Monday, September 05, 2005

Impertinentes contributions au problème de la Tradition Primordiale6

Un noyau métaphysique universel ?

Une des affirmations de Guénon les plus volontiers reprises serait que toutes les religions ne représentent que la forme exotérique, adaptée aux conditions locales, d’un noyau métaphysique immuable et universel. Ce substrat unique, plus intellectuel, ne serait accessible qu’aux seuls initiés, la religion populaire permettant de préserver le réseau de symboles dans les arts de sacralisation. En d’autres termes, pour le reconduire à la vérité cachée, le peuple n’aurait besoin que d’une sorte de livre élémentaire fait d’images, de gestes et d’un catéchisme minimal ; à l’élite seule conviendrait la contemplation des principes. Une telle position a l’avantage d’évacuer sans examen toutes les divergences doctrinales qui deviennent de simples habillages contingents. Malheureusement, ce qu’il présente comme noyau supra-religieux n’est autre que le monisme professé par l’une des tendances du Vedanta. Ce monisme hindouiste diverge sur de nombreux points aussi bien de l’enseignement bouddhiste explicite que des théologies juive, musulmane et chrétienne lesquelles, à la fine pointe de leurs spéculations et non seulement dans les rites populaires, admettent un Dieu personnel transcendant sa création ; il s’oppose plus encore à tous les dualismes, depuis le zoroastrisme jusqu’au catharisme médiéval. Sauf à supposer que tous les hauts clergés de la planète furent tous des manipulateurs conscients, laissant le peuple à ses dévotions « extérieures » et se réservant la Vérité au nom d’intérêts supérieurs (lesquels ?), une telle assimilation récupératrice n’est guère tenable.
Un examen attentif de l’ensemble des religions historiquement connues, loin de ramener à un noyau unique, en décèlerait plusieurs[1]. Nous laisserons de côté la foule des panthéons qui, même chez les chasseurs-cueilleurs animistes, sont toujours des esprits de la brousse secondaires par rapport au Dieu suprême ; qu’on les nomme plus tard anges, dieux ou aspects de la divinité, il s’agit encore d’entités intermédiaires. Même dans les jardins de Findhorn, on ne confond pas le « deva du petit pois » avec la Source de l’univers. Mais en nous concentrant sur les noyaux irréductibles, nous trouvons en fait au moins quatre métaphysiques incompatibles entre elles : le monisme à substrat « conscient », où l’Être impersonnel est énergie spirituelle (Platon, Upanishad, Plotin, taoïsme) ; le monisme à substrat « inconscient » où l’Être impersonnel est une énergie-matière ou proto-matérielle (bouddhisme, matérialisme) ; le Dieu personnel, avec ses variantes (monothéisme du Dieu perçu comme masculin, monothéisme de la Déesse, Couple divin, Trinité chrétienne) ; les deux Principes antagonistes (esprit/matière, lumière/ténèbres, bien/mal). Juste Duits élargirait cette liste, considérant le matérialisme comme un système à part entière ainsi que les métaphysiques du devenir, comme celle d’Hegel où l’Être immanent acquiert la conscience au travers de l’histoire du monde. Admettons cependant que tous les monismes puissent fusionner comme l’affirme Guénon, qu’il s’agisse de variantes locales ou de niveaux de compréhension, il resterait toujours l’opposition entre ce substrat impersonnel de l’univers et le Dieu personnel, ainsi qu’avec la tension dualiste, impossibles à ramener au monisme sans les dénaturer totalement.
Au risque de nous répéter, mais l’enjeu est trop grand pour ne pas enfoncer le clou, ces noyaux métaphysiques correspondent à des expériences d’éveil de conscience, à des vécus, avec tout leur poids d’immédiateté. Même le monisme des philosophes grecs et hindous ne vient pas d’une réflexion sur le seul mode du logos, il s’enracine dans une illumination extatique, comme en témoignent Parménide, Platon et Plotin. L’Ain Soph des kabbalistes semble une synthèse entre cette expérience que nous avons nommée gnostique-unitive qui tend toujours peu ou prou vers l’impersonnalité moniste et la théologie juive du Dieu personnel. Le nombre des états d’éveil accessibles à l’homme semble limité aux quelques noyaux que nous avons dégagés et qui se retrouvent, plus ou moins prégnants, tout au long de l’histoire des religions.
Il semblerait alors que ces noyaux expérientiels, repris sur le double mode du logos et du mythos, puissent générer d’infinies variantes métaphysiques ou symboliques, suscitant au besoin l’apparition de nouveaux archétypes qui viendront enrichir le monde sacralisé comme la figure de Sophia l’exilée dans les gnoses dualistes des trois premiers siècles. Mais poussons plus loin l’analyse. Si une école hiérarchise les états de consciences selon une échelle de valeurs, elle posera forcément au sommet le type d’éveil qui correspond à l’un des noyaux métaphysiques ; cela n’empêchera pas l’apparition des autres puisqu’il s’agit d’expériences vécues. Quel que soit le noyau valorisé, il faudra que ses théologiens, ses mystiques et ses sages parviennent à intégrer les autres. Ainsi, pour l’hindouisme védantiste, l’expérience du Dieu personnel sera perçue comme bakhti yoga et, même pensée comme secondaire ou inférieure, son existence sera reconnue ; de même l’expérience du « double abîme » divin et démoniaque, support des dualismes, trouve sa place dans les yogas comme passage transitoire. Les monothéismes du Dieu personnel n’ignorent pas la sphère démoniaque et intègrent l’extase gnostique-unitive comme expérience de l’ineffable, lumière thaborique ou énergies divines, et le Transcendant est toujours, en même temps, l’Immanent participable et apophatique. Quoi qu’en pense Alain de Benoist, il ne s’agit pas d’une simple figure de style oubliée dès qu’elle est énoncée. Les gnoses les plus ouvertement dualistes, se tournant vers le principe de Lumière, retrouvent les deux autres noyaux. La nécessité d’intégrer les vécus réapparaît lorsque nous envisageons les variantes du monothéisme. Dans une théologie qui ressent le divin comme masculin, on trouvera des expressions telles que « les entrailles maternelles de Dieu ». Enfin, il peut se produire une forme d’éveil « inversé » privilégiant l’expérience de l’abîme de ténèbres ou du démoniaque — ce que la tradition judéochrétienne nomme le mystère d’iniquité. C’est à quoi aboutit en fin de compte le nazisme sur le plan collectif, mais aussi ce que recherchait presque explicitement un Aleister Crowley. Cette expérience conduit très vite à une hubris d’orgueil solipsiste.
S’il existait une « tradition primordiale » derrière toutes les religions et toutes les métaphysiques, elle ne saurait se trouver que dans la coexistence de ces trois noyaux d’éveil, c’est-à-dire, une fois de plus, dans les potentialités universelles de l’homme, mais il faut admettre aussi qu’aucune « voie » ne les présente ensemble comme horizon conscientiel. Le débat sur leur hiérarchisation dure et perdure depuis la construction des grandes civilisations, sans vainqueur ni vaincu, sauf localement — et les vaincus se reforment ici, ailleurs, autrement... Les gnoses dualistes qui furent les grandes perdantes de l’histoire des religions, n’ayant jamais pu résister efficacement à l’expansion du bouddhisme, du christianisme puis de l’islam, selon les aires culturelles, ont toujours resurgi comme mouvements minoritaires, soit contestataires comme le paulicianisme arménien ou le catharisme occitan, soit élitiste et savant, comme dans certaines branches de la Naturphilosophie allemande du XIXe siècle. Même le positivisme ambiant aurait des ancêtres ou du cousinage, outre Lucrèce, dans les Indes du XIIIe ou du XIVe siècle.
Il est frappant que ces trois noyaux conscientiels correspondent aussi aux trois expériences fondamentales du temps : le vécu moniste exige le temps intemporel, le dualisme sous-tend ou est sous-tendu par l’alternance cyclique de la lumière et de la ténèbre, la relation libre au Dieu personnel génère l’historicité linéaire. Nous sommes en présence d’une donnée anthropologique fondamentale, d’un triple rapport au monde qui semble inscrit au plus profond de la nature/culture humaine et qui, toutefois, ne serait pas admis en tant que triade constitutive mais se vivrait collectivement de manière exclusive et conflictuelle. Chacun de ces noyaux tendrait ainsi à rejeter les autres et à s’imposer en s’absolutisant.
