernité » s’oppose le plus visiblement à « la tradition ».
Les arts de sacralisation sont intimement liés à la conscience de l’espace et du temps et n’ont d’autre but que de permettre, grâce à tout un faisceau de renvois et de convergences, l’émergence des états d’éveil ou, dans les limites que nous avons déjà pointées, des états paroxystiques. Il nous fallait donc d’abord approfondir ces questions pour aborder celle de leur opérativité car, paradoxalement, elle semble à notre époque à la fois niée par le positivisme qui n’y voit que superstition et dénigrée par le parangon de la tradition qu’est René Guénon, comme application « inférieure » et contingente des données métaphysiques fondamentales. Parlant de la dégénérescence de la science sacrée, Guénon fustige par exemple « un ‘art divinatoire’ qui ne fut guère qu’une déviation de l’astrologie en voie de disparition, et où l’on pourrait voir tout au plus une application très inférieure et assez peu digne de considération, ainsi qu’il est encore possible de le constater dans les civilisations orientales[1]. » Les mages chaldéens notant les signes et présages pour conseiller leurs princes auraient-ils souscrit à ce mépris pour le divinatoire ?
Espace et temps : il serait périlleux de les séparer dans cette enquête car la sacralisation de l’un ne va jamais sans l’autre. L’architecture du temple, déployée sur l’espace, ne prend sens que par son ancrage dans le temps cyclique, par son orientation sur les levers et couchers du soleil solsticiaux, équinoxiaux, ou sur les levers et couchers héliaques de telle ou telle étoile, et surtout par le rite qui l’animera tout au long d’un cycle. Les liens spatiaux établis entre les temples ou même entre les villages, car ce qui vaut de manière incandescente pour le temple s’applique aussi à la maison, à la cité, à l’espace du quotidien, projettent le plus souvent sur la terre soit un zodiaque[2] soit une constellation privilégiée dont les levers, les culminations et les couchers, voire les périodes d’invisibilité nocturne, rythmeront les activités des hommes. A moins qu’il ne s’agisse seulement de se placer devant le soleil. Jean Servier raconte à ce propos une anecdote signifiante de son travail d’ethnologue de terrain dans le Zakkar, à l’ouest d’Alger. Il avait constaté, boussole en main, que toutes les maisons possédaient la même orientation et demandait des précisions à l’un de ses informateurs paysans. Ce dernier protestait : « Nous construisons nos maisons comme nous le voulons, selon le terrain. » Servier lui demanda une démonstration et l’homme répondit : « Il faudrait faire des sacrifices : un pour les fondations, un pour le seuil et, plus tard, pour le pilier central et la poutre maîtresse. Mais avant, il te faudra tracer le plan de ta maison sur le sol. » Joignant le geste à la parole, l’homme se mit à compter des pas sur le terrain. « Ma maison fut tracée, continue Servier : un rectangle à mon échelle mesuré en enjambées d’homme, haute de ma hauteur et demie plus le bras tendu. Aux deux tiers était la porte, figurée par un trait sur le sol, une porte qui ouvrait sur l’est de sorte que l’on entrait face à l’ouest à l’inverse des mosquées. Le soleil levant devait éclairer les grains endormis et le métier à tisser, apportant ainsi le message de la résurrection. — Tu vois, me dit le paysan, nous construisons notre maison comme nous le voulons ; mais nous voulons qu’elle soit ainsi[3]. » L’espace de la terre, espace humain compté en mesures d’homme en tenant même compte de la taille du futur habitant, s’unit au temps de la danse de l’homme qui mesure comme au cycle diurne. La maison toute entière est bâtie pour le réveil des êtres et des choses.
La cathédrale préromane de Saint-Lizier de Couserans, datée des Ve-VIe siècles, étudiée par Arnold Lebeuf comporte trois axes de levers solaires, solsticiaux et équinoxiaux, complétés par trois autres correspondant aux fêtes des saints patrons, 29 janvier pour saint Valier, 29 mai et 27 août pour saint Lizier. Lebeuf les repère à partir des fenêtres des absidioles sud et nord, ainsi que par l’axe central du chevet. Une des droites de construction, unissant les absidioles nord et centrale, pointe droit sur une chapelle proche et correspond au lever du soleil le 25 novembre, fête de sainte Catherine également vénérée dans la région. « L’écart maximum entre tous les points de visée possibles semble contenir les écarts possibles des levers de lune dans la période de révolution des noeuds de l’orbite lunaire[4]. » L’ensemble du dispositif permet de repérer la longitude écliptique du noeud nord (donc du noeud sud qui lui est diamétralement opposé), c’est à dire des points de croisement entre l’écliptique et l’orbite lunaire, points aux voisinage desquels se produisent les éclipses. De là, on peut repérer et prévoir, par les détails architecturaux, tous les levers de lune. Pour résumer l’étude de Lebeuf, la cathédrale Saint-Lizier forme donc un calendrier luni-solaire complet, mais dans lequel sont valorisés certains azimuts correspondant aux fêtes liturgiques, soit du grand cycle temporal fixe et mobile (Noël correspond alors au solstice d’hiver ; Pâques, luni-solaire, est calculé sur la pleine lune suivant l’équinoxe de printemps), soit des saints localement vénérés. L’espace renvoie au temps cyclique de l’année et, par le repérage des noeuds, aux 18 ans du saros.
Les arts divinatoires autres que l’astrologie dont l’aspect spatio-temporel est évident, qui tendent à la maîtrise du temps linéaire, celui de la destinée et des aléas, ont pour support des objets dont la disposition spatiale sera tenue pour signifiante, qu’il s’agisse de la disposition des baguettes d’achillée dans le sud-est asiatique, des cailloux jetés sur la terre dans la géomancie arabe ou malgache, des craquelures sur les écailles de tortue dans la Chine archaïque ou simplement de l’épluchure de pomme que les jeunes filles laissaient tomber dans une bassine d’eau, encore au début du XXe siècle, pour découvrir l’initiale de leur futur mari. Les rites magiques eux-mêmes tiennent compte des cycles planétaires et supposent la délimitation d’un espace protecteur structuré qui est en même temps l’espace de l’action.
Cette qualification de l’espace et du temps est toujours rythmique : elle détermine des lieux forts et des lieux faibles, des temps forts et des temps faibles ; elle se présente aussi, d’emblée, comme systémique et chaque élément renvoie de manière précise, selon des rapports subtils mais d’une rigoureuse exactitude, à tous les autres. L’irruption de l’événement, de l’improvisation ou du hasard sur ce tissu structuré peut alors faire sens et même enrichir l’ensemble. Au fur et à mesure de leur apparition, les savoirs du logos et les inventions techniques s’intègrent à ce réseau de signifiance, le transforment souvent en profondeur mais ne l’abolissent pas.
Ce renvoi systémique caractérise non seulement les arts traditionnels mais d’abord la pensée mythique, c’est même lui qui rend possible l’analyse structurale, depuis les systèmes d’oppositions relevés par Lévi-Strauss ou la mise en évidence par Dumézil de la trifonctionnalité dans les légendes indoeuropéennes jusqu’à la tentative de « classement isotopique des images » effectuée par Gilbert Durand. Les structures dégagées par tel ou tel chercheur ne représentent chacune qu’un aspect ou une partie d’un réseau global sans doute beaucoup plus vaste ; le parti-pris synchronique de ces analyses interdit en outre de suivre son éventuelle complexification ou ses appauvrissements locaux car notre civilisation « moderne » n’est peut-être pas la première à privilégier l’utilitaire aux dépens du sens, il faudrait étudier dans cette perspective l’empire romain après Auguste et avant Justinien, et même la fin de la république romaine. Peut-être même la brillante Athènes... et certainement la civilisation hellénistique.
En effet, lorsque l’on compare ces trois civilisations, il se dégage un ensemble de faits qui pourrait constituer une sorte de syndrome de la « modernité » :
1. Ce que Mircea Eliade pointe comme « démythisation », c’est à dire conscience du caractère symbolique des mythes[5], s’emballe et pousse une partie de l’élite savante à ne plus se fier qu’au logos, jusqu’à l’agnosticisme. Aristote, Lucrèce ou Lucien sont, à cet égard, les précurseurs d’Auguste Comte.
2. Les cultes locaux se vident de sens, deviennent une simple routine superficielle ou administrative ; au pire, une affaire privée.
