Nous n’avons évoqué jusqu’ici que les modes du vécu mythique que l’on pourrait qualifier de visionnaires, ceux où un imaginaire ou plutôt un imaginal masqué se déguise en réel comme le loup en mère-grand mais laisse tout de même entrevoir ses poils de fauve. Or il existe au moins un autre mode, plus difficile à repérer car le mythe structure alors directement les évènements et s’insinue au cœur même de la banalité. Ce mode ressemble à quelque dramaturgie collective dont les protagonistes, des décideurs aux plus humbles exécutants, semblent le plus souvent inconscients de jouer un rôle pré-écrit par un mythe oublié ou apparemment affaibli mais qui retrouve une actualité au travers de la politique, de la guerre ou de l’aventure.
Ce mode dramaturgique ne permet pas le recul culturel qu’autorisent les phénomènes d’apparition ou d’interaction visiblement onirique avec le réel comme le Lézard ou la soucoupe volante. Le mythe qui structure les situations et l’action ne se laisse pas reconnaître comme tel par ses acteurs. Peut-être même seraient-ils scandalisés si on leur faisait toucher du doigt la dimension mythique de leurs décisions ou de leur vision du monde, aussi prendrons-nous des exemples dans un passé assez lointain pour que d’une part l’incarnation du mythe soit plus aisément patente, d’autre part les passions soient éteintes ou du moins apaisées. Car l’un des signes de la pénétration profonde et structurante du mythe dans le réel est qu’il suscite de très fortes passions, comme une lame de fond venue du grand large engendre sur le rivage des houles déferlantes.
Napoléon est-il un mythe solaire ?
On connaît le célèbre pamphlet. L’auteur, prêtre, érudit et largement humoriste, avait voulu stigmatiser ainsi les critiques agnostiques qui arguaient de la présence de douze apôtres autour du Christ des Evangiles pour soutenir que l’homme Jésus n’avait jamais existé, que tout le christianisme n’était que la réadaptation d’un mythe babylonien du Soleil parcourant les douze mois de l’année ou les douze constellations zodiacales. Et notre bon abbé de démontrer, avec le même argumentaire, que Napoléon, empereur entouré de douze maréchaux[1], vainqueur de douze victoires[2] et prenant pour emblème l’abeille éminemment solaire, n’avait lui non plus jamais existé. La Sorbonne rit un peu jaune, couleur solaire qui s’imposait, et l’on rabattit des prétentions des comparatistes, sans approfondir. Or il eût fallu approfondir.
Si l’on oublie qu’elle fut historique, l’épopée napoléonienne raconte bien un mythe solaire mais, à l’inverse du culte de Mithra, d’un soleil qui ne serait pas invaincu, qui monte, culmine et finalement s’éteint dans l’hiver éternel que ne suit aucun véritable printemps. Le caractère mythique de l’aventure fut d’ailleurs en partie conscient. Un des articles du traité de Campoformio qui scelle la défaite de l’Autriche après la campagne d’Italie dit explicitement : « La République Française est comme le soleil ; aveugle qui ne la voit pas[3]. » Tout commence par la guerre d’Italie suivie de la campagne d’Egypte, au prix d’un paradoxe qui ouvre dans les loges maçonniques ce que Gilbert Durand nomme « la deuxième période d’égyptomanie[4] », la première datant de la renaissance italienne. C’est un lever du soleil à l’orient mais, disions-nous, un orient paradoxal. Dans le contexte judéo-chrétien dominant alors en Europe, l’Egypte sonne comme la terre d’exil d’où Moïse devra sortir pour trouver la présence divine et la terre promise. Ainsi l’exil final s’inscrit-il symboliquement dès l’origine de l’épopée. Mieux aurait valu Jérusalem. Avec des références indo-européennes c’est-à-dire gréco-romaines au XVIIIe siècle, l’Egypte ne signifie rien ni en bien ni en mal ; si c’est une référence au début des conquêtes d’Alexandre, ce que suggère une expédition militaire accompagnée de nombreux savants, ce dernier va poursuivre vers l’est jusqu’à l’Indus, s’appropriant la Perse zoroastrienne. Il eût fallu pousser jusqu’à Persépolis. La seule référence positive à l’Egypte qui pouvait nourrir et déclencher un vécu mythique collectif se trouve dans Platon lorsque les prêtres de Saïs initient le jeune Solon à la mémoire d’un passé oublié par Athènes, mais elle ouvre le récit du destin de l’Atlantide, autre présage funeste[5] ! Enfin, n’oublions pas que cette campagne fut écourtée dans l’espace par une épidémie de peste à Jaffa et dans le temps par la désagrégation du Directoire. Dès lors, le mythe solaire napoléonien, mythe vécu et non pas déchiffré, va suivre le schème du Sphinx œdipien en trois phases, montée, culmination, déclin ; le ragnarök ou la phase eschatologique qui s’ensuit ne débouche pas sur une régénération du monde malgré la tentative des Cent-jours et le soleil s’engloutit dans l’océan sans retour.