La question pourrait se poser autrement. Si ces trois noyaux vécus sont irréductibles mais font intrinsèquement partie du potentiel spirituel de l’homme, l’erreur des traditions ne fut-elle pas de chercher à les hiérarchiser ? Il faut alors se demander si, par delà les pratiques et les choix, conscients ou inconscients, de chaque école, il existe une théologie englobante capable de les porter ensemble. Elle devra forcément être assez riche et subtile pour n’absolutiser aucune de ces expériences aux dépens des autres — en ce sens, nous retrouverions l’exigence guénonienne, car une telle théologie ne saurait sans se trahir être résumée par un catéchisme minimal et demanderait donc un effort d’approfondissement même si tout y est donné d’une manière « impliée », comme dirait David Bohm à propos de l’univers, au travers des symboles et des rites. Et si l’on ne peut fixer alors de limite à son approfondissement, cela signifie qu’elle doit admettre une large part d’apophatisme, qu’elle ne peut être qu’un système ouvert et non une dogmatique rigide et que, d’autre part, sa formulation semblera le plus souvent paradoxale si ce n’est antinomique. Les oppositions métaphysiques de la transcendance et de l’immanence, de l’être et du devenir, du Dieu personnel et impersonnel, du masculin et du féminin, de l’un et du multiple, de l’apatheia et du tragique, de la révélation (donnée) et de la quête du sens (conquise sur l’incertitude) ne pourront se résoudre par un choix entre les polarités mais par leur mise en perspective. Elle devrait accueillir les conquêtes du logos, la science pour le dire très vite, comme le foisonnement du mythos et pouvoir donner sens à toutes les émergences du décrire-construire humain. Comme on le voit, l’exigence est immense. Elle est sans doute en germe plus ou moins développé dans les « grandes religions » ; le débat théologique des six premiers siècles dans le christianisme, ce que l’on pourrait appeler la phase patristique, par la subtilité des argumentaires déployés, a sans doute permis une avancée en ce sens et il faut noter que les grandes figures spirituelles de l’Inde, depuis deux siècles, en tiennent compte — c’est très net chez Krishnamurti et chez Sri Aurobindo. Cette avancée des premiers siècles s’est ensuite ralentie et, en ce sens, la théologie englobante telle que nous venons de la préciser est encore à l’horizon d’une recherche qui ne serait pas, répétons le, un syncrétisme mêlant les débris du passé mais une réponse subtile aux questionnements renouvelés à notre époque par la confrontation des noyaux métaphysiques et expérientiels. La « tradition primordiale » semble alors une espérance plutôt qu’un legs.

Retour au présent

Au terme de ces réflexions et par des chemins différents de ceux qu’empruntait Bruno Latour, il appert que le conflit entre tradition et modernité est largement un faux problème. Le poser n’aura cependant pas été inutile. Cela nous a permis d’éclairer des données fondamentales de la nature humaine qui, jusqu’ici, n’avaient pas été rassemblées et confrontées.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la mythopoièse spontanée, populaire, semble en pleine croissance. Il est sans doute trop tôt pour en démêler toutes les lignes de force mais, outre la résurgence de Gaïa, le monde anglo-saxon paraît travaillé par des mythes de l’abîme, comme en témoignent la plupart des séries télévisées policières ou fantastiques. Une analyse comparative de ces séries, (X Files, Le Caméléon, Buffy, Au delà du réel, Dark Skyes, Millenium, Profiler, Sentinel, Burning zone, Sliders, Stargate, Les aventuriers du surnaturel, etc.) permet de dégager des constantes. Tout d’abord, la métaphysique sous-jacente serait nettement dualiste mais selon une variante pessimiste : la frontière entre le monde humain et l’abîme devient poreuse, les monstres risquent à tout instant d’en surgir pour conquérir l’espace social ; seule une poignée de héros « lumineux », organisés ou non en ordre traditionnel, parvient à les contenir — l’idée d’une victoire triomphale n’effleure pas les réalisateurs, il ne s’agit que d’un sursis. Les héros eux-mêmes appartiennent le plus souvent à l’humanité ordinaire (X Files, Dark Skyes, Au delà du réel, Burning zone) ; s’ils montrent quelques facultés supranormales, c’est dans le cadre d’une mission défensive extrêmement cadrée (Sentinel, Profiler, Buffy, Millenium), mais leur comportement habituel est celui de la classe moyenne. La seule exception (Le Caméléon), victime d’un complot qui l’a doté de ses capacités particulières d’excellence généralisée et d’empathie intuitive, cherche à retrouver la normalité. Les monstres, assimilés à l’étranger (univers démoniaques classiques, extra-terrestres, mutants aux facultés paranormales développées, virus — étrangers donc à l’espèce humaine) bénéficient de complicités dans le monde humain : rituels magiques, folie, complot d’agences supragouvernementales secrètes. En d’autres termes, le monde anglo-saxon se vit comme une forteresse assiégée et déjà largement délabrée. Certes, le pessimisme de ces séries s’enracine au moins partiellement dans l’héritage calviniste, le puritanisme des pères fondateurs pour qui déjà le diable semblait plus puissant que Dieu. Cependant, il convient de se garder d’interprétations simplistes. Ce retour au pessimisme n’est pas le fait d’une élite WASP en voie de devenir minoritaire démographiquement et culturellement. Le héros principal et éventuellement son partenaire n’appartiennent pas obligatoirement à l’univers WASP classique : Scully (X Files) est catholique, Bailey (Profiler) a des ascendances irlandaises. Leurs alliés et leurs initiateurs se recrutent dans toutes les composantes ethniques : Simon, le supérieur hiérarchique de Sentinel, est noir, ainsi que Rembrandt dans Sliders ; de nombreux personnages secondaires ont le type hispanique et, de manière générale, il est difficile de préciser l’origine ethnique ou confessionnelle des blancs ; les sages initiateurs viennent le plus souvent de sociétés amérindiennes ayant gardé leur savoir ancestral. L’appartenance du héros à la classe moyenne semble plus importante que son origine ethnique. D’autre part, on noterait chez les « bons » de nombreuses références à la période hippie (X Files, Profiler, Sentinel, Sliders), aux luttes des années 60 pour les droits civiques des noirs (Dark Skyes), aux ONG et à l’action humanitaire en général (Burning zone, Caméléon), tandis que les complices des créatures de l’abîme sont presque invariablement des WASP typés, officiers sortis de West Point, héritiers de vieilles dynasties bostoniennes ou descendants de pionniers.
L’aspect le plus paradoxal de ce mythe dualiste serait la montée du pessimisme et le sentiment collectif de vivre dans une citadelle assiégée, depuis environ 1985 — c’est à dire depuis la perestroïka et la perte de puissance de l’adversaire russe, laissant les USA en position de superpuissance et, en pratique, de seul empire dominant la planète entière. Si l’on compare les héros des séries actuelles à leurs homologues des pulps durant toute la guerre froide, le recul est frappant. Superman, Batman, Captain America et autres X Men suivent le schéma mythique type du Tueur de monstres, assument leurs capacités paranormales avec fort peu de mauvaise conscience et combattent pour vaincre. Aujourd’hui Mulder (X Files), John Lohengard (Dark Skyes), Jarod (Le Caméléon), Samantha Waters (Profiler) sont des antihéros ; Buffy « la Tueuse » ou le « petit génie » (Sliders), des adolescents incertains d’eux-mêmes qui ont besoin d’une figure paternelle pour les guider. Même lorsque le schéma héroïque semble maintenu, dans Sentinel, où l’inspecteur Ellison a l’allure et les poings du cow-boy texan et paraît à première vue se référer au modèle hérakléen, Simon incarne une figure paternelle et Blair Samburg le conseiller hermésien ; seule leur sagesse constamment présente permet au héros de jouer son rôle — rôle qui, là encore, ne se traduit jamais par une victoire nette et définitive.