3. Les décisions politiques ou économiques se prennent sans tenir compte des arts de sacralisation. C’est particulièrement net dans les débuts de l’empire romain, lorsque les cités gauloises sacralisées sont systématiquement abandonnées pour de nouvelles fondations comme Augustodunum (Autun) pour faire pièce à la triade Bibracte-Cabillodunum-Matisconum, ou Nemausia (Nîmes) brisant le schéma astronomique des villes languedociennes — sans oublier Césarée de Palestine opposée à Jérusalem.
4. Devant le vide mythique ainsi créé, les populations angoissées qui aspirent à retrouver du sens se tournent vers des cultes exotiques, les réinterprètent sur un mode thérapeutique ou sotériologique ou inventent, à partir de ces matériaux d’importation et de bribes de mémoire mythique locale, des cultes nouveaux, en général syncrétiques. Mais ces éléments se juxtaposent sans constituer un réseau de signifiance. En d’autres termes, la mythopoièse s’emballe à son tour mais de manière désordonnée. Le culte d’Isis décrit par Plutarque en serait un exemple criant, mais l’introduction de Cybèle à Athènes suit le même schéma.
5. Une partie des élites se consacre à l’exégèse des mythes des autres, c’est à dire soit du passé, soit des matériaux mythiques importés. Cette exégèse est le plus souvent comparatiste et vise à assimiler les unes aux autres des figures décontextualisées, quitte à forcer la ressemblance. L’interpretatio romana imposée aux dieux des peuples conquis, en particulier celtes, en serait l’exemple extrême.

Réseau de sens et structures sociales

Lorsqu’une culture privilégie le mythos, elle tend à intégrer ses structures sociales dans le réseau de sacralisation. Ce fut sans doute vrai de la trifonctionnalité portée par les mythes indoeuropéens, du moins à une époque assez lointaine. Les hymnes védiques louant Indra pour le butin razzié par les kshatryia[6] qui deviendront la caste guerrière, ne peuvent avoir pris naissance que dans une culture d’éleveurs nomades ; mais cela signifie que la trifonctionnalité possède une histoire, qu’elle remonte au plus tôt, étant donné la mention de l’or, au chalcolithique et pas en deçà. Il y eut donc une époque où la structure sociale encore neuve s’est inscrite dans la mythopoièse.
Si nous nous détachons de cette structure particulière, il semble que n’importe quelle structure sociale puisse être sacralisée, sous certaines conditions. L’Égypte pharaonique, basée sur la propriété étatique gérée par une administration pléthorique, l’Inde des castes, les royaumes sumériens quadrifonctionnels, le clan germanique patrilinéaire, la tribu celtique bilinéaire, les cités grecques oligarchiques, les sociétés matrilinéaires patrilocales des îles Trobriand, le matriarcat hopi, autant de cultures irréductibles à un modèle unique et pourtant sacralisées jusque dans leurs structures de parenté ou leur organisation politique.
Lorsqu’elle imprègne fortement la mémoire collective, une sacralisation des structures sociales datable peut perdurer comme idéal et colorer les représentations qu’un peuple se fait de lui-même par delà les transformations de sa réalité. La trifonctionnalité trouve son expression la plus parfaite chez les universitaires médiévaux du XIIIe siècle qui distinguent oratores, bellatores et laboratores, priants, combattants et... laboureurs au moment même où la société devient urbaine, artisanale et marchande, où les intellectuels laïcs s’affirment, en particulier les juristes, où l’Église est contestée, traversée de ruptures et de crises. Après les guerres de religion, la même trifonctionnalité va définir les ordres, Clergé, Noblesse et Tiers-Etat, fourre-tout de la roture qui ne peut plus se définir vraiment de manière fonctionnelle. De ces trois ordres, d’ailleurs, seul le Clergé remplit encore la mission des oratores. La Noblesse est aussi bien de robe que d’épée, de gestion agricole dans les provinces que de parade théâtrale à la cour et ne se fonde plus que sur d’anciennes qualifications familiales. Il y a loin du petit marquis poudré du XVIIIe siècle au chevalier des croisades, encore plus d’écart si on le compare au kshatriya védique. On lirait encore, pourtant, une trace de cette idéalisation dans les valeurs à demi conscientes de la société française la plus moderne, à condition de remplacer les clercs par les journalistes et les idéologues, les guerriers par la police et les pompiers, ou par les commerciaux — les métaphores décrivant le marché viennent presque toutes du vocabulaire militaire —, le reste du peuple demeurant un tiers état déguisé — ou un « cochon de payant ». En d’autres termes, lorsque, après les défaites d’Indochine et d’Algérie et les campagnes idéologiques en faveur de la paix mondiale, l’armée en tant que telle a été dévalorisée, la catégorie sociale montante a repris le langage et certains comportements de la « deuxième fonction ». Mais c’est là une sacralisation qui se survit. Le décalage avec le réel se creuse de plus en plus et le réseau de sens qui la portait s’est effiloché.
Ce phénomène d’usure des anciennes sacralisations lorsqu’elles s’éloignent du réel s’observe à d’autres périodes de l’histoire. La plupart du temps, après une période de flottement, la mythopoièse se réactive, intègre les conditions nouvelles et réinterprète les données mémorielles, comme nous l’avons évoqué à propos du Cargo. En de rares occasions, la nostalgie du passé assimilé à l’origine, au temps immobile, à un âge d’or, mène à des tentatives de reconstitution des anciennes structures. L’Égypte de la période saïte, la Perse des Sassanides et les fascismes du XXe siècle en seraient les exemples les plus nets, avec de nombreux points communs. Tout d’abord, la « reconstitution » ne peut se faire qu’avec un assez large consentement populaire, sans quoi elle reste une mode superficielle, un simple déguisement de la jeunesse dorée, mais dans les faits elle se traduit par une théâtralisation de ce qui fut jadis vivant. Les Pharaons saïtes jouent à Toutmosis III dans un royaume réduit et affaibli qu’ils ne redresseront pas ; les rois sassanides n’ont pas laissé dans l’histoire le rayonnement d’un Cyrus ou d’un Darius et leurs tentatives pour imposer la religion mazdéenne à tous les peuples de leur empire furent un fiasco total ; l’Italie mussolinienne, au delà des défilés et de l’architecture pompeuse de la Roma nuova, est restée industrielle dans le nord et pauvre comme Job dans le sud, et fondamentalement catholique. Ajoutons que de telles reconstitutions, qui n’effacent jamais les conditions réelles dans lesquelles et contre lesquelles elles ont pris naissance, ne peuvent se maintenir que par la répression dure des opposants et développent une xénophobie active. En d’autres termes, elles se posent comme des citadelles assiégées. Que survienne un conflit réel, une guerre véritable, elles s’effondrent. La dynastie saïte a cédé devant les Assyriens, l’empire sassanide n’a pas résisté à la poussée conquérante de l’Islam et l’Italie est tombée comme un fruit mûr devant les blindés de Leclerc. L’Allemagne nazie, qui a poussé le fantasme de reconstitution du paganisme germain jusqu’au délire sanglant, s’est effondrée encore plus vite et laisse derrière elle le goût amer d’un cauchemar collectif. De tous les exemples que nous donnons, elle est sans doute la seule à avoir « réussi » une resacralisation mais, loin de générer une lumineuse surconscience d’éveil, elle a plongé dans les ténèbres de ce que l’on aurait autrefois nommé le mystère d’iniquité ou l’inversion spirituelle.
Le mythos est parole vraie, disaient les Grecs. Il serait surtout parole vivante, qui ne peut se déployer qu’en prise sur la réalité du monde. Le Cargo, mythe naissant et qui répond à un besoin collectif de reconstruction après un choc culturel, a sa raison d’être dans le présent. Les tentatives de réactualisation d’un passé disparu depuis plusieurs siècles si ce n’est plusieurs millénaires, à rebours, s’en détachent et tentent de l’effacer, de forcer le vivant à se figer dans l’immuable. Comme si un fossile, pétrifié de longue date, pouvait engendrer une descendance viable. Mais les mythes ne fonctionnent pas comme ces fleurs du désert qui s’enkystent, ressemblent à des cailloux pour traverser les périodes de sécheresse et s’épanouissent à la première pluie, identiques à ce qu’elles furent. Une figure mythique ne resurgit vivante que réinterprétée et réinsérée dans un nouveau réseau de sens qui tient compte des apports du logos, des techniques et des conditions nouvelles. Le retour de Gaïa dans une large mouvance anglo-saxonne, par exemple, épouse étroitement la prise de conscience des risques de la pollution et le dépassement du mouvement féministe vers un matriarcat ; les premiers signes avant-coureurs sont apparus dans la science-fiction, sous forme d’étoiles ou de planètes sentientes[7], puis de cultes de la Déesse[8] ; ensuite est venue l’hypothèse scientifique écologique, considérant la planète ou l’écologie globale comme un seul être vivant ; appuyée à des phénomènes supposés paranormaux, les crop circles ou cercles et figures apparues spontanément (?) dans les champs de blé d’Angleterre[9], se développe une resacralisation de la terre, le mythe des laies ou lignes d’énergie reliant des lieux forts. Cette mythopoièse contemporaine n’a pas l’ampleur des grandes cosmogonies antiques mais, comme le Cargo, elle réinterprète, souvent de manière inconsciente, des éléments archaïques (association de la déesse Terre et du blé, intérêt porté aux mégalithes qui seraient les lieux sacrés par excellence, fêtes solsticiales ou lunaires), les mêlant à des données mythiques plus récentes (les laies ne sont autres que les « courants telluriques » des radiesthésistes entre les années 1920 et 1980) et aux recherches scientifiques contemporaines (le système écologique et ses atteintes par la pollution, l’évolution des espèces considérée comme éveil conscientiel de Gaïa).