Le mythe directeur se laisse déchiffrer par de petites coïncidences significatives égrenées tout au long. Partant pour l’Egypte, Napoléon embarque sur un vaisseau nommé l’Orient ; lorsqu’il revient à Paris le 16 octobre 1799, il loge rue de la Victoire. La bataille d’Austerlitz s’engage au soleil levant. Le premier intersigne des revers lors du mariage avec Marie Louise est l’incendie de l’hôtel où le prince de Schwarzenberg donne un bal en l’honneur de la nouvelle impératrice qui ne sera sauvée que de justesse. Les contemporains voient là comme un rappel du feu d’artifice incendiaire lors du mariage de Marie-Antoinette. Son seul fils, le roi de Rome, naît par les pieds et semble mort lorsque les médecins parviennent à l’extraire ; il sera toutefois vite ranimé, ce qui apparente sa naissance à une résurrection. Le 27 juin 1812, au début de la campagne de Russie, le cheval de Napoléon s’abat sous lui au moment où il pose le pied sur la rive orientale du Niemen. Devant l’incendie de Moscou, voyant qu’il dure plus d’un jour, l’empereur lui-même reconnaît un signe et déclare : « Cela nous présage de grands malheurs. [6]» Le vaisseau qui le ramène de l’île d’Elbe se nomme l’Inconstant et devra avancer par vent contraire. Lorsque, après Waterloo et la seconde restauration, Napoléon tente d’obtenir l’hospitalité de l’Angleterre, il monte sur le Bellérophon — Sa Gracieuse Majesté décidant de le traiter en prisonnier et de le déporter à Sainte-Hélène, « quand il reçut l’avis officiel de sa destination, une pâleur mortelle couvrit tout à coup son visage[7] ». On sait que l’un des cahiers d’écoliers de Napoléon se termine par ces mots prophétiques : « Sainte-Hélène, petite île »… Et que dire des quelques lignes que l’on trouvera en classant ses papiers après sa mort : « Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France : le feu est remonté à sa source, et me voilà ! L’amour de la gloire ressemble à ce pont que Satan jeta sur le chaos pour passer de l’enfer au paradis : la gloire joint le passé à l’avenir, dont il est séparé par un abîme immense. »
Ce ne sont, certes, que des anecdotes de la petite histoire mais qui ont frappé les contemporains et qui ont fait sens. Or la plupart sont des symboles solaires, y compris les pieds du nouveau-né : c’est sur la plante des pieds que le Bouddha porte à la naissance la rouelle et le swastika qu’il imprimera en quelque sorte sur la terre en accomplissant les trois, sept ou neuf pas que lui prête la légende ; dans la vie de Napoléon, ces symboles jouent d’abord de manière positive, soulignant une ascension, puis curieusement après le divorce d’avec Joséphine le 15 décembre 1809, à rebours comme présages de chute. Les contemporains soulignent ce point de rupture, Canova avec une ironie mordante : « Puis-je féliciter votre Majesté d’avoir fait divorce avec la Fortune ? », les grognards de 1812 plus amers : « Il ne fallait pas qu’IL quittât sa vieille ; elle lui portait bonheur et à nous aussi[8]. »
Le Bellérophon couronne l’inversion du symbole : le fils de Poseidon chevauchant Pégase devient cheval des mers, monture de l’exil. Rappelons la légende. Bellérophon, faute de le reconnaître, tue son frère Belléros et va se réfugier à la cour du roi d’Argos, Proetos. Ce dernier, qui ne peut le tuer sans enfreindre les lois de l’hospitalité, l’envoie à son beau-frère Iobartès roi de Lycie avec une tablette portant l’ordre secret de le mettre à mort. Iobartès, lié par la même règle, lui donne mission de combattre la Chimère, monstre jusque là invincible. Mais Bellérophon déjoue le piège en tuant la Chimère et revient en vainqueur. Ces lois de l’hospitalité qui lient les rois grecs, ce sont elles que Napoléon accuse l’Angleterre de bafouer en le déportant. Mais en fait, les Anglais semblent accomplir le mythe. On peut voir en l’empereur déchu un fils de Poseidon comme Bellérophon puisque, né dans une île et souvent marin au début de son épopée, il apparaît aussi en cavalier comme l’ébranleur de l’Europe, le déclencheur de séismes métaphoriques, politiques et guerriers. Le motif du frère tué par méconnaissance de leur fraternité manque à première vue mais en s’attribuant le titre impérial, ne devient-il pas le frère symbolique des rois qu’il dépouille, fraternité qu’il ne peut reconnaître ni admettre ? Il ne sera pas traduit devant un tribunal et condamné à mort, ni même exécuté par traîtrise par les Anglais au nom de l’amitié avec Louis XVIII et de la raison d’état. Londres fait en quelque sorte le pari de Proetos et de Iobartès, la Chimère étant remplacée par le climat et l’éloignement de Sainte-Hélène. La parenté sémantique est subtile, mais réelle. Chèvre à tête de lion et à queue de serpent, à l’haleine enflammée, la Chimère couvrirait dans les étoiles pratiquement tout l’écliptique. Elle est surtout composite, faite de froid et de chaud, de lumière et d’obscurité. Le prénom Hélène renvoie à d’aussi fortes oppositions : dans l’une des versions du mythe, elle est fille de Léda et du Cygne Zeus, jumelle de Pollux et comme lui immortelle, tandis que leurs jumeaux mortels sortis du même œuf sont respectivement Castor et Clytemnestre. A une lettre près, elle est Sélèné, la Lune ; mais si l’on ne souffle pas ce sigma, si on aspire l’h, elle est de la nature d’Hélios, le Soleil. Or ou argent, tout tient au sens d’un respir. Et son rapt par le prince Pâris déclenche la guerre de Troie. Or on sait que les Francs se réclamaient d’un ancêtre éponyme Francion descendant des rois troyens comme Enée le fondateur de Rome, et que la capitale de la France se nomme Paris[9]. Enfin, Hélène la sainte fut la mère de Constantin, le premier empereur chrétien, et on lui doit l’invention de la Croix. Elle entretient un étrange rapport sémantique avec la mère de Napoléon, Laetitia, la Joie, et ce dernier apparaît comme un inverse de Constantin, comme le premier empereur déchristianisé. Tout ce jeu d’oppositions donne bien à l’île d’exil le caractère d’une Chimère. Mais l’empereur détrôné échoue à l’épreuve de Bellérophon.