En d’autres termes, l’inconscient collectif américain ne ressent pas la chute de l’URSS comme une victoire portant leur pays sur le podium, mais comme un vide laissant désarmé et sans repères culturels, à la merci de tout ce qui pourrait surgir, de l’extérieur comme de l’intérieur, et qui serait forcément destructeur. Il la vit comme un cataclysme traumatisant, comme un apprentissage de la mort potentielle des empires et des civilisations qui atteint aujourd’hui le voisin, mais demain ? D’avoir participé largement à cette chute par le biais d’opérations de propagande souterraine n’a pas le même impact qu’une victoire militaire : celle des Alliés en 45 avait engendré une mythopoièse héroïque (Captain America, Superman) maintenue tout au long de la guerre froide. La défaite au Vietnam avait pu se résorber de manière semi-consciente, même si les héros mythiques de l’époque devaient s’en relever et redoutaient la puissance adverse (Star Wars). L’absence d’eschatologie positive dans les mythes dualistes actuels de l’Amérique pourrait être le signe clinique d’une dépression collective psychique à connotations paranoïaques qui pourrait devenir redoutable, d’autant que ni la guerre du Golfe, victoire trop facile, ni celle du Kosovo qui n’engendre qu’une immense pagaille et un gâchis dérisoire ne peuvent redonner confiance en elle à la société américaine.
Au niveau psychologique individuel, un tel imaginaire pourrait faire suspecter ou même diagnostiquer une schizophrénie paranoïaque dont l’évolution, après des incidents violents, aboutirait à la catatonie. Il est impossible de transposer un tel diagnostic sur le plan sociologique. On est cependant en droit de se demander si l’histoire a gardé trace de tels basculements mythiques et ce qu’il en advint. Nous connaissons au moins deux périodes où l’imaginaire collectif ressemble à ce qui grandit actuellement aux USA : la fin de la civilisation étrusque et la grand peur du sorcier en Europe entre 1580 et 1640 environ, consécutive au traumatisme des guerres de religion. La résolution de la crise s’est traduite dans les deux cas par un changement des valeurs et un déplacement du pouvoir. L’Étrurie a engendré la république romaine, exception culturelle dans l’antiquité par son évhémérisation systématique des mythes et l’accent mis sur le ritualisme juridique ; les procès de sorcellerie et les guerres de religion (dont la guerre de trente ans en Allemagne) se sont épuisés avec en réaction la quête du bonheur au XVIIIe siècle. Dans les deux cas, l’un des facteurs notables serait la montée en puissance de la classe moyenne, ordre équestre et plébéiens aisés à Rome, marchands et juristes dans l’Europe du XVIIIe siècle. Notons qu’aux USA, le recours au juridique et la prépondérance des avocats dans les décisions devient sensible en même temps que croît le mythe des infiltrations de l’abîme, tandis que les héros des séries, dans leur grande majorité, se rattachent au bras armé de la justice (FBI : X Files et Profiler, police : Sentinel, consultant des diverses polices : Millenium, services spéciaux plus ou moins ambigus : Dark Skyes, Burning zone, Caméléon) ou à des ordres de justiciers (Buffy, Les aventuriers du surnaturel, Millenium).
Le recours au juridique comme remède efficace aux états dépressifs de l’inconscient collectif d’une culture, lorsque la mythopoièse dualiste prévaut et penche vers la fascination du démoniaque n’a rien d’évident en soi. Nous ne pouvons guère pour l’instant qu’en faire le constat. Même si nous le posons comme hypothèse, cette hypothèse possède une valeur prédictive, susceptible d’être validée ou infirmée par les faits, ce qui n’est pas si courant en sociologie. Cet ensemble, mythes d’abîme et montée du juridique, sonne sans doute le glas de l’american way of life, mais il annoncerait un renouveau profond de toutes les composantes culturelles à partir des attentes de la classe moyenne. Or si nous scrutons encore les séries télévisées, l’entourage qui permet au héros de surmonter le péril des monstres devient signifiant : l’accent est mis sur un groupe dans lequel se développent des relations de confiance et d’amitié, groupe qui assume les rôles paternel, maternel ou fraternel jusque là dévolus à la famille. Ce groupe peut avoir une structuration « officielle » (FBI, police, services spéciaux, équipes militaires de Stargate), traditionnelle (Buffy, Les aventuriers du surnaturel, Millenium), ou se souder au hasard d’une rencontre (Sliders), mais il comprend obligatoirement le Père savant et sage (Buffy, Sliders, Profiler, Dark Skyes, Les aventuriers du surnaturel, Sentinel, Stargate, Burning zone, Caméléon), une figure d’Hermès ou une Daena, masculine ou féminine (Sentinel, Buffy, Les aventuriers du surnaturel, X Files, Sliders, Stargate, Dark Skyes, Profiler, Caméléon), parfois une walkyrie ou une figure de Pallas (Caméléon, Dark Skyes, Stargate, Sliders, X Files). Ce compagnonnage en lieu et place de la famille ou des institutions pourrait annoncer la base d’une restructuration sociale des États Unis et d’un dépassement de l’anomie actuelle.
Les séries télévisées qui nous servent de corpus s’appuient, et c’est là le point le plus essentiel, sur un ensemble de croyances et de vécus qui traversent depuis 1985 environ les classes moyennes américaines. On trouve à l’origine du schème mythique les abductions ou enlèvements soucoupiques dont Bertrand Meheust a souligné à plusieurs reprises le caractère chamanoïde[2] et, à partir de ce vécu spontané, non relayé par les institutions (églises, universités, services sociaux, etc.), l’élaboration en deux temps d’une croyance fortement négative : les extra-terrestres tentent de s’hybrider avec les humains pour survivre, ils sont supérieurs et traitent les hommes en cobayes ; ces mêmes ET ont passé des accords avec les services secrets américains et disposent d’une ou plusieurs bases souterraines sous les centres d’essai de l’US Air Force. En un sens, la reprise de ces thèmes par l’imaginaire conscient équivaut à une forme de ritualisation et leur succès non démenti depuis une décennie montre la profondeur de la mythopoièse. Le passage à l’expression « littéraire » ne marque pas l’épuisement du mythe comme l’avait fait le film de Spielberg, Rencontres du troisième type, pour la phase positive de l’imaginaire extra-terrestre, dont l’ovni « amical » des années 60-70 ne s’était pas relevé. Le film de Spielberg avait sonné comme un chant du cygne et la thématique n’apparaît plus ensuite sous cette forme ni dans le vécu ni dans la littérature ; mais il faut noter que, durant toutes les années triomphantes de la première mythopoièse soucoupique, on trouve déjà un relais continu dans la littérature populaire, en France par les romans de Jimmy Guieu, aux USA par les superhéros des pulps (Superman, Surfer d’argent, etc.).
Cet exemple des plus contemporains illustre la valeur heuristique d’une approche à la fois de type traditionnel (prise en compte de la mythopoièse active) et de type « moderne » (perspective de science expérimentale). Il permet aussi d’envisager les divergences culturelles profondes. Autant l’ovni « positif » avait connu une forte répercussion en Europe, autant le mythe américain présent n’est reçu que sous sa forme télévisuelle comme une variante de la littérature fantastique, sans acquiescement actif. Cela ne signifie pas que notre propre culture ait exorcisé son irrationalité comme le voudraient les positivistes, ni qu’elle soit désespérément agnostique comme le redoutent les traditionalistes, mais qu’en ce moment aucun des trois noyaux expérientiels ne s’impose à notre inconscient collectif. L’exemple américain et le contre-exemple européen nous suggèrent un nouveau questionnement.
Nous avons vu que ce qui différencie le plus nettement une société de type traditionnel de la modernité, en dehors de l’auto-représentation qu’elles génèrent, c’est l’importance des arts de sacralisation et la capacité ou l’incapacité à recouvrir le quotidien d’un réseau de sens. Mais nous avons vu aussi que, jusqu’ici, un tel réseau systémique entre vécu mythique, récit mythique et objets usuels s’accompagne d’une hiérarchisation des états de conscience et du choix métaphysique collectif qui lui correspond. L’exemple américain ne contredit pas ces relations. Il privilégie l’expérience dualiste, versant abîme ; nous avons scruté le récit mythique par le biais de séries dont les héros et les aventures s’inscrivent dans le monde contemporain, même si Sliders et Stargate proposent des univers alternatifs. A ces récits au plus près du mythe vécu, il faudrait ajouter le succès non encore démenti de la littérature d’heroic fantasy ; bien que les univers de référence soient de type pseudo-médiéval le plus souvent, on y trouverait encore une confirmation de la prégnance d’une métaphysique dualiste, avec la puissance des forces de ténèbres, un glissement vers les antihéros (bien que le genre permette les « super-pouvoirs », ils sont toujours limités ; leur mise en oeuvre ne modifie pas leur détenteur et ne le préserve ni des incertitudes sur lui-même, ni des rhumatismes), et l’importance accrue du groupe de compagnonnage. Nous sommes très loin de l’époque hippie où dominait le vécu moniste et encore plus loin de la mystique du Dieu personnel. Cette dernière survit cependant comme horizon potentiel ou comme soutien dans les temps de crise des héros (X Files, Sliders, confirmés par le nombre croissant de conversions au catholicisme dans la classe moyenne). Elle représenterait donc le noyau secondaire, sous la double forme d’un christianisme revalorisé et de Gaïa dans la mouvance féministe[3].