A l’heure présente, le mythe Gaïa ne concerne qu’une minorité d’anglo-saxons considérés par les élites en place comme la lunatic fringe ; il a cependant joué un rôle important dans la sensibilisation de ces mêmes élites et des couches populaires aux risques écologiques bien réels de notre temps. Peut-être a-t-il déjà rempli sa tâche et s’étiolera-t-il de lui-même ; mais peut-être assistons-nous à la naissance d’une religion sotériologique destinée à prendre autant d’ampleur dans le monde anglo-saxon que le culte d’Isis dans les royaumes hellénistiques et l’empire romain jusqu’à Aurélien. Outre son ancrage dans l’écologie, il reflète une réalité sociologique, l’accession des femmes à des postes de responsabilité dans la politique et l’économie, surtout aux USA, et la poussée vers une forme de matriarcat urbain dans les classes moyennes et supérieures. Le nombre des divorces réduit le noyau familial à la mère et un ou deux enfants, tandis que les hommes vivent seuls, s’intégrant temporairement à l’une de ces familles nucléaires, ce qui signifie que, pour déjà deux générations, l’élément stable, la référence parentale est la mère. Étrangement, ce système, bien que récent dans ses formes actuelles, réactualise spontanément le matrilignage matrilocal des amérindiens agriculteurs sédentaires, Hopis, Navajos, Pueblos. S’il existe là une résurgence traditionnelle, il est frappant qu’elle vienne de l’inconscient collectif des peuples présents de manière archaïque sur le sol américain et non de la culture propre des migrants indoeuropéens qui ont colonisé le « nouveau monde » et fondé l’état fédéral. Cette résurgence s’opère après cinq siècles de domination White Anglo-Saxon Protestant (WASP) dans l’est et, sur les territoires de l’ouest et du middle west, de colonisation espagnole puis de migration WASP, les deux plutôt patriarcales. Elle s’exporte surtout vers les populations galloises ou irlandaises fortement celtiques, dont le légendaire montre des traces de matrilignage (importance de l’oncle maternel dans le Mabinogion gallois, importance des décisions amoureuses de la femme dans les légendes irlandaises, voir la courtise d’Etain ou Deirdre) et ne « prend » pas dans des cultures de fond germanique ou romain, bien que la famille nucléaire, dans les villes, s’y transforme à l’identique.
L’exemple du mythe Gaïa montrerait ainsi une certaine permanence traditionnelle, assez insolite cependant par rapport aux idées préconçues en ce domaine. Tout d’abord, si on le compare frontalement à la trifonctionnalité dumézilienne, mâle et patrilinéaire, il suppose la coexistence ancienne d’au moins deux courants traditionnels que l’on pourrait nommer celui du Dieu et celui de la Déesse, ce qui corrobore les données archéologiques depuis le paléolithique profond si l’on interprète comme divinités la Vénus et l’Archer de la grotte de Laussel ; l’archéologie seule montrerait d’ailleurs qu’il convient de leur en adjoindre un troisième, celui du Couple divin ou du panthéon mixte, présent dans l’aire sumérienne et repérable dans la culture chalcolithique des statues-menhirs languedociennes. D’autre part, la domination politique, linguistique et culturelle-cultuelle d’un peuple migrant n’efface pas la mémoire mythique des anciens occupants ; à la faveur d’une crise de société, cette mémoire peut spontanément resurgir, réinterprétée, sous forme de nouveau mythe opérant. Si Gaïa, malgré son nom grec, réactive aux USA le matriarcat hopi, la Renaissance française en offre un autre exemple. Malgré la romanisation dans l’antiquité, puis la domination franque, le folklore semi-populaire de Gargantua dont Rabelais se fait l’écho, n’a de sens qu’en langue gauloise, comme l’a montré Henri Dontenville[10]. Le passage aux langues romanes avait altéré nombre de traits, transformant en géant débonnaire une figure qui dut être moins bonasse à l’origine, mais derrière la meule qui lui sert de palet ou le clocher avec lequel il a quelques déboires, on reconnaît encore des vocables gaulois désignant la montagne ou la pierre sonore. Gargantua revient dans la littérature, y compris de colportage, au moment où les artisans se groupent en compagnonnages pour se défendre contre la tyrannie des corporations. Or les auteurs antiques reconnaissaient aux Gaulois comme principale vertu d’être les meilleurs artisans de l’Europe « civilisée » et les mythes irlandais montrent l’artisan tenu en aussi grand honneur, sinon plus grand, que le guerrier[11]. Mais Dontenville n’a pas vu que le Gargantua ou Gargan gaulois réinterprétait lui-même un Gargan antérieur à l’arrivée des indoeuropéens, puisque les racines *gar, pierre, et son dérivé *garg, gorge, beaucoup plus archaïques, se retrouvent dans des toponymes au moins ligures, peut-être déjà présents à l’épipaléolithique. L’aire de diffusion de ces racines nous ramène, de toute manière, avant la séparation des langues asianiques, sémites et indoeuropéennes qui s’est opérée à partir d’un groupe présent dans le Taurus vers -7000. Le géant des grottes et défilés rocheux, le Gargan, serait alors contemporain du tout premier artisanat, des charpentiers et des bâtisseurs de pierre sèche, avant même l’agriculture céréalière.
Personne ne peut dire, à l’heure actuelle, à quoi tient cette prégnance de l’archaïque, cette réactualisation sur les mêmes lieux à partir des plus anciennes couches de population. Mais nul n’est besoin de promouvoir la résurgence et de la transformer en idéologie politique pour combattre la désacralisation « moderne », elle remonte d’elle-même et comme de l’intérieur de la phase de « modernité » par le seul jeu de la mythopoièse. Gaïa n’est d’ailleurs que le dernier exemple de telles résurgences, comme en témoigneraient aussi le succès d’Isis et d’Asklepios dans le monde hellénistique, puis romain, ou la montée du culte de Mithra dans les légions romaines du IIe siècle au contact de la Perse — un Mithra fort différent de la figure avestique, héroïsé pour le rapprocher des anciens « dieux de deuxième fonction ».

Réseau de sens et vie quotidienne

Les assiettes de Samarra (-5000), sur lesquelles des danseurs stylisés évoquent une swastika, des bouquetins rappellent le calcul de ce que Pythagore appellera plus tard nombres triangulaires, ont servi à de vrais repas. Pourtant, elles nous renseignent sur le logos et le mythos de cette civilisation du second néolithique. Les dessins géométriques, abstraits aux yeux d’un étranger, qui décorent un plat à couscous des Beni Hawa représentent, selon les informateurs de Jean Servier, les montagnes, les nuages, les offrandes déposées et, au centre, l’âme en forme de papillon cruciforme. L’ethnologue commente : « Dans toutes les civilisations chacun des éléments de la décoration a une double connotation sociale et symbolique. Sociale parce que chaque région a son style, chaque village ses décors particuliers, chaque famille ses éléments propres ; symbolique parce que chacun des éléments utilisé dans la décoration d’une poterie a une signification cosmique[12]. » Le réseau de sens, dans une société traditionnelle, intègre tous les aspects de la vie quotidienne, du décor des assiettes aux motifs des tapis, distribue les tâches et les rôles fonctionnels selon le sexe et l’âge — et, il faut bien l’avouer, un petit quelque chose d’autre qui pourrait s’appeler habileté à devenir riche ou goût pour le pouvoir. Il n’existe pas de société connue où l’on ne rencontrerait ni grand ni petit chef. Lorsque le réseau de sens — les règles coutumières — est très serré, il limite cependant l’appétit de domination.