Ainsi un mythe solaire sous-tend bien l’aventure napoléonienne mais, soulignons-le encore, c’est celui d’un soleil évanescent qui subit le sort des mortels. Or il n’est pas indifférent que cette épopée tragique ouvre le XIXe siècle et prélude à la révolution industrielle ; les décennies qui suivront vont voir s’installer avec le positivisme une vision du monde mêlant l’aspect faustien et prométhéen du progrès à un pessimisme fondamental sur le destin de l’univers et de l’homme. La loi de Carnot (vers 1820, donc 5 ans seulement après Waterloo) devenue le second principe de la thermodynamique (Clausius, 1850 puis 1864) et généralisée à l’univers considéré comme un système clos[10] prédit comme eschatologie non plus la consumation du monde par le feu divin, ni le « temps des loups » de la Voluspa nordique, mais l’extinction énergétique, la mort par le froid lorsque s’éteindront les soleils et que les planètes rouleront à jamais désertes et glacées au-delà de toute régénération possible. Prophétie que l’on trouve entre autres chez François Marion, chez Jules Verne, chez le grand Flammarion lui-même et chez ces trois auteurs entremêlée à des couplets lyriques sur le progrès technique libérateur de la société. L’Homme se réalise par le progrès tout en ayant la conscience lucide de l’inéluctable fin de tout qu’il convient d’affronter debout. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, la bombe d’Hiroshima qui a suggéré à l’inconscient collectif la mort potentielle de l’humanité entière ; ce sont les chantres positivistes du Progrès. Qu’un vécu mythique collectif, qu’une trame mythique inconsciente ou semi-consciente devienne la trame même de l’histoire et, de manière prophétique, annonce les croyances à venir parmi les élites éclaire peut-être une des fonctions essentielles du mythe.
La chasse Gallerye
Nul roi de France ne porte aussi fortement la marque du mythe que Philippe le Bel. Dès après sa mort, la légende va s’emparer de lui, d’abord louangeuse puis, par l’une de ces inversions dont les peuples sont coutumiers, exécratoire à partir des Lumières. Dans toutes les histoires de la monarchie française à l’usage des enfants des collèges jusqu’au XVIIIe siècle inclus, Philippe est décrit comme l’un des plus grands rois dont les manuels vantent les qualités politiques et morales. Ce n’est qu’avec la création par le baron de Hund du rite maçonnique dit de la Stricte Observance Templière que son image s’inverse. Inversion encore une fois significative d’un mythe en gésine. La légende tardive s’est surtout emparée du conflit avec Boniface VIII et de l’arrestation des Templiers, au prix souvent d’accommodements avec la vérité historique si ce n’est d’inversions pures et simples[11] ; curieusement, lorsque l’on respecte les faits, ce n’est pas là que l’on peut déceler le plus aisément la surrection d’un mythe oublié comme puissance organisatrice de l’événement. Les contemporains de Philippe avaient toutes les raisons de détester Boniface et de se méfier des tentatives de la papauté pour transformer une primauté d’honneur en dictature sur l’Eglise et le monde ; à preuve, l’idée d’un concile général pour réformer la maison sera régulièrement reprise après l’échec d’Anagni et menée à bien durant deux siècles. Ces mêmes contemporains ne voyaient pas dans les Templiers de grands initiés capables de conduire ou de sauver la civilisation mais un ordre arrogant qui couvrait trop aisément du blanc manteau les péchés de leurs sergents ou turcopoles ; et si les paysans, artisans et marchands pouvaient à tout prendre admettre qu’un homme du Temple jure et roule sous la table, quitte à en faire un proverbe, ils regardaient d’un œil moins indulgent le subornage de leurs filles. Si l’opinion fut divisée sur l’opportunité du procès et de la dissolution pontificale de l’ordre, beaucoup souhaitaient sa réforme, réforme qui sera d’ailleurs assurée au Portugal lors de sa refondation en Ordre du Christ.