En Europe, les outrances du mouvement anti-sectes pourraient se lire comme une réaction de défense contre une réorganisation sociale sur une base de groupes de compagnonnage et, de manière plus générale, contre les tentatives d’importer une mythopoièse extérieure. Cependant, s’ils ne s’organisent pas en mythe cohérent, les pratiques révèlent la prégnance de thèmes symboliques forts liés à la nature. La mobilisation massive de bénévoles après le naufrage de l’Erika, le développement des groupes de randonnée, l’insistance sur la « mal bouffe » et la valorisation du terroir, la reprise médiatique des conflits entre chasseurs et écologistes, conflits assez anecdotiques en comparaison des problèmes sociaux ou internationaux, le succès du pique-nique de l’an 2000 sur le méridien vert vont tous dans le même sens, celui d’une sacralisation de l’espace « naturel ». Il ne s’agit d’ailleurs pas de la nature totalement sauvage mais d’une forme d’Arcadie gérée par l’homme, d’une alliance et d’une réciprocité dans le respect. Le noyau conscientiel, lorsque l’expérience atteint chez certains une intensité paroxystique, serait plutôt de type dialogue amoureux interpersonnel ou révélation — paradoxal dans la mesure où la nature interlocutrice n’est pas nommée comme déité personnelle. Contrairement au mythe Gaïa, où la planète sentiente possède des caractères indubitablement maternels et englobants, la nature en voie de resacralisation dans la société française apparaît plutôt comme une soeur amante.

Faut-il conclure ?

Si l’opposition entre tradition et modernité relève d’un faux problème engendré par des cristallisations idéologiques, les vraies questions posées par le triple noyau conscientiel, par la coexistence du mode mythique et du mode logique dont chacun a sa valeur propre, par le besoin de sacralisation, c’est à dire de tisser un réseau de sens, par la place et la valeur des expériences paroxystiques, par les divers niveaux du rapport au monde sont loin d’être résolues. De plus, les raideurs positivistes continuent d’occuper encore largement le terrain dans la mouvance intellectuelle, avec pour résultante que, si le mythe actif ou émergent dans notre société peut se vivre, tout concourt à lui interdire de se dire librement et de se déployer. Nos impertinentes contributions n’ont d’autre but que de déblayer les gravats accumulés et de permettre d’ouvrir des chemins, de poser les questions fondamentales d’une manière plus sereine et, nous l’espérons, plus juste. Notre approche s’est voulue d’emblée transdisciplinaire. Nous ne sous-estimons pas les travaux spécialisés, qu’il s’agisse de neurologie, de mythanalyse pointue ou comparatiste, d’onirologie, d’ethnologie, d’histoire de l’art... Toutefois, ces disciplines dispersées ne font pas la science de l’homme dont le besoin s’avère aujourd’hui des plus criants. Nul ne contesterait aujourd’hui l’importance de la transdisciplinarité dans les sciences de la matière et la physique quantique enrichit aussi bien la chimie que la géologie ou la cosmologie ; les spécialisations repartent d’un tronc commun réalimenté en permanence par les nouvelles découvertes. Elle commence à s’imposer dans les sciences du vivant : comment envisager biologie, écologie, éthologie, etc., sans un constant échange ? A notre sens, il n’y aura de sciences humaines dignes de ce nom que lorsque la transdisciplinarité deviendra opérationnelle. Jusqu’ici, il est trop facile de regarder chacun par sa petite lorgnette et d’asséner comme une vérité métaphysique incontournable que l’on sait tout de l’homme et que le collègue d’une autre discipline ou d’une autre école n’a rien compris. Ce petit jeu ne peut qu’attirer de la part des « sciences dures » des réflexions ironiques comme celle de Rémy Chauvin : « La psychologie et la sociologie seraient des sciences fort utiles — si elles existaient. » Dont acte. Mais pour qu’elles existent, encore faut-il accepter de voir l’homme tel qu’il est et non tel que l’on voudrait le refaçonner — et cette remarque vaut pour tous les protagonistes en cause, qu’ils apparaissent comme les « vainqueurs » actuels dans la course aux honneurs universitaires ou comme les « loosers » marginalisés. Cela demande du courage quand on s’est drapé dans l’idéologie ou le préjugé — le courage de la nudité. Mais quand on l’ose, la chose n’est pas si terrible... et la recherche devient même passionnante. Il reste que nous ne sommes qu’au tout début du et/ou des chemins qui nous permettraient de répondre à l’injonction de Delphes : « Connais-toi toi-même. » Déblayer les gravats accumulés devant la porte ne permet pas de conclure, sinon à la nécessité de l’ouvrir en grand alors que nous ne l’avons guère qu’entrebâillée.
Donnons simplement, en guise de synthèse de nos réflexions, une liste non exhaustive des questions qui surgissent au terme de cette enquête en zigzag entre tradition et modernité. Comment s’articulent en nous les trois perceptions du temps et les trois noyaux expérientiels qui leur sont associés ? Comment s’articulent le rêve et le mythe ? Peut-on prédire l’issue sociétale d’une mythopoièse tragique ? De toute forme de mythopoièse ? Comment s’articulent archétypes ou mythèmes et croyance/récit mythique structurés ? Quelles sont les limites d’impact d’un trafic de mythes ? Comment interagissent mythos et logos, y a-t-il des lois repérables ? Comment s’articulent vraiment les niveaux biologique, bioénergétique, psychologique, social ? Quelles sont à chaque niveau les interactions avec notre niche écologique, en dehors du conflit d’intérêts entre économie et écologie ? Quel est l’impact réel des arts de sacralisation ? Existe-t-il une limite intrinsèque à de tels arts ? Peut-on sans risque intervenir dans la genèse d’une émergence mythique ? Y a-t-il des facteurs de régulation et lesquels ? Que signifie la possibilité de refoulement collectif du mythos ou du logos et le basculement culturel qui en découle ?
Questions immenses dont la liste n’est pas exhaustive, questions explosives dont les conséquences sur notre histoire future pourraient être aussi périlleuses que la bombe atomique en germe dans les équations de Dirac ou de Fermi, que la possibilité du clonage humain ou celle de la reprogrammation génétique de notre descendance. Si elles te semblent plus anodines, ô lecteur, j’aurai écrit en vain, retourne sur ton oreiller te bercer du chant des sirènes et du choeur des « ismes ». Si elles t’effraient, reprends courage. Après tout, cela ne fait guère que 40 000 ans que nous vivons avec ces problèmes non résolus ! Si le champ de recherches qui s’ouvre t’enthousiasme, arme toi pour la traversée de rigueur scientifique, d’honnêteté intellectuelle et de bienveillance, sachant que tu es inclus à l’intérieur de ce que tu observes et qu’une question bien posée vaut mille fois mieux qu’une réponse hâtive. Le champ attend ses défricheurs.
[1]Voir Juste Duits, Enquête métaphysique, à paraître.
[2]Bertrand Meheust, En soucoupe volante, op. cit.; « Du voyage interrompu aux grossesses interrompues : l’irrésistible montée des enlèvements soucoupiques aux Etats Unis », rapport de recherche CNRS, .atelier Mythologie, Psychanalyse et construction du social, mai 1990, repris in Pinvidic et al., op. cit; pp. 431-456.
[3]Il est d’ailleurs frappant que le nom de Gaïa s’efface de plus en plus au bénéfice de « la Déesse » (Marion Zimmer Bradley, Mercedes Lackley, etc.)