A rebours, la « modernité » se caractériserait par ce que Guénon nommait « le règne de la quantité », les objets et les tâches n’ont plus qu’un sens pratique, sans beauté ni rappel cosmique, qui nourrit le sentiment de l’absurde. Les exigences de productivité priment sur celles du sens et la standardisation brise les signes sociaux fonctionnels. Enfin, il devient très difficile de brider la loi du plus fort, une force le plus souvent économique. La laideur et l’insignifiance de nos villes tendraient à valider ce portrait négatif. Il convient cependant d’apporter quelques nuances, et du côté de la tradition, et du côté de la modernité.
Tout d’abord, dans les sociétés traditionnelles, si l’intégration de l’objet quotidien au réseau de sens reste l’idéal, dès que l’on sort du monde des chasseurs-cueilleurs et de la petite agriculture de type néolithique, des divergences apparaissent. L’archéologie de l’âge du bronze nous montre, à côté des vaisselles de céramique ornées de rappels mythiques, une poterie grossière et sans ornement particulier dont les éclats accompagnent les « fonds de cabane » de la population pauvre. La Rigsthula scandinave trace avec quelque humour le portrait comparé du throell (l’esclave), dont les enfants se nomment Braillard, Bouseux, Bûche ou Crotté, du karl (paysan libre, classe moyenne) et de ses rejetons Forgeron, Barbe tressée, Voisin, Bon camarade, du jarl (noble) enfin dont seuls les fils se nomment... Fils ou Héritier[13] ! Le réseau de sens des objets se rencontre plus aisément chez ce dernier, tandis que les pauvres n’ont que la nourriture grossière et un banc— ce qui ne les empêche pas d’accueillir le dieu voyageur avec le meilleur de leurs biens, du veau cuit dont on devine, au contexte du poème, qu’il ne fait pas partie de leur ordinaire. Le plat à couscous des Beni Hawa, qui fait de chaque repas vespéral une offrande et un rite sacral, se rencontre chez des paysans déjà relativement aisés.
Ces différences de classe ou de caste, différences qui ouvrent, limitent ou interdisent l’accès à la sacralisation de l’objet quotidien, ne reflètent pas forcément comme le voudraient les traditionalistes idéalistes une qualification spirituelle authentique. On trouve dans le Mahabharata la même critique de la noblesse héréditaire que dans le Canzionere de Dante. Yudhishthira déclare au serpent qui le met à l’épreuve : « Si tu me le demandes, je te dirai que la caste est une histoire si confuse que personne ne peut être sûr de la pureté de sa propre caste. (...) Le tempérament est la seule chose dont on soit certain. Manu lui-même ne dit-il pas quelque part que la personne de caste mixte vaut mieux que celle qui est ‘pure’ si la ‘pure’ n’a pas de tempérament[14] ? » Dante, reprenant l’argumentaire des Goliards se moque, dans Le dolci rime d’amor ch’i’solia, de l’opinion de l’empereur Frédéric II définissant la noblesse par « l’antique possession d’un avoir matériel, avec de grandioses façons de se comporter » et lui oppose la noblesse de l’âme, la vertu, sans considération de naissance ou de richesse[15]. Toutes critiques qui décrivent un monde, à tout prendre, pas si éloigné de la « modernité » !
Paradoxalement, les objets sacralisés se sont maintenus en Occident plus longtemps chez les paysans pauvres (sans être miséreux) et moyennement aisés que dans les classes supérieures, noblesse de cour et bourgeoisie urbaine. Comme ils devaient le plus souvent fabriquer leur mobilier et une partie de leur vaisselle, si ce n’était leur maison, ils savaient encore vers 1850 sculpter la rosace solaire sur les panneaux de leur armoire ou le berceau de leurs enfants. Les villages actuellement coupés des circuits commerciaux dans les montagnes du nord de l’Espagne montrent l’Étoile de Compostelle gravée sur les façades ou sur les sabots tripodes que l’on porte encore pour aller aux champs.
Mais la désacralisation de l’Occident moderne n’est sans doute pas si totale que l’on voudrait le déplorer et nous en prendrons un exemple au coeur même de la technologie de pointe, de celle qui semble n’admettre que le logos sous sa forme la plus sèche, à savoir l’informatique. Lorsque les informaticiens écrivent leur propre histoire, tous sans exception pointent comme « précurseurs » — autant dire comme Grands Ancêtres — Jacquard et son métier à tisser, ainsi que les orgues de Barbarie des chanteurs de rue, avec leurs cartes perforées. C’est à dire l’un des artisanats parmi les plus archaïques, le tissage, et l’univers de la fête. Ce double ancrage mythique — car enfin, ils auraient aussi bien pu se rattacher au baille-blé du XVIIIe siècle, l’une des premières machines à régulation, s’il ne s’agissait que de logos — se retrouve dans la conception même de la première machine de Türing dans les années 40.
Tissage et tressage, attestés dès l’épipaléolithique, sont parmi les artisanats qui, tout au long de l’histoire, ont porté préférentiellement le réseau de sens. C’est aussi sans doute dans le tissage et la vannerie que se décèle, aux époques les plus archaïques, l’interaction du mythos et du logos. Tisser ouvre sur le nombre : il faut compter les fils, alterner les passages sur et sous la trame. Mais c’est aussi par le tissage que se transmettent d’abord les symboles graphiques. Historiquement, la céramique ne vient qu’après. Le plat à coucous étudié par Jean Servier, si on observe attentivement le dessin, reproduit sur céramique un motif qui n’a pu naître qu’avec le tissage, la vannerie ou leur cousin le macramé.
Plat Beni Hawa, dessin de Jean Servier[16]
De ces symboles cosmiques inscrits sur les premiers tissages naît l’idée, explicite chez Platon, du tissu du monde. Elle apparaît d’abord dans le mythe gréco-scandinave des Parques, Moires ou Nornes, dont l’une file le destin des êtres, la seconde le tisse, la troisième le coupe et l’arrête. Avec sa reprise chez les philosophes revient aussi le nombre : le tissu du monde se calcule autant qu’il se contemple et le nombre fait sens au même titre que le graphisme. Mais il nous faut introduire ici une importante précision. Lorsque nous parlons de la symbolique du nombre dans les civilisations traditionnelles, il ne s’agit pas de la numérologie chère aux voyantes des faubourgs, ni de la reprise édulcorée de spéculations pythagoriciennes chez certains ésotéristes de notre temps qui l’ont appris par coeur dans les ouvrages de Papus et ne vont pas au delà des opérations de l’école primaire. Le calcul « symbolique » de l’antiquité est un calcul savant ; il sert à la mesure que nous appellerions scientifique, surtout à la prévision des cycles astronomiques, mais aussi à l’architecte, au luthier, etc. S’il devient symbole, c’est parce qu’il rappelle allusivement la course des planètes et les rapports musicaux, les proportions humaines et cosmiques des bâtisseurs, les angles qui permettent localement l’observation des étoiles, et même les poids nécessaires aux peintres, aux verriers, aux teinturiers et aux bronziers. Le nombre exprime les qualités des êtres, non en vertu de quelque décret abstrait ou arbitraire de la divinité devant quoi il conviendrait de béer d’admiration, mais parce que l’observation et l’étude le découvrent dans leur nature profonde. Notre propre calcul scientifique, même s’il utilise des opérations mathématiques plus complexes, n’en diffère pas fondamentalement et, par le tenseur d’Einstein comme par le rapport p entre le rayon et la surface du sphairos de Parménide, il s’agit toujours d’exprimer l’essence du substrat de l’univers. Ce qui change, c’est que notre culture ne reprend plus les nombres signifiants pour accorder de manière allusive les oeuvres humaines, les maisons et les pots, à la connaissance du cosmos.
Revenons au tissu du monde. La métaphore unissant tissage, espace-temps et destin est si profondément ancrée dans l’inconscient collectif qu’elle est passée dans le langage courant mais le rapport du tissu et du nombre n’est en général plus perçu de manière immédiate comme il l’était lorsque chaque foyer possédait son métier à tisser, même rudimentaire. Or lorsque Jacquard puis les industriels du XIXe siècle ont voulu améliorer ce dernier, il leur a fallu revenir au nombre, et de la même manière que les artisans du néolithique, en comptant les fils pour réaliser toile simple, serge, chevrons ou motifs colorés. Certes, ils ne les comptaient plus du bout des doigts, ils les « programmaient » par les différents peignes séparant les nappes et les changements de navettes.