Philippe est un roi de hasard qui le transforme en destin. Second fils, il n’aurait pas du régner, mais la mort de son aîné Louis en 1276 le fait héritier et conscient de l’être. A dix ans, en 78, il presse son père de lui donner un maître qui lui apprenne à bien gouverner. C’est la première fois depuis Dagobert qu’un prince émet un tel vœu. Il sera ainsi l’élève de Gilles de Rome, disciple direct de Thomas d’Aquin qui, à la demande de son royal élève, rédige un traité Du gouvernement des princes, où il suggère de prendre conseil de gens loyaux et compétents, de s’informer avec précision de l’état du royaume avant toute décision puis d’appliquer celle-ci sans retard et avec fermeté. Ces conseils ne seront pas oubliés. Hasard encore, celui de la guerre d’Aragon, une guerre contre laquelle il s’est élevé en vain au conseil royal, une guerre qui s’inscrit directement dans la querelle entre empire et papauté, une guerre que Philippe III a engagée, autant que pour venger son oncle de Sicile, pour complaire au pape Martin IV qui souhaite extirper du royaume la postérité des Hohenstaufen et la remplacer par des capétiens, une guerre dont le pape fait la troisième croisade dirigée contre d’autres chrétiens et qui tourne vite au désastre. Il n’y a qu’un vainqueur, la canicule qui entraîne la famine et la mort, puis en automne l’épidémie ; le roi de France en est atteint et bat en retraite, une périlleuse retraite par les sentiers escarpés des Pyrénées sous le harcèlement constant de l’ennemi et Philippe, à 17 ans, doit s’improviser chef d’une armée en déroute et la ramener en sûreté. Le Hardi meurt à peine arrivé à Perpignan, encore en terre espagnole. Destins récurrents. Il était devenu roi de la même manière, en terre étrangère, quand Louis IX était mort de la peste devant Tunis ; il avait du ramener les débris de l’imprudente croisade de son père — mais à 25 ans et déjà entraîné au commandement de l’ost. Roi de sombre hasard donc, Philippe IV, et qui semble hésiter un temps devant le poids du règne. Au scandale de la cour, il préside à peine les obsèques de son père puis se retire 10 jours à l’abbaye de Royaumont et passe ensuite des jours seul à chasser, de forêt en forêt, cerf et sanglier. Il ne reviendra qu’à la veille du sacre, lequel aura lieu le 6 janvier, jour de l’Epiphanie, façon peut-être d’affirmer que les rois sages déposent leurs présents directement devant le Christ et ne se laissent pas dicter leur conduite par quelque vicaire.
Cette chasse solitaire qui rompt la routine des convenances, les contemporains auraient pourtant du la reconnaître, elle rythme les chansons de geste et les romans arthuriens, prélude initiatique à la royauté. Plus ambiguë, elle hante déjà le folklore où elle deviendra la chasse Gallerye, la chasse Hennequin, la chevauchée païenne ou damnée parmi les nuées d’orage, les rugissements des vents, le fracas du tonnerre, les fulgurances. Le thème vient des plus vieilles mythologies indo-européennes, face terrible de la souveraineté, galops martelés et foudres de Varuna, de Jupiter tonnans, du Dagda ou d’Odin. Formé à l’école des philosophes et des juristes, Philippe avait acquis l’autre face du métier sacré de roi, celle de Mitra le gardien des serments[12]. Il lui manquait l’initiation de la tempête et de la chasse sauvage. Il l’acquiert in extremis avant le sacre. Une question se pose : était-il conscient de renouer avec les traditions immémoriales des peuples sur lesquels il devait régner, a-t-il cherché délibérément un complément d’initiation royale, la pitoyable retraite pyrénéenne lui avait-elle permis de constater un manque, ou cette fuite forestière ne fut-elle que le fruit du chagrin et de l’instinct[13] ? Consciemment ou non, il se greffait ainsi à des racines pré-chrétiennes. Ajoutons qu’il fut le premier roi de France depuis Dagobert ou peut-être Charles le Chauve à maîtriser les deux faces de la souveraineté, à recevoir le sacre comme l’achèvement d’une initiation complète. Les Capétiens, pour la plupart, maîtrisent aisément l’aspect mitraïque, celui de garant des serments, de la justice et des contrats mais se laissent emporter et déborder par les aspects varouniens, colère, appétits sexuels, excitation de la chasse, etc. Philippe fut l’un des rares à savoir les dominer ; selon tous les témoignages contemporains, le silence prend chez lui la place de la colère ; ajoutons que, si d’autres rois comme Louis IX ont su faire preuve de fidélité conjugale, il fut le seul à vivre en profondeur avec Jeanne de Navarre le mystère du couple royal légitime. C’est cette complétude de l’initiation royale qui lui valut les éloges des historiens avant le XVIIIe siècle.
A la trouble fontaine
Passons sur les premières années durant lesquelles il doit poursuivre et mener à une conclusion honorable la guerre aragonaise devenue au fil du temps et des élections pontificales une simple querelle de succession. Il s’en tire ni mieux ni moins bien que les autres rois. Cette période durant laquelle il achève une tâche héritée est une période de latence mythique. Le réveil a lieu en 1292 et les prémices en semblent dérisoires : une querelle de marins normands et anglais autour d’une fontaine bretonne où les navires se ravitaillaient en eau potable. Un Normand est tué d’un coup de couteau par un Bayonnais lors de la rixe. L’affaire relève de la justice locale, mais le juge déboute les Normands : s’il devait intervenir dans toutes les bagarres de loups de mer, une vie n’y suffirait pas. Les matelots des deux nations, comme l’on disait alors, s’emparent du conflit resté pendant et commencent entre eux une étrange guerre de course qu’aucune puissance ne commandite, qu’aucune justice royale, ni de France ni d’Angleterre, ne parvient ensuite à enrayer malgré des appels au calme répétés et des sanctions musclées. Rappelons qu’après avoir appartenu un siècle au roi d’Angleterre, la Normandie était revenue à la France en 1204 lors de la victoire de Philippe Auguste sur un Jean sans terre considéré comme félon : dès lors la Gascogne ou Guyenne restait le seul fief anglais de l’hexagone, ce qui explique qu’une banale rixe de matelots mobilise la justice de deux royaumes. Tout se passe comme si, rejetant les règles des juristes du fait de la défection de l’un d’eux, les marins en revenaient à la faide, la guerre de clans du droit germanique ancien.