Impertinentes contributions au problème de la Tradition Primordiale5

Les arts traditionnels

Si les sciences expérimentales dépendent principalement du logos, si les techniques jaillissent le plus souvent d’un mélange d’observation, de pensée logique et de créativité appliquée aux circonstances, le mythos, en tant que mode d’appréhension du réel, a nourri ce que l’on pourrait appeler des arts de sacralisation. Ces trois domaines de l’activité humaine n’ont rien d’étanche et, dans la plupart des cultures, interagissent en permanence : il est impossible de bâtir un temple sans de solides notions de géométrie et de calcul et sans un savoir-faire de maçons et de charpentiers. C’est peut-être, d’ailleurs, par le rejet de ces arts hors de la sphère savante et des décisions économiques (pôle de l’objet) ainsi que de la vie politique (pôle des sujets) que la « modernité » s’oppose le plus visiblement à « la tradition ».
Les arts de sacralisation sont intimement liés à la conscience de l’espace et du temps et n’ont d’autre but que de permettre, grâce à tout un faisceau de renvois et de convergences, l’émergence des états d’éveil ou, dans les limites que nous avons déjà pointées, des états paroxystiques. Il nous fallait donc d’abord approfondir ces questions pour aborder celle de leur opérativité car, paradoxalement, elle semble à notre époque à la fois niée par le positivisme qui n’y voit que superstition et dénigrée par le parangon de la tradition qu’est René Guénon, comme application « inférieure » et contingente des données métaphysiques fondamentales. Parlant de la dégénérescence de la science sacrée, Guénon fustige par exemple « un ‘art divinatoire’ qui ne fut guère qu’une déviation de l’astrologie en voie de disparition, et où l’on pourrait voir tout au plus une application très inférieure et assez peu digne de considération, ainsi qu’il est encore possible de le constater dans les civilisations orientales[1]. » Les mages chaldéens notant les signes et présages pour conseiller leurs princes auraient-ils souscrit à ce mépris pour le divinatoire ?
Espace et temps : il serait périlleux de les séparer dans cette enquête car la sacralisation de l’un ne va jamais sans l’autre. L’architecture du temple, déployée sur l’espace, ne prend sens que par son ancrage dans le temps cyclique, par son orientation sur les levers et couchers du soleil solsticiaux, équinoxiaux, ou sur les levers et couchers héliaques de telle ou telle étoile, et surtout par le rite qui l’animera tout au long d’un cycle. Les liens spatiaux établis entre les temples ou même entre les villages, car ce qui vaut de manière incandescente pour le temple s’applique aussi à la maison, à la cité, à l’espace du quotidien, projettent le plus souvent sur la terre soit un zodiaque[2] soit une constellation privilégiée dont les levers, les culminations et les couchers, voire les périodes d’invisibilité nocturne, rythmeront les activités des hommes. A moins qu’il ne s’agisse seulement de se placer devant le soleil. Jean Servier raconte à ce propos une anecdote signifiante de son travail d’ethnologue de terrain dans le Zakkar, à l’ouest d’Alger. Il avait constaté, boussole en main, que toutes les maisons possédaient la même orientation et demandait des précisions à l’un de ses informateurs paysans. Ce dernier protestait : « Nous construisons nos maisons comme nous le voulons, selon le terrain. » Servier lui demanda une démonstration et l’homme répondit : « Il faudrait faire des sacrifices : un pour les fondations, un pour le seuil et, plus tard, pour le pilier central et la poutre maîtresse. Mais avant, il te faudra tracer le plan de ta maison sur le sol. » Joignant le geste à la parole, l’homme se mit à compter des pas sur le terrain. « Ma maison fut tracée, continue Servier : un rectangle à mon échelle mesuré en enjambées d’homme, haute de ma hauteur et demie plus le bras tendu. Aux deux tiers était la porte, figurée par un trait sur le sol, une porte qui ouvrait sur l’est de sorte que l’on entrait face à l’ouest à l’inverse des mosquées. Le soleil levant devait éclairer les grains endormis et le métier à tisser, apportant ainsi le message de la résurrection. — Tu vois, me dit le paysan, nous construisons notre maison comme nous le voulons ; mais nous voulons qu’elle soit ainsi[3]. » L’espace de la terre, espace humain compté en mesures d’homme en tenant même compte de la taille du futur habitant, s’unit au temps de la danse de l’homme qui mesure comme au cycle diurne. La maison toute entière est bâtie pour le réveil des êtres et des choses.
La cathédrale préromane de Saint-Lizier de Couserans, datée des Ve-VIe siècles, étudiée par Arnold Lebeuf comporte trois axes de levers solaires, solsticiaux et équinoxiaux, complétés par trois autres correspondant aux fêtes des saints patrons, 29 janvier pour saint Valier, 29 mai et 27 août pour saint Lizier. Lebeuf les repère à partir des fenêtres des absidioles sud et nord, ainsi que par l’axe central du chevet. Une des droites de construction, unissant les absidioles nord et centrale, pointe droit sur une chapelle proche et correspond au lever du soleil le 25 novembre, fête de sainte Catherine également vénérée dans la région. « L’écart maximum entre tous les points de visée possibles semble contenir les écarts possibles des levers de lune dans la période de révolution des noeuds de l’orbite lunaire[4]. » L’ensemble du dispositif permet de repérer la longitude écliptique du noeud nord (donc du noeud sud qui lui est diamétralement opposé), c’est à dire des points de croisement entre l’écliptique et l’orbite lunaire, points aux voisinage desquels se produisent les éclipses. De là, on peut repérer et prévoir, par les détails architecturaux, tous les levers de lune. Pour résumer l’étude de Lebeuf, la cathédrale Saint-Lizier forme donc un calendrier luni-solaire complet, mais dans lequel sont valorisés certains azimuts correspondant aux fêtes liturgiques, soit du grand cycle temporal fixe et mobile (Noël correspond alors au solstice d’hiver ; Pâques, luni-solaire, est calculé sur la pleine lune suivant l’équinoxe de printemps), soit des saints localement vénérés. L’espace renvoie au temps cyclique de l’année et, par le repérage des noeuds, aux 18 ans du saros.
Les arts divinatoires autres que l’astrologie dont l’aspect spatio-temporel est évident, qui tendent à la maîtrise du temps linéaire, celui de la destinée et des aléas, ont pour support des objets dont la disposition spatiale sera tenue pour signifiante, qu’il s’agisse de la disposition des baguettes d’achillée dans le sud-est asiatique, des cailloux jetés sur la terre dans la géomancie arabe ou malgache, des craquelures sur les écailles de tortue dans la Chine archaïque ou simplement de l’épluchure de pomme que les jeunes filles laissaient tomber dans une bassine d’eau, encore au début du XXe siècle, pour découvrir l’initiale de leur futur mari. Les rites magiques eux-mêmes tiennent compte des cycles planétaires et supposent la délimitation d’un espace protecteur structuré qui est en même temps l’espace de l’action.
Cette qualification de l’espace et du temps est toujours rythmique : elle détermine des lieux forts et des lieux faibles, des temps forts et des temps faibles ; elle se présente aussi, d’emblée, comme systémique et chaque élément renvoie de manière précise, selon des rapports subtils mais d’une rigoureuse exactitude, à tous les autres. L’irruption de l’événement, de l’improvisation ou du hasard sur ce tissu structuré peut alors faire sens et même enrichir l’ensemble. Au fur et à mesure de leur apparition, les savoirs du logos et les inventions techniques s’intègrent à ce réseau de signifiance, le transforment souvent en profondeur mais ne l’abolissent pas.
Ce renvoi systémique caractérise non seulement les arts traditionnels mais d’abord la pensée mythique, c’est même lui qui rend possible l’analyse structurale, depuis les systèmes d’oppositions relevés par Lévi-Strauss ou la mise en évidence par Dumézil de la trifonctionnalité dans les légendes indoeuropéennes jusqu’à la tentative de « classement isotopique des images » effectuée par Gilbert Durand. Les structures dégagées par tel ou tel chercheur ne représentent chacune qu’un aspect ou une partie d’un réseau global sans doute beaucoup plus vaste ; le parti-pris synchronique de ces analyses interdit en outre de suivre son éventuelle complexification ou ses appauvrissements locaux car notre civilisation « moderne » n’est peut-être pas la première à privilégier l’utilitaire aux dépens du sens, il faudrait étudier dans cette perspective l’empire romain après Auguste et avant Justinien, et même la fin de la république romaine. Peut-être même la brillante Athènes... et certainement la civilisation hellénistique.