Un autre aspect technique-symbolique du métier à tisser réside dans les tambours autour desquels s’enroulent d’un côté la trame vierge, de l’autre le tissu réalisé. Ce mouvement d’enroulement-déroulement renvoie, lui aussi, de manière allusive au temps cyclique, aux mouvements du corps humain (où nous retrouvons la danse et la fête), à la croissance des plantes et des coquillages. C’est ce même mouvement que l’on retrouve dans les bobines du cinématographe dès son invention, et la pellicule sur laquelle se donne à voir le destin des héros de l’histoire racontée en image s’apparente alors au tissu sur le métier. Les Parques sont sous-entendues dans le geste du projectionniste qui installe les bobines, veille à leur bon déroulement et arrête finalement sa machine. L’assimilation a d’autant plus marqué l’inconscient collectif que les premiers écrans étaient des toiles blanches tendues — le langage populaire parle encore de « se faire une toile » pour assister à une projection. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, dès les débuts du cinéma, dès Méliès en fait, tant de scénarios réinterprètent les grands mythes.
Lorsque, durant la seconde guerre mondiale, Türing réalise le tout premier ordinateur pour les besoins des services de renseignement anglais[17], il conçoit la programmation sur le modèle du déroulement et du réenroulement progressifs de la pellicule cinématographique et, par ailleurs, l’utilisation du calcul binaire renoue avec les arts « divinatoires » du nombre, géomancie arabe ou I Jing chinois. C’était déjà le cas dans les usines textiles du XIXe siècle. Cette première machine possède un statut très ambigu. Türing l’avait fabriquée afin de craquer les systèmes de codage de l’Axe sans avoir besoin de se procurer obligatoirement toutes les grilles. On lui fournissait en entrée des messages incompréhensibles et l’on retrouvait à la sortie des textes possédant du sens. Là encore, le rappel mythique est patent ; la machine, baptisée ULTRA, et ses servants jouent le rôle des prêtres d’Apollon interprétant les sentences énigmatiques de la Pythie de Delphes. Donc, à l’origine même de l’informatique, on trouve le rappel du tissage-destinée, du nombre binaire révélateur des mouvements cachés de l’univers et, in fine, de l’oracle.
Ces trois racines mythiques ne cesseront pas d’intervenir dans son développement ultérieur. L’utilisation des cartes perforées pour la programmation et les résultats, cartes en fait attachées les unes aux autres et empilées en accordéon, puis, avec l’invention de l’imprimante, les longues bandes de papier listing renvoient encore au tissu et à l’activité oraculaire. La science-fiction ne s’y est pas trompée, inventant des machines oracles dont les décisions seraient aussi contraignantes que les avertissements des anciens augures, avec tous les risques associés au pouvoir des messages divins et de leurs interprètes[18]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des logiciels de base de données, utilisé dans les grosses machines et les réseaux internationaux, porte comme nom-code l’acronyme ORA:CLE. Lorsque l’écran permet les premières réalisations graphiques, il s’agit d’images fractales basées sur des figures géométriques simples, exactement les mêmes que celles des tisserands puis des potiers archaïques, celles que l’on retrouve dans les fouilles archéologiques sur des sites néolithiques. Enfin, l’organisation professionnelle des premiers informaticiens s’est structurée, et ce n’est sans doute pas non plus un hasard, sur le modèle des sociétés de métier médiévales, en particulier celles des drapiers.
Ces rappels mythiques restent la plupart du temps inconscients, sauf, semble-t-il, chez les grands concepteurs de langages et d’outils de programmation : le « modèle à sept couches » qu’ils ont fini par imposer comme norme internationale[19] suit de beaucoup trop près et avec une trop grande exactitude de détail la symbolique, fixée depuis les Chaldéens, des sept planètes de l’astronomie-astrologie antique pour que ce soit une coïncidence.
Application
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Application
Présentation
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Présentation
Session
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Session
Transport
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Transport
Réseau
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Réseau
Liaison
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Liaison
Physique
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Physique
Support physique d’interconnexion

Le modèle est babylonien. Le support, qui peut être n’importe quoi, n’intervient pas dans ce système. C’est fondamentalement l’indifférencié à partir duquel le cosmos se structure, en d’autres termes, le proto-monde de Tiamat. Les sept couches se développent ensuite dans l’ordre traditionnel chaldéen des planètes. La Lune ou plutôt le veilleur lunaire, Sin, correspond au plan physique dont il surveille le bon ordonnancement. La couche de liaison reflète l’action de Mars, ou du héros défenseur qui traque les monstres — pardon, les bugs. La couche réseau qui gère l’envoi des paquets de données, qui joue en informatique le même rôle que la Poste dans la société globale, relève évidemment de Mercure, patron de tous les échanges. La couche transport, malgré son nom banal, représente la fonction régalienne, la régulation : c’est Marduk-Jupiter, le roi législateur. La couche session, ouverture et fermeture du travail, joue le jeu d’Ishtar, la Dame étoile Vénus, qui ouvre le matin et ferme le soir. La couche présentation ressort de Saturne Ea, le sage conseiller qui traduit les volontés des dieux chez les hommes et les besoins des hommes dans l’assemblée des dieux puisqu’elle harmonise les syntaxes. Enfin, la couche application, sémantique, est celle qui manifeste et dirige l’ensemble sous l’égide de Shamash, le Soleil.
Ce n’est sans doute pas non plus par hasard que les langages évolués retrouvent dans leur syntaxe le cas régime des langues médiévales, que la programmation récursive applique les règles d’analogie antiques du macrocosme et du microcosme (ou le problème hérakléen de l’Hydre de Lerne), ni que la programmation objet s’inspire des travaux de l’alchimiste médiéval Raymond Lulle.
Pour le simple utilisateur, c’est l’autre héritage mythique de l’informatique qui va reprendre vie, celui de l’orgue de Barbarie et, par delà ce crin-crin populaire, toute la tradition festive. Cette tendance ludique fut en partie voulue. Ce n’est pas non plus par hasard qu’on a élaboré, avec la micro-informatique, le concept de logiciel convivial, avec toutes les résonances du banquet fraternel dont on sait l’importance depuis sans doute le paléolithique. Mais il y a plus encore, et qui explose avec l’Internet, le caractère profondément hermésien de l’outil informatique, outil d’information et de communication. Tout ce qui était en Grèce antique sous le patronage d’Hermès s’y retrouve, depuis la parole jusqu’à la musique, les échanges intellectuels, ludiques, marchands, et même ceux des voleurs au travers de l’art subtil du piratage et du craquage des codes de protection. Enfin, pour revenir aux concepteurs de l’outil, la distinction entre le soft, information pure, et le hard, la machine matérielle, chacun ayant sa propre structuration et même, pour le soft, plusieurs niveaux de structuration, rejoint la cosmogonie et l’anthropologie de l’antiquité. Nous ne sommes pas loin de la doctrine des Émanations.
Il était nécessaire de développer cet exemple. Comme le dit avec humour Bruno Latour, « nous n’avons jamais été modernes » ou, plus exactement, la modernité brandie depuis les Lumières comme le drapeau de la raison triomphante ou, pour ses adversaires, honnie comme l’abomination des abominations, n’est qu’un cache-pot sous lequel se retrouvent toutes les potentialités de l’homme traditionnel, actives et sans cesse resurgies parce que ce sont celles de l’homme tout court. Réduisons un peu la morgue des hommes de finance, retirons les revues de vulgarisation scientifique aux rationalistes les plus agressifs ou les plus frileux, acceptons de voir ce que nous faisons inconsciemment tous les jours et le réseau de sens se reformera de lui-même, avec les mêmes connexions entre mythos et logos, les mêmes connivences entre sciences et arts de sacralisation — lesquels cesseraient alors d’être des archaïsmes figés pour retrouver de la sève. Les formes sans doute changeraient, comme elles l’ont toujours fait. Le réseau de sens de l’Égypte ancienne s’exprimait en des objets typés, celui de la Chine a son style inimitable, et les cathédrales gothiques ne ressemblent pas aux temples grecs.

Opérativité des arts de sacralisation.

Ici le choeur des vierges du positivisme, face voilée, entonne une lamentation funèbre : que nous retrouvions du mythe jusque dans les circuits logiques de l’ordinateur, passe encore ; mais que nous puissions envisager, ne serait-ce qu’envisager que soient opératifs les arts de sacralisation et voilà reconvoqué le vieux fatras des superstitions, la boule de cristal de madame Irma et les chats noirs sur le seuil des sorcières, la pincée de sel qui conjure la salière renversée, les effets sans cause, les fantômes gémissants des vieux châteaux d’Écosse et les lavandières de nuit, les âmes des morts reviendront animer les feux follets et les incubes tourmenter sexuellement les dormeurs sans même une ordonnance du bon docteur Freud. Révérence gardée envers tout ce folklore, nous n’envisageons pas la question en ces termes. Il s’agit surtout de se demander quel impact possède un réseau de signifiance lorsqu’il est pleinement actif.