Cela culmine en véritable bataille navale : 60 bateaux anglo-gascons affrontent 200 nefs normandes ; le vin qu’ils transportent en Angleterre sera triomphalement débarqué à Rouen ; en représailles, le port de La Rochelle sera pillé par les cinq flottes anglaises réunies sous le commandement de Robert Typtoft.
Arrêtons-nous sur ces évènements d’une guerre qui semble d’abord picrocholine, tandis que les responsables des deux royaumes tentent en vain d’arrêter le mouvement. Le sang versé auprès de la source déclenche une tempête non dans les éléments mais entre les hommes : l’incident serait sans doute resté un fait-divers s’il ne décalquait la légende de la fontaine de Barenton. L’eau jetée sur le perron entraîne l’orage ; ici le sang répandu fait bouillonner la guerre. Dans les deux séquences, nous reconnaissons une manifestation des puissances de Varouna. Le recours à la faide témoigne alors d’une régression des mentalités jusqu’aux racines culturelles les plus profondes. Enfin les ports touchés, Rouen et La Rochelle, n’avaient pas jusque là de notoriété particulière mais, à partir de ces évènements, ils ne cesseront de réapparaître dans l’histoire lors de conflits franco-anglais lorsque le réel emprunte les couleurs de la légende. Pensons au bûcher rouannais de Jeanne d’Arc, au siège de La Rochelle par Richelieu, avec tous ses faits d’héroïsme. Avec La Rochelle, nous touchons aussi une dimension supplémentaire du mythe en voie d’incarnation car le port n’appartenait pas au domaine royal mais à l’ordre du Temple. Par quelle sourde prescience les marins anglo-gascons ont-ils assailli le Temple pour venger leurs tonneaux saisis par les Normands ? Quel lien inconscient établirent-ils entre les descendants des Vikings et les moines chevaliers ? Le seul point commun, inconnu ou secret à l’époque mais qui pouvait alimenter des rumeurs maritimes, ce seraient les expéditions vers cette verte terre d’outre océan que l’on n’appelait pas encore l’Amérique et cela très exactement deux siècles, an pour an sinon jour pour jour, avant sa découverte officielle par Christophe Colomb[14]. Le mythe, lorsqu’il s’incarne, semble ainsi transcender la succession temporelle sans que l’on puisse déterminer s’il agit par déploiement du psychisme ou par une sorte de restructuration de la trame même de l’espace-temps ; remarquons que la même indétermination se retrouve dans les études statistiques sur le paranormal où la prémonition serait indiscernable de la psychokinèse c’est à dire de l’action psychique sur l’univers physique.
La faide des matelots, ainsi ancrée sur le mythe, s’amplifie sans que nul ne puisse la contrôler, jusqu’au moment où les rois commencent à s’accuser mutuellement d’impéritie. Les faits impliquant la Gascogne, fief pour lequel le roi de France reste le suzerain d’Edouard d’Angleterre, Philippe convoque ce dernier à sa cour en janvier 1293. Il ne vient pas en personne mais envoie son frère Edmond qui accepte de rendre la Guyenne, une façon comme une autre de se délester du problème maritime. Sur le terrain, cet accord diplomatique ne tient pas. De ce fait, Philippe convoque encore Edouard pour le 5 mai. Nouvelle absence du roi anglais, ce qui permet au français de le déclarer déchu de ses fiefs. En droit féodal, ce serait simplement cristalliser l’accord de janvier. En pratique, c’est la rupture. Les mois qui suivent, jusqu’en décembre 94, voient la préparation de la guerre. Tandis que les deux protagonistes se cherchent des alliés, réclament des subsides et comptent leurs troupes, une autre tempête se lève à Rome, préparée elle aussi depuis 1292. Notons la coïncidence.
En effet, cela fait deux ans que siège un interminable conclave sans que les cardinaux parviennent à une élection valide, travaillés qu’ils sont par la rivalité entre deux clans romains, les Orsini et les Colonna. Un ermite en colère finit par leur envoyer une lettre incendiaire. Les familles rivales y voient l’occasion de choisir un pape de transition, un vieillard malléable qu’ils croient pouvoir manipuler à l’envi et c’est ainsi que l’ermite, Pietro di Morrone, se retrouve dans l’été 94 sur le trône de Pierre sous le nom de Célestin V. Il faut toujours se méfier des papes de transition. Celui-ci est un saint homme qui, dès son sacre, tente de réformer l’Eglise et de la rendre conforme à l’Evangile. Voilà qui ne fait guère l’affaire de la Curie. Orsini et Colonna se mettent vite d’accord pour le pousser à la démission, effective courant décembre. Nouveau conclave rapide et victoire cette fois des Orsini avec l’élection d’un évêque de leur clientèle, Benedetto Gaetani, qui prend le nom de Boniface VIII. La Curie respire — mais le scandale l’éclabousse. A-t-on jamais vu démissionner un pape ? Le peut-il en droit canon ? Les juristes se déchirent, les chrétiens sincères se sentent floués, l’Université de Paris que Gaetani avait sérieusement égratignée traitant ses maîtres d’ânes (en 1292, encore) grommelle, les Colonna intriguent. Lorsque meurt le pauvre Célestin V auquel Boniface a refusé le retour à son ermitage en le confinant au sinistre château Saint-Ange, les soupçons d’assassinat vont bon train.