En effet, lorsque l’on compare ces trois civilisations, il se dégage un ensemble de faits qui pourrait constituer une sorte de syndrome de la « modernité » :
1. Ce que Mircea Eliade pointe comme « démythisation », c’est à dire conscience du caractère symbolique des mythes[5], s’emballe et pousse une partie de l’élite savante à ne plus se fier qu’au logos, jusqu’à l’agnosticisme. Aristote, Lucrèce ou Lucien sont, à cet égard, les précurseurs d’Auguste Comte.
2. Les cultes locaux se vident de sens, deviennent une simple routine superficielle ou administrative ; au pire, une affaire privée.
3. Les décisions politiques ou économiques se prennent sans tenir compte des arts de sacralisation. C’est particulièrement net dans les débuts de l’empire romain, lorsque les cités gauloises sacralisées sont systématiquement abandonnées pour de nouvelles fondations comme Augustodunum (Autun) pour faire pièce à la triade Bibracte-Cabillodunum-Matisconum, ou Nemausia (Nîmes) brisant le schéma astronomique des villes languedociennes — sans oublier Césarée de Palestine opposée à Jérusalem.
4. Devant le vide mythique ainsi créé, les populations angoissées qui aspirent à retrouver du sens se tournent vers des cultes exotiques, les réinterprètent sur un mode thérapeutique ou sotériologique ou inventent, à partir de ces matériaux d’importation et de bribes de mémoire mythique locale, des cultes nouveaux, en général syncrétiques. Mais ces éléments se juxtaposent sans constituer un réseau de signifiance. En d’autres termes, la mythopoièse s’emballe à son tour mais de manière désordonnée. Le culte d’Isis décrit par Plutarque en serait un exemple criant, mais l’introduction de Cybèle à Athènes suit le même schéma.
5. Une partie des élites se consacre à l’exégèse des mythes des autres, c’est à dire soit du passé, soit des matériaux mythiques importés. Cette exégèse est le plus souvent comparatiste et vise à assimiler les unes aux autres des figures décontextualisées, quitte à forcer la ressemblance. L’interpretatio romana imposée aux dieux des peuples conquis, en particulier celtes, en serait l’exemple extrême.

Réseau de sens et structures sociales

Lorsqu’une culture privilégie le mythos, elle tend à intégrer ses structures sociales dans le réseau de sacralisation. Ce fut sans doute vrai de la trifonctionnalité portée par les mythes indoeuropéens, du moins à une époque assez lointaine. Les hymnes védiques louant Indra pour le butin razzié par les kshatryia[6] qui deviendront la caste guerrière, ne peuvent avoir pris naissance que dans une culture d’éleveurs nomades ; mais cela signifie que la trifonctionnalité possède une histoire, qu’elle remonte au plus tôt, étant donné la mention de l’or, au chalcolithique et pas en deçà. Il y eut donc une époque où la structure sociale encore neuve s’est inscrite dans la mythopoièse.
Si nous nous détachons de cette structure particulière, il semble que n’importe quelle structure sociale puisse être sacralisée, sous certaines conditions. L’Égypte pharaonique, basée sur la propriété étatique gérée par une administration pléthorique, l’Inde des castes, les royaumes sumériens quadrifonctionnels, le clan germanique patrilinéaire, la tribu celtique bilinéaire, les cités grecques oligarchiques, les sociétés matrilinéaires patrilocales des îles Trobriand, le matriarcat hopi, autant de cultures irréductibles à un modèle unique et pourtant sacralisées jusque dans leurs structures de parenté ou leur organisation politique.
Lorsqu’elle imprègne fortement la mémoire collective, une sacralisation des structures sociales datable peut perdurer comme idéal et colorer les représentations qu’un peuple se fait de lui-même par delà les transformations de sa réalité. La trifonctionnalité trouve son expression la plus parfaite chez les universitaires médiévaux du XIIIe siècle qui distinguent oratores, bellatores et laboratores, priants, combattants et... laboureurs au moment même où la société devient urbaine, artisanale et marchande, où les intellectuels laïcs s’affirment, en particulier les juristes, où l’Église est contestée, traversée de ruptures et de crises. Après les guerres de religion, la même trifonctionnalité va définir les ordres, Clergé, Noblesse et Tiers-Etat, fourre-tout de la roture qui ne peut plus se définir vraiment de manière fonctionnelle. De ces trois ordres, d’ailleurs, seul le Clergé remplit encore la mission des oratores. La Noblesse est aussi bien de robe que d’épée, de gestion agricole dans les provinces que de parade théâtrale à la cour et ne se fonde plus que sur d’anciennes qualifications familiales. Il y a loin du petit marquis poudré du XVIIIe siècle au chevalier des croisades, encore plus d’écart si on le compare au kshatriya védique. On lirait encore, pourtant, une trace de cette idéalisation dans les valeurs à demi conscientes de la société française la plus moderne, à condition de remplacer les clercs par les journalistes et les idéologues, les guerriers par la police et les pompiers, ou par les commerciaux — les métaphores décrivant le marché viennent presque toutes du vocabulaire militaire —, le reste du peuple demeurant un tiers état déguisé — ou un « cochon de payant ». En d’autres termes, lorsque, après les défaites d’Indochine et d’Algérie et les campagnes idéologiques en faveur de la paix mondiale, l’armée en tant que telle a été dévalorisée, la catégorie sociale montante a repris le langage et certains comportements de la « deuxième fonction ». Mais c’est là une sacralisation qui se survit. Le décalage avec le réel se creuse de plus en plus et le réseau de sens qui la portait s’est effiloché.
Ce phénomène d’usure des anciennes sacralisations lorsqu’elles s’éloignent du réel s’observe à d’autres périodes de l’histoire. La plupart du temps, après une période de flottement, la mythopoièse se réactive, intègre les conditions nouvelles et réinterprète les données mémorielles, comme nous l’avons évoqué à propos du Cargo. En de rares occasions, la nostalgie du passé assimilé à l’origine, au temps immobile, à un âge d’or, mène à des tentatives de reconstitution des anciennes structures. L’Égypte de la période saïte, la Perse des Sassanides et les fascismes du XXe siècle en seraient les exemples les plus nets, avec de nombreux points communs. Tout d’abord, la « reconstitution » ne peut se faire qu’avec un assez large consentement populaire, sans quoi elle reste une mode superficielle, un simple déguisement de la jeunesse dorée, mais dans les faits elle se traduit par une théâtralisation de ce qui fut jadis vivant. Les Pharaons saïtes jouent à Toutmosis III dans un royaume réduit et affaibli qu’ils ne redresseront pas ; les rois sassanides n’ont pas laissé dans l’histoire le rayonnement d’un Cyrus ou d’un Darius et leurs tentatives pour imposer la religion mazdéenne à tous les peuples de leur empire furent un fiasco total ; l’Italie mussolinienne, au delà des défilés et de l’architecture pompeuse de la Roma nuova, est restée industrielle dans le nord et pauvre comme Job dans le sud, et fondamentalement catholique. Ajoutons que de telles reconstitutions, qui n’effacent jamais les conditions réelles dans lesquelles et contre lesquelles elles ont pris naissance, ne peuvent se maintenir que par la répression dure des opposants et développent une xénophobie active. En d’autres termes, elles se posent comme des citadelles assiégées. Que survienne un conflit réel, une guerre véritable, elles s’effondrent. La dynastie saïte a cédé devant les Assyriens, l’empire sassanide n’a pas résisté à la poussée conquérante de l’Islam et l’Italie est tombée comme un fruit mûr devant les blindés de Leclerc. L’Allemagne nazie, qui a poussé le fantasme de reconstitution du paganisme germain jusqu’au délire sanglant, s’est effondrée encore plus vite et laisse derrière elle le goût amer d’un cauchemar collectif. De tous les exemples que nous donnons, elle est sans doute la seule à avoir « réussi » une resacralisation mais, loin de générer une lumineuse surconscience d’éveil, elle a plongé dans les ténèbres de ce que l’on aurait autrefois nommé le mystère d’iniquité ou l’inversion spirituelle.