Si l’on envisage les arts de sacralisation d’une manière abstraite, toutefois, la question devient inextricable. Lorsque un « homme de savoir » des sociétés andines part dans la montagne à la recherche de sa pierre sacrée, et la trouve, que se passe-t-il en lui ? Pour l’observateur extérieur ou pour le géologue, rien ne distingue cette pierre des autres cailloux de la montagne. A cette limite de dépouillement dans la sacralisation, nous sommes devant le mystère d’un rapport amoureux, mais tout participe à la quête : les accidents du paysage, l’oiseau qui passe, le vent qui se lève, la couleur de l’aube, le rêve de la nuit, le rythme de la marche. Tout l’univers précipite dans le vécu de la rencontre. Quelque chose de ce rapport amoureux se retrouve au coeur de toute sacralisation, qu’il s’agisse du choix d’un lieu pour bâtir un temple, du soin apporté par l’artisan à orner son travail de décors qui font sens, de la reconnaissance de constellations dans le fouillis étoilé du ciel nocturne.
Un exemple tiré de l’hagiographie mérovingienne illustrera la permanence de ce rapport intime et comment il s’insère dans un tissu de renvois signifiants. Leutfred, qui cherche depuis quelque temps où implanter un nouveau monastère, revient d’une visite à l’évêque Ansbert de Rouen. Sur le chemin du retour, il reconnaît un carrefour célèbre, exactement orienté nord-sud/est-ouest, qui dessine sur le sol une croix parfaite. Ici même, se souvient-il, quelques années plus tôt, les mules attelées à la litière de saint Ouen avaient brusquement renâclé et, comme en réponse à la croix des chemins, le saint avait pu voir une croix de lumière qui joignait ciel et terre. Il dressa hâtivement une troisième croix, celle-ci commémorative, à l’aide de deux aiguillons empruntés à un paysan, auxquels il suspendit des reliques. Il prédit en outre que ce lieu serait un jour consacré à la Sainte Croix. Une colonne ou nuée de lumière se stabilisa sur les reliques et le carrefour devint un lieu fort fréquenté de pèlerinage et de guérison. Leutfred, s’étant remémoré les événements, réalise la prophétie en décidant d’édifier là son monastère[20]. La croix de lumière ressemble à un phénomène de parhélie et sans doute saint Ouen aurait-il admis qu’il s’agissait là d’un de ces météores répertoriés dans les oeuvres de Pline. Mais ce qui donne à cet instant du voyage son intensité, c’est la coïncidence entre croix parfaite des routes et croix céleste avec la rétivité subite des mules. La colonne de lumière évoque l’Exode : « La nuée du Seigneur était de jour sur le tabernacle ; et de nuit, il y avait un feu aux yeux de toute la maison d’Israël, à chacune de leurs étapes. »[21] La panne de mules rappelle l’ânesse de Balaam qui s’arrête devant l’Ange que son maître n’a pas vu[22]. Quelles que soient les causes physiques de ces coïncidences, elles s’intègrent dans le réseau de renvois liturgiques dont saint Ouen, évêque, est nourri ; pour répondre aux arguments positivistes, cela n’a pas de sens, cela fait sens — pour un homme précis, à un instant précis de sa vie. Causalité et étincelle amoureuse n’ont jamais été sur le même registre, pas plus à l’époque de Dagobert qu’à la nôtre.
Le processus de sacralisation s’enclenche ensuite, par une suite d’actes, de consentements au sens et de nouveaux actes. Ouen matérialise la consécration à la Croix par celle qu’il bricole avec deux aiguillons. Les gens viennent ensuite en pèlerinage parce que ce sens a retenti en eux et qu’ils vont inscrire le lieu dans leur réseau propre d’attentes et de vénération. Enfin, Leutfred vit à son tour l’étincelle amoureuse qui lui fait choisir ce carrefour pour l’implantation du monastère qu’il aurait de toute manière bâti quelque part. Tout repose sur l’acquiescement actif des acteurs, en une chaîne qui commence par une parhélie et finalement transforme une croisée des chemins en abbaye, avec toutes les conséquences sociales, économiques, religieuses que cela implique à l’époque. Un tel processus n’était pas joué d’avance. On connaît aussi des débuts de sacralisation avortés, comme en témoigne Grégoire de Tours à propos de saint Martin. Les paysans d’un hameau proche de Tours avaient retrouvé dans la nature un ancien tombeau et décidé qu’il s’agissait d’un saint oublié ; le pèlerinage s’organisait et devenait déjà florissant lorsque Martin, n’ayant pas vécu devant ce cénotaphe de déclic amoureux, décide d’une enquête méfiante ; il identifie alors la tombe comme étant celle d’un brigand et toute l’affaire retombe. Ce contre-exemple suffit sans doute à laver les hommes de l’antiquité tardive de la suspicion de crédulité généralisée, mais surtout il éclaire la nécessité de l’acquiescement actif, à la fois personnel et collectif, dans tout processus de sacralisation. L’opérativité que l’on peut reconnaître à ce processus ne brise pas les « lois de la nature » : il faut toujours que les moines retroussent leurs manches de bure et manient la truelle pour construire leur abbaye et les paysans qui saluent la croix d’aiguillons y viennent à pied comme chacun. C’est le regard porté sur une croisée de routes qui a changé, la faisant passer du banal au sacré, d’un lieu faible que l’on se contente de traverser à un lieu fort où l’on s’arrête pour vivre un autre rapport conscientiel au monde.
Nous avons volontairement, au travers de nos exemples, saisi le processus de sacralisation à l’état natif, lorsqu’il est réduit à ses manifestations les plus élémentaires. Le débat en est forcément clarifié. L’acquiescement actif, si aisé à mettre alors en évidence, reste nécessaire même lorsque le lieu ou l’objet sacralisé, après cette première reconnaissance, va s’inscrire dans le réseau global de signifiance ou que ce dernier se transforme. Quand la christianisation puis l’islamisation de l’Égypte dans les premiers siècles de notre ère vident de sens les pyramides des premiers pharaons, elles sont transformées en carrières et leur revêtement remployé pour construire les maisons des alentours ; leur resacralisation intervient dans le contexte de la campagne napoléonienne et de la mode « égyptomane » qui s’ensuit dans les loges maçonniques au début du XIXe siècle. Une nouvelle mythopoièse s’en empare et reconstruit un réseau de sens autour d’elles, sans doute fort différent de celui de leurs bâtisseurs. De même les temples d’Angkor sont revenus à la jungle durant des siècles. On trouverait encore un exemple frappant de la nécessité d’acquiescement actif dans la polémique actuelle autour du Mandarom. Le processus originel est identique à celui de la fondation de l’abbaye de Leutfred : un homme, le guru du groupe, choisit les collines provençales et acquiert les terrains nécessaires à l’édification de son temple « cosmoplanétaire » ; mais contrairement à ce qui se passe avec les aiguillons de saint Ouen, la population locale ne rentre pas dans le rapport de sens. Le Mandarom demeure un greffon contre lequel se mobilisent les réactions de rejet. Cela non plus n’était pas joué d’avance. L’implantation d’un monastère tibétain à Toulon-sur-Arroux, dans un bocage bourguignon dont les habitants ne connaissaient rien au bouddhisme et restent, en général, très attachés à leurs particularismes, représentait aussi un greffon étranger. Mais l’ironie gouailleuse des débuts à l’encontre de « ces carnavals » (nous avons entendu cent fois l’expression quand nous résidions en Bourgogne à l’époque) ne s’est pas transformée en rejet ; progressivement, l’habitude venant, on a considéré qu’ils faisaient partie du paysage — même si, comme au Mandarom, les fidèles qui viennent y vivre une retraite arrivent tous de l’extérieur. Rejet d’un côté, tolérance moqueuse de l’autre, dans les deux cas, le temple ne s’intègre pas au réseau de socialisation local et cela bien avant que le bouddhisme devienne à la mode ou que le Mandarom se voie diabolisé par les média. Or cela ne tient pas aux pratiques « bénéfiques » de l’un et « maléfiques » de l’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’un terrain assez vaste acquis par des inconnus pour un culte exotique et qui s’accompagne de constructions qui rompent avec le style du pays. Le gigantisme des statues du Mandarom a sans doute joué, attirant le regard, mais il ne suffit pas à tout expliquer. Il y a bien d’autres laideurs imposées qui irritent les populations locales sans que soit réclamée leur destruction — les Lyonnais n’ont pas apprécié la nouvelle architecture de la gare de Perrache qui porte le surnom local de « mur de la honte », mais personne n’a saisi les tribunaux contre le mauvais goût de la SNCF. Que, par ailleurs, le guru du Mandarom ait cherché à séduire les fruits verts à l’intérieur de son groupe est une toute autre question : les villages d’alentour n’en savaient rien lorsque la réaction de rejet a débuté, les faits n’ayant été dévoilés qu’à la fin des années 90[23]. A moins de penser que ce genre de choses se perçoit sans le truchement des sens ou du discours, mais nous approchons des terrains glissants.