L’élection de Boniface a eu lieu le 24 décembre, vigile de Noël et date symbolique s’il en fut : outre la naissance de Mithra et celle du Christ fêtées dans la nuit du 24 au 25 décembre, c’est aussi l’anniversaire du sacre de Charlemagne en 800, le premier réveil du thème impérial chez un peuple germanique. La longue querelle de préséance entre l’empereur et le pape, querelle qui sépare les Italiens entre guelfes et gibelins depuis deux générations, est encore dans toutes les mémoires. Les gibelins espèrent plus que jamais dans l’avènement d’un empereur paradigmatique, le troisième Frédéric. Les Orsini, en remportant la victoire un 24 décembre, confisquent symboliquement l’esprit de l’empire au profit de la papauté. Il n’est dès lors pas étonnant que Boniface, immédiatement par ses actes et explicitement quelques années plus tard par la bulle Unam Sanctam, exige pour la papauté la suprématie de droit et de fait sur toute autorité temporelle, voire même sur toute créature qui lui devrait obéissance. Forte revendication de la part du pape alors le plus controversé de toute l’histoire romaine !
Est-il indifférent à notre propos que le scandale ecclésiastique suive exactement le calendrier de l’accrochage franco-anglais ? Que l’Eglise romaine entre en crise dans le même temps qu’un mythe archaïque pétrit les évènements du monde ? Curieusement, l’élection de Pietro di Morrone transgresse les règles de la légende arthurienne dont nous avons vu qu’elles dynamisent la faide des marins : l’ermite est le sage conseiller, celui qui tire les héros de la folie, de la démesure ou de la faute mais il ne se substitue pas à eux. En croyant trouver en lui leur pape de transition, les cardinaux brisent la structure mythique et, en retour, cette dernière tord la fonction même de la papauté lorsque l’ermite tente de revenir à sa place juste. Jusque là, tous les scandales qui avaient éclaboussé Rome n’étaient que des péchés personnels ou claniques mais ne remettaient pas en cause les fondements canoniques. La démission d’un homme en qui beaucoup voient un saint marque un tournant dans l’histoire de l’Eglise, comme l’avènement d’une primauté de l’institution sur l’Esprit.
Heureux comme Odin en Flandres ?
A la fin de décembre 1294, la guerre commence en Gascogne, villes et châteaux pris et repris, jusqu’en février 97 où le comte de Flandres Gui de Dampierre dénonce l’hommage qu’il doit à Philippe pour s’allier à Edouard. Dès lors les combats se déroulent sur deux fronts. Le conflit s’éternise et, comme le remarque justement Dominique Poirel, les coupe-feu habituels des guerres médiévales, médiations du pape ou des ordres hospitaliers, trêves, mariages dynastiques même ne parviennent pas à l’apaiser[15]. Pourtant, en janvier 1300, Dampierre sera battu et emprisonné ainsi que ses fils comme vassaux félons. Avec cette victoire et les noces royales — Edouard épouse Marguerite, la sœur de Philippe, et l’on fiance son fils, héritier d’Angleterre, à Isabelle de France — en bonne logique médiévale la guerre aurait du s’achever. Or elle repart dès 1301 à Bruges où la révolte contre le gouverneur Jacques de Châtillon sera menée non par la noblesse mais par un riche tisserand, Pierre de Coninck. Châtillon revient en force tandis que l’insurrection se généralise dans les Flandres. Le 17 mai 1302, il reprend Bruges, autorisant 5000 révoltés à sortir de la ville ; c’est alors le chef des bouchers, Jean Bridel, qui organise le massacre des troupes françaises. A de rares exceptions près, chacun des hommes d’armes logés chez l’habitant est assassiné dans la nuit par ses hôtes réquisitionnés. Jacques de Châtillon ainsi que Pierre Flote, chancelier du royaume, en réchappent de justesse.
Dès lors les Flandres se trouvent un étendard vivant : Guillaume de Juliers, petit-fils de Gui de Dampierre, prend la tête des insurgés. Philippe, lorsque la nouvelle des « matines de Bruges » lui parvient, réagit avec une vivacité qui tranche sur sa prudence ordinaire. C’est l’une des très rares occasions où il se départit de sa froideur et de son silence. L’ost est levé immédiatement, avec le ban et l’arrière-ban : toute la chevalerie française sera de l’équipée. Juliers apparaît comme un mélange insolite de Till Eulenspiegel, joyeux drille, bon vivant mais d’une incomparable ruse, et de l’archétype arthurien du chevalier au Lion — qu’il porte d’ailleurs sur ses armes. Il attire les Français dans la plaine marécageuse de Groeminghe près de Courtrai, une plaine qu’il prépare à sa façon. Un canal draine ce bourbier vers la Lys toute proche. Quelques fosses hâtivement creusées le complèteront et tout cela recouvert de branches fraîches et d’herbes. En d’autres termes, Juliers n’emploie pas une stratégie de guerre chevaleresque mais une ruse de chasse et des plus archaïques, de celles dont on avait oublié l’usage depuis plusieurs millénaires.