Le mythos est parole vraie, disaient les Grecs. Il serait surtout parole vivante, qui ne peut se déployer qu’en prise sur la réalité du monde. Le Cargo, mythe naissant et qui répond à un besoin collectif de reconstruction après un choc culturel, a sa raison d’être dans le présent. Les tentatives de réactualisation d’un passé disparu depuis plusieurs siècles si ce n’est plusieurs millénaires, à rebours, s’en détachent et tentent de l’effacer, de forcer le vivant à se figer dans l’immuable. Comme si un fossile, pétrifié de longue date, pouvait engendrer une descendance viable. Mais les mythes ne fonctionnent pas comme ces fleurs du désert qui s’enkystent, ressemblent à des cailloux pour traverser les périodes de sécheresse et s’épanouissent à la première pluie, identiques à ce qu’elles furent. Une figure mythique ne resurgit vivante que réinterprétée et réinsérée dans un nouveau réseau de sens qui tient compte des apports du logos, des techniques et des conditions nouvelles. Le retour de Gaïa dans une large mouvance anglo-saxonne, par exemple, épouse étroitement la prise de conscience des risques de la pollution et le dépassement du mouvement féministe vers un matriarcat ; les premiers signes avant-coureurs sont apparus dans la science-fiction, sous forme d’étoiles ou de planètes sentientes[7], puis de cultes de la Déesse[8] ; ensuite est venue l’hypothèse scientifique écologique, considérant la planète ou l’écologie globale comme un seul être vivant ; appuyée à des phénomènes supposés paranormaux, les crop circles ou cercles et figures apparues spontanément (?) dans les champs de blé d’Angleterre[9], se développe une resacralisation de la terre, le mythe des laies ou lignes d’énergie reliant des lieux forts. Cette mythopoièse contemporaine n’a pas l’ampleur des grandes cosmogonies antiques mais, comme le Cargo, elle réinterprète, souvent de manière inconsciente, des éléments archaïques (association de la déesse Terre et du blé, intérêt porté aux mégalithes qui seraient les lieux sacrés par excellence, fêtes solsticiales ou lunaires), les mêlant à des données mythiques plus récentes (les laies ne sont autres que les « courants telluriques » des radiesthésistes entre les années 1920 et 1980) et aux recherches scientifiques contemporaines (le système écologique et ses atteintes par la pollution, l’évolution des espèces considérée comme éveil conscientiel de Gaïa).
A l’heure présente, le mythe Gaïa ne concerne qu’une minorité d’anglo-saxons considérés par les élites en place comme la lunatic fringe ; il a cependant joué un rôle important dans la sensibilisation de ces mêmes élites et des couches populaires aux risques écologiques bien réels de notre temps. Peut-être a-t-il déjà rempli sa tâche et s’étiolera-t-il de lui-même ; mais peut-être assistons-nous à la naissance d’une religion sotériologique destinée à prendre autant d’ampleur dans le monde anglo-saxon que le culte d’Isis dans les royaumes hellénistiques et l’empire romain jusqu’à Aurélien. Outre son ancrage dans l’écologie, il reflète une réalité sociologique, l’accession des femmes à des postes de responsabilité dans la politique et l’économie, surtout aux USA, et la poussée vers une forme de matriarcat urbain dans les classes moyennes et supérieures. Le nombre des divorces réduit le noyau familial à la mère et un ou deux enfants, tandis que les hommes vivent seuls, s’intégrant temporairement à l’une de ces familles nucléaires, ce qui signifie que, pour déjà deux générations, l’élément stable, la référence parentale est la mère. Étrangement, ce système, bien que récent dans ses formes actuelles, réactualise spontanément le matrilignage matrilocal des amérindiens agriculteurs sédentaires, Hopis, Navajos, Pueblos. S’il existe là une résurgence traditionnelle, il est frappant qu’elle vienne de l’inconscient collectif des peuples présents de manière archaïque sur le sol américain et non de la culture propre des migrants indoeuropéens qui ont colonisé le « nouveau monde » et fondé l’état fédéral. Cette résurgence s’opère après cinq siècles de domination White Anglo-Saxon Protestant (WASP) dans l’est et, sur les territoires de l’ouest et du middle west, de colonisation espagnole puis de migration WASP, les deux plutôt patriarcales. Elle s’exporte surtout vers les populations galloises ou irlandaises fortement celtiques, dont le légendaire montre des traces de matrilignage (importance de l’oncle maternel dans le Mabinogion gallois, importance des décisions amoureuses de la femme dans les légendes irlandaises, voir la courtise d’Etain ou Deirdre) et ne « prend » pas dans des cultures de fond germanique ou romain, bien que la famille nucléaire, dans les villes, s’y transforme à l’identique.
L’exemple du mythe Gaïa montrerait ainsi une certaine permanence traditionnelle, assez insolite cependant par rapport aux idées préconçues en ce domaine. Tout d’abord, si on le compare frontalement à la trifonctionnalité dumézilienne, mâle et patrilinéaire, il suppose la coexistence ancienne d’au moins deux courants traditionnels que l’on pourrait nommer celui du Dieu et celui de la Déesse, ce qui corrobore les données archéologiques depuis le paléolithique profond si l’on interprète comme divinités la Vénus et l’Archer de la grotte de Laussel ; l’archéologie seule montrerait d’ailleurs qu’il convient de leur en adjoindre un troisième, celui du Couple divin ou du panthéon mixte, présent dans l’aire sumérienne et repérable dans la culture chalcolithique des statues-menhirs languedociennes. D’autre part, la domination politique, linguistique et culturelle-cultuelle d’un peuple migrant n’efface pas la mémoire mythique des anciens occupants ; à la faveur d’une crise de société, cette mémoire peut spontanément resurgir, réinterprétée, sous forme de nouveau mythe opérant. Si Gaïa, malgré son nom grec, réactive aux USA le matriarcat hopi, la Renaissance française en offre un autre exemple. Malgré la romanisation dans l’antiquité, puis la domination franque, le folklore semi-populaire de Gargantua dont Rabelais se fait l’écho, n’a de sens qu’en langue gauloise, comme l’a montré Henri Dontenville[10]. Le passage aux langues romanes avait altéré nombre de traits, transformant en géant débonnaire une figure qui dut être moins bonasse à l’origine, mais derrière la meule qui lui sert de palet ou le clocher avec lequel il a quelques déboires, on reconnaît encore des vocables gaulois désignant la montagne ou la pierre sonore. Gargantua revient dans la littérature, y compris de colportage, au moment où les artisans se groupent en compagnonnages pour se défendre contre la tyrannie des corporations. Or les auteurs antiques reconnaissaient aux Gaulois comme principale vertu d’être les meilleurs artisans de l’Europe « civilisée » et les mythes irlandais montrent l’artisan tenu en aussi grand honneur, sinon plus grand, que le guerrier[11]. Mais Dontenville n’a pas vu que le Gargantua ou Gargan gaulois réinterprétait lui-même un Gargan antérieur à l’arrivée des indoeuropéens, puisque les racines *gar, pierre, et son dérivé *garg, gorge, beaucoup plus archaïques, se retrouvent dans des toponymes au moins ligures, peut-être déjà présents à l’épipaléolithique. L’aire de diffusion de ces racines nous ramène, de toute manière, avant la séparation des langues asianiques, sémites et indoeuropéennes qui s’est opérée à partir d’un groupe présent dans le Taurus vers -7000. Le géant des grottes et défilés rocheux, le Gargan, serait alors contemporain du tout premier artisanat, des charpentiers et des bâtisseurs de pierre sèche, avant même l’agriculture céréalière.
Personne ne peut dire, à l’heure actuelle, à quoi tient cette prégnance de l’archaïque, cette réactualisation sur les mêmes lieux à partir des plus anciennes couches de population. Mais nul n’est besoin de promouvoir la résurgence et de la transformer en idéologie politique pour combattre la désacralisation « moderne », elle remonte d’elle-même et comme de l’intérieur de la phase de « modernité » par le seul jeu de la mythopoièse. Gaïa n’est d’ailleurs que le dernier exemple de telles résurgences, comme en témoigneraient aussi le succès d’Isis et d’Asklepios dans le monde hellénistique, puis romain, ou la montée du culte de Mithra dans les légions romaines du IIe siècle au contact de la Perse — un Mithra fort différent de la figure avestique, héroïsé pour le rapprocher des anciens « dieux de deuxième fonction ».