L’acquiescement actif ne constitue cependant que la première étape du processus de sacralisation. La seconde, si nous reprenons l’exemple de Leutfred, sera l’aménagement du lieu sacralisé, ici la construction de l’abbaye, où nous allons retrouver les commentaires malicieux de l’informateur de Jean Servier quant aux maisons du Zakkar. Comment maintenir et susciter la tension intérieure chez ceux qui viendront y vivre ou chercher un temps fort ? Parfois cet aménagement se réduit à peu de choses, creuser le sol où jaillit une source et, par un agencement de pierres, créer un bassin où l’on viendra puiser, comme à la célèbre fontaine de Barenton, ou entasser quelques cailloux comme les cairns votifs au bord des routes himalayennes. Le plus souvent, il s’agit d’édifier une architecture qui abritera le rite, et nous pourrions parler d’une phase de structuration, dans laquelle intervient un savoir-faire — sans parler de tous les savoirs nécessaires. L’étude comparative des architectures sacrées, qu’il s’agisse de troncs sculptés fichés en terre dans les îles polynésiennes, d’un stupa bouddhiste ou d’une cathédrale gothique, montre par delà une foisonnante diversité de styles des constantes d’intention. Un lieu (ou un objet) sacré n’est jamais conçu comme isolé. Comme, nous l’avons vu, tout l’univers participe à la rencontre du chaman andin et de sa pierre, de même l’architecte d’un temple, fût-ce le plus fruste, va créer des liens perceptibles entre son oeuvre et le cosmos. Il tiendra compte aussi des autres lieux sacralisés existants, pour s’y relier. Dans les civilisations géographiquement étendues, il peut même y avoir un plan directeur préalable pour l’ensemble des temples, chacun devenant un élément d’une sorte de temple invisible englobant. Que la décision vienne d’un roi ou résulte d’un consensus entre cités importe moins que la volonté de relier les êtres et les choses, de convoquer l’étoile, l’arbre et le rocher et de les intégrer au rite.
Comme nous l’avons vu avec les boules Terre du rêve planétaire, l’expérience vécue prime, en l’homme, sur le savoir abstrait du logos. Le cosmologiste moderne qui dégage de ses observations le « principe de banalité » et affirme que les constituants du corps humain se sont formés dans les étoiles, que nous sommes donc les rejetons de l’univers au travers de la Terre, ne dit pas autre chose que le bâtisseur de ziggurat. Mais ce dernier le donne à percevoir, à ressentir immédiatement en orientant la rampe par rapport à la course apparente du Soleil et des autres astres, en organisant à des dates choisies les rites processionnels et la hiérogamie de la Terre présentifiée par la prêtresse avec le Ciel sur lequel s’ouvre un fenestron dont les angles ont été savamment calculés en fonction d’un rayon stellaire attendu. Si une société scientifique et technicisée comme la nôtre se rouvrait aux arts de sacralisation, elle pourrait de la même manière et avec ses propres matériaux bien choisis donner à vivre l’apex ou le centre galactique inconnus des Chaldéens. Quelques artistes ont eu, déjà, de ces intuitions.
Ces tentatives modernes, il faut l’avouer, sont le plus souvent des ratages, à quelques exceptions près comme la chapelle de Ronchamp du Corbusier et l’église du plateau d’Assy de Novarina. Mais on pourrait aussi remarquer que la plupart des églises du XVIIIe siècle sont moins sacrales, à tout prendre, que certaines granges paysannes de la même époque, sauf Saint-Sulpice à Paris où l’acquiescement intime s’opère. Ce n’est pas une question de « matériaux nobles » — le XVIIIe bâtissait en pierre des coques vides et Le Corbusier a utilisé le béton pour Ronchamp. Il ne s’agit pas non plus de copier servilement des règles (proportions, tracé directeur, etc.) codifiées par les ancêtres. Le modulor du Corbusier n’a que de lointains rapports avec le rectangle d’or des bâtisseurs médiévaux ; le Christ en croix de Giacometti, à Assy, ne respecte aucune des traditions iconographiques romanes ou byzantines ; la pénombre grise de Saint-Sulpice n’est pas celle de Notre-Dame, plus obscure mais transpercée des nappes de couleur issues des rosaces. Les copies « néogothiques » du XIXe siècle représentent même les ratages les plus criants de toute l’histoire de l’architecture, bien que Viollet-le-Duc ait dégagé pratiquement toutes les « recettes » du moyen-âge classique.
Iegor Reznikoff a peut-être restitué l’une des clefs des arts de sacralisation en étudiant certaines grottes magdaléniennes. Il s’est aperçu que, malgré l’apparent désordre des figures, ces dernières n’étaient pas gravées ou peintes n’importe où sur le roc mais en des points de résonance sonore[24]. Un point commun de tous les ratages, lorsqu’il s’agit d’architectures couvertes, de bâtiments dans lesquels on pénètre pour une célébration, serait leur manque de qualités acoustiques. L’église romane, le temple grec, la ziggurat — et Ronchamp — sont des instruments de musique, où l’art de l’architecte s’apparente à celui du luthier. L’acquiescement intime du visiteur, l’intensité de l’expérience d’inclusion dans le cosmos passent, semble-t-il, par le truchement de tous les sens, par l’ouïe, l’odorat et le toucher autant que par la vue. Les arts de sacralisation des lieux sont de musique autant que de lumière. Que l’un manque à la polyphonie, et c’est le bide assuré.
Cette remarque permet peut-être de comprendre le rejet du Mandarom par les indigènes bien avant le scandale des moeurs de son guru, et la tolérance des Bourguignons envers le temple tibétain de Toulon-sur-Arroux. Les statues géantes du premier ne jouent que sur la vue, littéralement dans le tape-à-l’oeil. Les sons des rituels ne portent pas aussi loin et la disproportion qui s’instaure dérange. A Toulon, il arrive d’entendre le greffon tibétain avant même de le voir : le son grave des trompes, qui rappelle un peu celui des plus grands tuyaux d’orgue, porte plus loin que les limites du domaine. Le lien avec les rites chrétiens locaux est ténu, mais il existe et, de plus, l’inconscient collectif peut rapprocher cette vibration grave du plus ancien instrument de musique connu et sacral dès l’origine, le rhombe. Faut-il alors aller plus loin que la multisensorialité et penser que l’effet sonore, dans une sacralisation, prime sur tous les autres ? Nombre de mythes de création parlent d’un son primordial à l’origine de l’univers. Les récitations rituelles que Mircea Eliade décrit comme retours à l’origine sont le plus souvent psalmodiées et, à ce propos, nous devons faire une remarque technique. Le premier instrument de musique, c’est la voix humaine ou animale, c’est à dire le souffle sonorisé. Aimé Michel, méditant sur l’évolution de l’oreille humaine, note qu’elle apparaît chez les hominiens, avec son exceptionnelle qualité acoustique, avant que le larynx ne permette le langage articulé et s’interroge sur la possibilité que l’ancêtre des hominidés ait été un singe chantant. Or dans la nature, seule l’oreille pouvait habituer le néo-cortex à saisir des rapports exacts : la musique est mathématique par essence, avant la géométrie, art visuel qui exige un entraînement à l’abstraction par rapport à ce qu’offrent en ce domaine les plantes, les pierres ou les nuages. Toute notre logique s’origine dans le colimaçon de l’oreille interne, dans le jeu des octaves et des harmoniques, des notes longues et des notes brèves[25]. Mais la psalmodie qui accompagne toute mythopoièse exige non seulement d’entendre mais de tenir une note « à la corde », de rester au plus près d’un son exact et donc de maîtriser parfaitement la colonne d’air et la tension des cordes vocales, tout en variant le rythme. Les légères ruptures de l’intonation, des pauses et des finales renforcent alors l’effet rythmique. Tous les chanteurs savent que c’est l’exercice le plus difficile, qui exige une attention soutenue, une conscience aiguë du corps qui engage pratiquement tout le système musculaire. Ceux qui écoutent, inconsciemment, en viennent à respirer au même rythme que l’exécutant et même les battements cardiaques se « calent » harmoniquement sur le rythme fondamental du récitatif. Il n’est pas impossible que ce soit un facteur essentiel de cohésion du groupe social — phénomène que l’on retrouverait à notre époque dans les slogans, eux aussi psalmodiés, des manifestations politiques. Les bidons frappés de la CGT renouent avec les claquements de mains ou les pierres sonores des rites les plus archaïques[26].