L’armée de France, ce sont 50 000 hommes, pour la plupart à cheval, fervêtus, armés de la lance et de l’épée, menée par Robert d’Artois ; celle des Flandres, 20 000 piétons car même la noblesse, sur l’ordre de Juliers, va combattre démontée. Des cottes de cuir, des arcs et des épieux. D’un côté la guerre féodale, ses lourdes charges et son code d’honneur qui veut que l’on fasse plus de prisonniers à rançon que de morts ; de l’autre, des chasseurs à l’affût guettant l’adversaire dans une canardière et qui, au premier mouvement, semblent se débander. Lorsque, menée par le connétable Robert d’Artois, la chevalerie française fonce droit sur les fuyards, les premiers rangs culbutent dans le fossé de drainage. Emportés par leur élan, les suivants ne peuvent s’arrêter et chutent à leur tour. « Les Flamands, qui voyaient leurs ennemis en tel péril et danger, les oppressèrent tant que tous les firent renverser par si grand randon que tous furent éteints et morts. Et là, on put voir toute la noblesse de France gésir en de profonds fossés, la gueule bée et les grands destriers, les pieds amont et les chevaliers dessous[16]. » Les rares survivants ralliés par Robert d’Artois se feront cribler de flèches. Quant à la mêlée d’hommes et de chevaux, on la sert à l’épieu comme sanglier dans sa bauge. On comptera plus de 6000 morts, ducs et comtes dont les éperons d’or orneront comme des trophées la cathédrale de Courtrai. Parmi eux, le chancelier Pierre Flote. Ainsi, c’est en usant par ruse du canal de la Lys que le Lion des Flandres abat la Fleur de Lys, par un étrange renversement des symboles. De tous les symboles car nous sommes dans un marais et c’est l ‘époque où commence à courir le légendaire du crapaud mérovingien comme origine de la Fleur triple. Juliers retourne contre Philippe, son roi et son suzerain en droit, son propre emblème et jusqu’aux fondements de la royauté franque.
Immédiatement après le désastre de Courtrai, le conflit marque une pause. Philippe se réconcilie avec Edouard d’Angleterre et obtient même son alliance tant et si bien que deux ans plus tard, en 1304, il remporte à Mons en Pévèle une victoire définitive, durant laquelle il combat lui-même, francisque en main, et Guillaume de Juliers meurt décapité. Dès lors, le roi de France apparaît aux yeux des contemporains comme un roi archétypal, portant haut l’idéal chevaleresque face aux prétentions mercantiles d’une bourgeoisie en plein essor comme face aux tentatives d’impérialisation de l’Eglise. Car l’essentiel du conflit avec Boniface est contemporain de la guerre des Flandres.
1292-1302 : le tourbillon de folie aura duré dix ans, du sang répandu sur le perron de la fontaine de la pointe Saint-Matthieu à la chute de la chevalerie devant la chasse sauvage de Courtrai. La victoire de 1304 n’a plus ce caractère de furor heroica que rien ni personne ne peut maîtriser, caractère varounien ou, plus précisément, odinique. On songe aux poèmes scaldiques qui font d’Odin le maître des batailles, dispensateur de la folie du combat, du sang et de la mort, maître en ruses aussi auquel nul homme ne peut se fier. Cette décennie de transition vers le XIVe siècle semble marquée d’une surrection odinique que rien ne laissait prévoir en chrétienté, rien si ce n’est la chasse solitaire par laquelle Philippe prépare son sacre. La prégnance du mythe est d’ailleurs telle que, durant toute cette période de tempête, le chancelier du royaume de France, Pierre Flote, incarne une figure d’Odin : comme lui borgne, comme lui éloquent, chevalier et juriste. Et nul n’a rien vu — sauf Boniface VIII qui, dans une lettre, le traite de « démon contrefait, issu de l’enfer ». Ajoutons que dans la querelle qui oppose le roi et le pape, querelle à la fois ecclésiologique et sociologique qu’il ne faut pas confondre avec une simple empoigne d’individus pour la suprématie, le principal acteur n’est pas, comme le dit trop souvent, Guillaume de Nogaret qui n’aura dans l’affaire qu’un rôle d’exécutant brouillon et maladroit, mais bien Pierre Flote. C’est lui qui insiste sur l’appel au concile et porte contre le pape des accusations d’hérésie. Celui autour de qui les combats deviennent incontrôlables est aussi celui qui exalte le modèle royal au-dessus du vieux modèle impérial alors en berne et s’oppose à la transformation de l’autorité spirituelle en pouvoir surplombant les pouvoirs temporels. Défendant une ecclésiologie conciliaire, il tente de ramener l’Eglise médiévale à ses origines antiques ; mais définissant les principes de la souveraineté, il renoue avec les origines culturelles des peuples indoeuropéens : « Avant qu’il y eût des clercs, le roi de France avait la garde de son royaume[17]. » C’est lui encore qui incite Philippe à réunir, outre son conseil ordinaire, les premiers Etats Généraux et à les consulter à chaque épreuve du règne ; mais c’est, là encore, redonner force aux anciennes coutumes germaniques, convoquer le thing, l’assemblée annuelle des hommes libres devant le roi.
Remarquons alors l’importance de ces Etats, inclus dans les principes fondamentaux du modèle royal, et le caractère prophétique de toute la décennie. Lorsque, avec Marie de Médicis, la réunion des Etats sera abandonnée après la parodie de 1616, lorsque le modèle royal sera transformé en monarchie autocratique, le retour catastrophique de 1789 à la réunion des trois ordres en signera la fin lors d’une nouvelle décennie sanglante et d’incontrôlable violence ouvrant sur un nouveau modèle, celui de l’empire napoléonien. Notons aussi les dates, le début de la Terreur en 1792, la création de la Légion d’Honneur en 1802 et la proclamation de l’empire en 1804, cinq siècles exactement, an pour an, après les guerres odiniques du règne de Philippe le Bel. Coïncidences ? Peut-être mais structurellement sans faille et mythiquement signifiantes.
Vers une méta-histoire ?
Si Napoléon est un mythe solaire inversé, prélude mythique au rationalisme, Philippe le Bel apparaît dans cette première période de son règne comme le miroir tragique des romans de chevalerie, un Arthur victime de quelque enchanteur dépravé. Courtrai annonce la fin d’un monde et, très précisément, la fin d’une société basée sur les valeurs traditionnelles de la culture franque, la fin du regnum bâti sur les coutumes germaniques lors de l’effondrement de l’empire romain. On date souvent la mort du moyen-âge de la chute de Byzance ; il faudrait en situer le signal à Courtrai, faire coïncider le basculement des temps avec les règnes houleux des fils de Philippe et dater son ragnarök de 1347, avec le déferlement de la peste noire.
Est-ce à dire que le mythe s’incarne dans l’histoire lors des basculements de civilisation ? Peut-être, encore qu’il faudrait examiner les aurores autant que les crépuscules, comme en témoigne la formation et la fixation du mythème de l’empire avec l’apparition du premier état réunissant plusieurs cités en une seule entité englobante lorsque Sargon d’Akkad prit le titre de Roi des Quatre Régions. Mais surtout, nous devons relever le caractère prophétique, transtemporel, de telles incarnations mythiques. La structure imposée par le mythe engage plus que le temps de sa manifestation ; elle ramène aux origines, avec ou sans retournement des symboles, mais surtout ourdit la trame du futur. Cela ressemble aux geis lancés par les dieux ou les fées sur les héros d’Irlande : leur transgression entraîne un inéluctable destin et pourtant tout concourt à cette transgression.
Cycles cosmiques, diront certains. Peut-être, à condition de ne pas s’en faire une image mécanique, de ne pas les voir comme le monstrueux enchaînement de rouages d’une gigantesque horloge à balancier. Il ne s’agit pas tant de compter les années et les siècles que de jauger la qualité spirituelle et psychique des cultures et des époques. L’accomplissement du geis ne dépend pas d’un minutage mais d’une condition existentielle, ce qui évoque encore l’hypothèse de Jacques Vallée, celle d’un système de contrôle, d’une régulation de l’histoire humaine. Une telle régulation n’implique pas forcément un régulateur, il peut s’agir d’un principe d’homéostasie interne, naturel : c’est ce que signifie en Inde la doctrine des quatre âges. Mais rien n’interdit, bien au contraire, que la maintenance de cette régulation dépende de puissances autres que l’homme. Dans tous les cas, cela repose la question primordiale de la nature profonde du temps et de ce qui transcende la conscience que nous en avons.
[1] En fait, il y eut 18 dans le décret du 18 mars 1804 : Augereau, Bernadotte, Berthier, Bessières, Brune, Davoust, Jourdan, Kellermann, Lannes, Lefebvre, Masséna, Moncey, Mortier, Murat, Ney, Pérignon, Sérurier, Soult. Mais 18 renvoie au Saros, cycle luni-solaire permettant le calcul des éclipses…
[2] En comptant la campagne d’Italie et celle d’Egypte, et en excluant celle d’Espagne : Arcole, Lodi, Rivoli, Pyramides, Aboukir, Montebello, Marengo, Ulm, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram. Ce décompte n’inclut pas les batailles remportées par les maréchaux ou généraux en son absence.
[3] Cité in La vie de Napoléon Ier racontée par un Officier de la Garde, Paris, librairie Bernardin-Bréchet, sd, p.45.
[4] Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Berg International, Paris, 1979, pp.206-7 et 321
[5] Platon, Timée, 21d-22d, p.405 de l’édition Garnier-Flammarion.
[6] Vie de Napoléon…, op. cit., p.132.
[7] Ibid., p. 197.
[8] Jean Massin, Almanach du Premier Empire, Club Français du livre, 1965, réed. Encyclopaedia Universalis, 1988, p.257.
[9] Etymologiquement, cela n’a rien à voir, nous sommes d’accord. Mais la logique du symbole se moque de l’étymologie scientifique et travaille par métaphores et jeux de mots, dans le mythe comme dans le rêve.
[10] C’est là où le bât blesse et ce qu’il n’est plus possible d’affirmer depuis la découverte de ce prodigieux réservoir d’énergie, peut-être infini, qu’est le vide quantique.
[11] Par exemple, on reproche souvent à Philippe d’avoir rogné les monnaies : en fait tout ses problèmes viennent d’une revaluation mal préparée.
[12] Georges Dumézil, Les dieux souverains des Indo-européens, NRF, Paris, 1977.
[13] Cette question n’est pas oiseuse. Les descendants des très vieilles familles nobles ont souvent en ces domaines des connaissances transmises d’une génération à l’autre et sont parfois spontanément opératifs.
[14] Voir le très convainquant Jacques de Mahieu, Les Templiers en Amérique, Laffont, Paris, 1981.
[15] Dominique Poirel, Philippe le Bel, Perrin, Paris, 1990, p.99.
[16] Chronique d’Artois.
[17] Pierre Flote, réponse à la bulle Ineffabilis amor, 1296.
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