Dans une architecture sacrée réussie, les proportions géométriques perçues de manière visuelle sont les proportions musicales de la gamme « des physiciens » ou de celle de Zarlin qui en est très proche, c’est à dire les rapports des résonances naturelles, comme l’a montré Louis Charpentier pour la cathédrale de Chartres[27]. Les tracés polygonaux que l’on peut aussi superposer au plan comme à l’élévation des monuments en dérivent. Art de luthiers, déjà perceptible dans les navetas ou les bories néolithiques. Le cerveau habitué par l’oreille les perçoit comme rythmes. Lorsque, de plus, des orientations bien choisies rappellent les cycles circadiens, lunaires, annuels, etc. dont nous commençons de comprendre l’impact physiologique sur le vivant, l’expérience « homme dans le cosmos » ou, en raccourci, « homme cosmos » peut s’opérer, avec toutes les donations de sens qui en dérivent. Et comme tout le cerveau est concerné, du système limbique abritant les horloges biologiques fondamentales au néocortex capable de percevoir l’exactitude des rapports musicaux, l’expérience ouvre aisément sur les états de conscience modifiés, voire sur les états d’éveil.
Vers la fin des années 60, Jean Nocher, qui animait alors une émission de vulgarisation scientifique enthousiaste sur les antennes de la radio française, eut l’idée de faire entendre à ses auditeurs une bande sonore enregistrée au radiotélescope de Nançay. La « musique des sphères » pythagoricienne devenait audible. On entendait le bruit de fond de l’univers comme un ressac très grave ponctué de stridences, de claquements, de modulations stochastiques. Chose étonnante, ce bruit de fond ressemblait au mugissement d’un rhombe ou à ces sons vibrants à peine modulés qui forment le AUM hindou ou le bourdon soutenant les chants rituels de nombre de cultures. C’est à dire que tout l’univers sonore du sacré le plus archaïque, censé présentifier le « son primordial » de l’origine intemporelle, sortait d’une machine parmi les plus élaborées de la science de pointe. La rencontre semblerait fortuite à un positiviste et nous ne trancherons pas la question, tant il est évident que le chasseur-cueilleur du paléolithique profond ne possédait pas de radiotélescope. Mais elle fait sens, d’autant plus que cet enregistrement a intrinsèquement du sens — le même sens. Nous sommes au seuil ici de resacralisations ou de réenchantements du monde qui n’exigeraient pas d’abandonner un iota des acquis scientifiques et techniques de notre logos, mais simplement de les accueillir avec l’acquiescement amoureux du chaman rencontrant sa pierre. Ce qui nous inspire une autre question impertinente : est-on meilleur scientifique lorsque l’on s’ennuie, que l’on ennuie les autres et que l’on en tire une satisfaction morale ? Un Hubert Reeves qui s’émerveille des ressources de l’univers ferait-il du moins bon travail en astrophysique qu’un Paul Couderc, par ailleurs chien de chasse morose traquant sans relâche les écarts « superstitieux » à la raison raisonnante et se délectant de piétiner tout élan amoureux envers le cosmos ? Même Fontenelle ne l’aurait pas suivi sur ce terrain.
Ainsi avons nous pu explorer les arts de sacralisation et leur opérativité sans boule de cristal ni chat noir, sans fantômes écossais et, surtout, sans convoquer d’effets sans cause.
[1]René Guénon, La Crise du monde moderne, Gallimard, Paris, 1946 ; réédition Idées NRF 1969, p.80.
[2]Jean Richer, Géographie sacrée du monde grec, Paris, 1967.
[3]Jean Servier, L’homme et l’invisible, Laffont, Paris, 1964, pp.256-257.
[4]Arnold Lebeuf, « L’observatoire astronomique de la cathédrale Saint-Lizier de Couserans », Astronomie et sciences humaines n°3, Observatoire astronomique de Strasbourg, 1989, pp. 41-77.
[5]Ce terme suppose une époque antérieure où la pensée mythique génère une croyance forte, au premier degré. La question est immense, car elle suppose résolue l’interconnexion entre vécus mythiques, récits mythiques, rêve nocturne et vision du monde.
[6]Par exemple Rig Veda 7.32, 8.54 ou 10.48. In Le Veda, trad. Jean Varenne, Denoël, Paris, 1967 (Les deux océans, 1984).
[7]L’étoile et le fouet, de Frank Herbert, Le gambit des étoiles de Gérard Klein, la trilogie des Forces d’Anne Mc Caffrey.
[8]La série de Tenebrosa de Marion Zimmer Bradley.
[9]Voir par exemple le dossier crops in OVNI Présence n° 46, août 1991 et Gilles Durand, « Crop circles : énigme circulaire » in Thierry Pinvidic et al., OVNI, vers une anthropologie d’un mythe contemporain, Heimdal, 1993, pp. 261-277.
[10]Henri Dontenville et al., La France mythologique, veyrier-Tchou, Paris, 1966, pp. 279-374.
[11]Dans la version ancienne du Cath Maighe Tuireadh, Lug — chef des Thuata dé Danann — est surnommé Samildanach, ce qui peut se traduire par polytechnicien. Ce n’est que tardivement qu’il acquiert des caractères guerriers. Il faut ajouter le rôle essentiel du forgeron des Thuata Dé, Goibniu, dispensateur de l’immortalité et de l’éternelle jeunesse.
[12]Jean Servier, op. cit., pp.173-174.
[13]Régis Boyer, L’Edda poétique, Fayard, Paris, 1992, pp.142 et sq.
[14]Le Mahabharata de Vyasa, adaptation P. Lal, Hélios, Paris, 1985, p. 101.
[15]Dante, Canzionere, chant LXXXII, repris dans Banquet, livre IV.
[16]Jean Servier, op. cit., p.174. La loi sur la propriété littéraire autorise les courtes citations à titre d’exemple, elle n’interdit pas que ce soient des citations graphiques.
[17]Jacques Vallée, OVNI, la grande manipulation, trad. A. et T. Schmidt, Le Rocher, Monaco, 1983, p.243.
[18]Voir par exemple Colossus ou Les lendemains de la machine.
[19]G. Pujolle et E. Horlait, Architecture des réseaux informatiques, tome 1 Les outils de communication, Eyrolles, Paris, 1990, pp.29-39.
[20]Vita Leutfredi, 10.
[21]Exode 40,38. Voir aussi Nombres 9, 15-23.
[22]Nombres 22, 22-35.
[23]Condamnera-t-on l’université si tel patron de thèse fait un chantage sexuel à l’une de ses doctorantes, comme cela s’est vu ? Ce genre de pratiques ne rendra sympathique ni le guru ni le professeur abusif et relève sans doute dans les deux cas de l’abus de pouvoir — ou de la « manipulation mentale » pour le dire dans le nouveau jargon juridique. Tant mieux si cet abus est sanctionné. Mais ne mélangeons pas les registres. La sacralisation est un processus à part entière ; un homme peut à la fois avoir le sens du sacré et les organes qui le démangent, ou le sens du sacré et une chasteté d’eunuque. Cela prouverait simplement que le rapport « amoureux » de sacralisation transcende le fonctionnement hormonal.
[24]Iegor Reznikoff, « Sur la dimension sonore des grottes à peintures du paléolithique », note présentée par Théodore Monod, Compte-rendus de l’Académie des Sciences de Paris, t. 304, série II, n°3, 1987, pp. 153-156 et 307-310.
[25]Aimé Michel, « Prélude à l’homme », in Pensées hors du rond, La liberté de l’esprit n°12, juin 1986, pp.29-42.
[26]Avons nous vraiment jamais été modernes ?
[27]Louis Charpentier, Les mystères de la cathédrale de Chartres, Laffont, Paris, 1966, pp.168-175. Charpentier est un auteur paradoxal, capable d’intuitions percutantes de justesse qu’il « fonde » en les délayant dans une mayonnaise de délires. De ce fait, on ne peut ni le prendre au sérieux, ni l’ignorer.

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