Réseau de sens et vie quotidienne

Les assiettes de Samarra (-5000), sur lesquelles des danseurs stylisés évoquent une swastika, des bouquetins rappellent le calcul de ce que Pythagore appellera plus tard nombres triangulaires, ont servi à de vrais repas. Pourtant, elles nous renseignent sur le logos et le mythos de cette civilisation du second néolithique. Les dessins géométriques, abstraits aux yeux d’un étranger, qui décorent un plat à couscous des Beni Hawa représentent, selon les informateurs de Jean Servier, les montagnes, les nuages, les offrandes déposées et, au centre, l’âme en forme de papillon cruciforme. L’ethnologue commente : « Dans toutes les civilisations chacun des éléments de la décoration a une double connotation sociale et symbolique. Sociale parce que chaque région a son style, chaque village ses décors particuliers, chaque famille ses éléments propres ; symbolique parce que chacun des éléments utilisé dans la décoration d’une poterie a une signification cosmique[12]. » Le réseau de sens, dans une société traditionnelle, intègre tous les aspects de la vie quotidienne, du décor des assiettes aux motifs des tapis, distribue les tâches et les rôles fonctionnels selon le sexe et l’âge — et, il faut bien l’avouer, un petit quelque chose d’autre qui pourrait s’appeler habileté à devenir riche ou goût pour le pouvoir. Il n’existe pas de société connue où l’on ne rencontrerait ni grand ni petit chef. Lorsque le réseau de sens — les règles coutumières — est très serré, il limite cependant l’appétit de domination.
A rebours, la « modernité » se caractériserait par ce que Guénon nommait « le règne de la quantité », les objets et les tâches n’ont plus qu’un sens pratique, sans beauté ni rappel cosmique, qui nourrit le sentiment de l’absurde. Les exigences de productivité priment sur celles du sens et la standardisation brise les signes sociaux fonctionnels. Enfin, il devient très difficile de brider la loi du plus fort, une force le plus souvent économique. La laideur et l’insignifiance de nos villes tendraient à valider ce portrait négatif. Il convient cependant d’apporter quelques nuances, et du côté de la tradition, et du côté de la modernité.
Tout d’abord, dans les sociétés traditionnelles, si l’intégration de l’objet quotidien au réseau de sens reste l’idéal, dès que l’on sort du monde des chasseurs-cueilleurs et de la petite agriculture de type néolithique, des divergences apparaissent. L’archéologie de l’âge du bronze nous montre, à côté des vaisselles de céramique ornées de rappels mythiques, une poterie grossière et sans ornement particulier dont les éclats accompagnent les « fonds de cabane » de la population pauvre. La Rigsthula scandinave trace avec quelque humour le portrait comparé du throell (l’esclave), dont les enfants se nomment Braillard, Bouseux, Bûche ou Crotté, du karl (paysan libre, classe moyenne) et de ses rejetons Forgeron, Barbe tressée, Voisin, Bon camarade, du jarl (noble) enfin dont seuls les fils se nomment... Fils ou Héritier[13] ! Le réseau de sens des objets se rencontre plus aisément chez ce dernier, tandis que les pauvres n’ont que la nourriture grossière et un banc— ce qui ne les empêche pas d’accueillir le dieu voyageur avec le meilleur de leurs biens, du veau cuit dont on devine, au contexte du poème, qu’il ne fait pas partie de leur ordinaire. Le plat à couscous des Beni Hawa, qui fait de chaque repas vespéral une offrande et un rite sacral, se rencontre chez des paysans déjà relativement aisés.
Ces différences de classe ou de caste, différences qui ouvrent, limitent ou interdisent l’accès à la sacralisation de l’objet quotidien, ne reflètent pas forcément comme le voudraient les traditionalistes idéalistes une qualification spirituelle authentique. On trouve dans le Mahabharata la même critique de la noblesse héréditaire que dans le Canzionere de Dante. Yudhishthira déclare au serpent qui le met à l’épreuve : « Si tu me le demandes, je te dirai que la caste est une histoire si confuse que personne ne peut être sûr de la pureté de sa propre caste. (...) Le tempérament est la seule chose dont on soit certain. Manu lui-même ne dit-il pas quelque part que la personne de caste mixte vaut mieux que celle qui est ‘pure’ si la ‘pure’ n’a pas de tempérament[14] ? » Dante, reprenant l’argumentaire des Goliards se moque, dans Le dolci rime d’amor ch’i’solia, de l’opinion de l’empereur Frédéric II définissant la noblesse par « l’antique possession d’un avoir matériel, avec de grandioses façons de se comporter » et lui oppose la noblesse de l’âme, la vertu, sans considération de naissance ou de richesse[15]. Toutes critiques qui décrivent un monde, à tout prendre, pas si éloigné de la « modernité » !
Paradoxalement, les objets sacralisés se sont maintenus en Occident plus longtemps chez les paysans pauvres (sans être miséreux) et moyennement aisés que dans les classes supérieures, noblesse de cour et bourgeoisie urbaine. Comme ils devaient le plus souvent fabriquer leur mobilier et une partie de leur vaisselle, si ce n’était leur maison, ils savaient encore vers 1850 sculpter la rosace solaire sur les panneaux de leur armoire ou le berceau de leurs enfants. Les villages actuellement coupés des circuits commerciaux dans les montagnes du nord de l’Espagne montrent l’Étoile de Compostelle gravée sur les façades ou sur les sabots tripodes que l’on porte encore pour aller aux champs.
Mais la désacralisation de l’Occident moderne n’est sans doute pas si totale que l’on voudrait le déplorer et nous en prendrons un exemple au coeur même de la technologie de pointe, de celle qui semble n’admettre que le logos sous sa forme la plus sèche, à savoir l’informatique. Lorsque les informaticiens écrivent leur propre histoire, tous sans exception pointent comme « précurseurs » — autant dire comme Grands Ancêtres — Jacquard et son métier à tisser, ainsi que les orgues de Barbarie des chanteurs de rue, avec leurs cartes perforées. C’est à dire l’un des artisanats parmi les plus archaïques, le tissage, et l’univers de la fête. Ce double ancrage mythique — car enfin, ils auraient aussi bien pu se rattacher au baille-blé du XVIIIe siècle, l’une des premières machines à régulation, s’il ne s’agissait que de logos — se retrouve dans la conception même de la première machine de Türing dans les années 40.
Tissage et tressage, attestés dès l’épipaléolithique, sont parmi les artisanats qui, tout au long de l’histoire, ont porté préférentiellement le réseau de sens. C’est aussi sans doute dans le tissage et la vannerie que se décèle, aux époques les plus archaïques, l’interaction du mythos et du logos. Tisser ouvre sur le nombre : il faut compter les fils, alterner les passages sur et sous la trame. Mais c’est aussi par le tissage que se transmettent d’abord les symboles graphiques. Historiquement, la céramique ne vient qu’après. Le plat à coucous étudié par Jean Servier, si on observe attentivement le dessin, reproduit sur céramique un motif qui n’a pu naître qu’avec le tissage, la vannerie ou leur cousin le macramé.
Plat Beni Hawa, dessin de Jean Servier[16]
De ces symboles cosmiques inscrits sur les premiers tissages naît l’idée, explicite chez Platon, du tissu du monde. Elle apparaît d’abord dans le mythe gréco-scandinave des Parques, Moires ou Nornes, dont l’une file le destin des êtres, la seconde le tisse, la troisième le coupe et l’arrête. Avec sa reprise chez les philosophes revient aussi le nombre : le tissu du monde se calcule autant qu’il se contemple et le nombre fait sens au même titre que le graphisme. Mais il nous faut introduire ici une importante précision. Lorsque nous parlons de la symbolique du nombre dans les civilisations traditionnelles, il ne s’agit pas de la numérologie chère aux voyantes des faubourgs, ni de la reprise édulcorée de spéculations pythagoriciennes chez certains ésotéristes de notre temps qui l’ont appris par coeur dans les ouvrages de Papus et ne vont pas au delà des opérations de l’école primaire. Le calcul « symbolique » de l’antiquité est un calcul savant ; il sert à la mesure que nous appellerions scientifique, surtout à la prévision des cycles astronomiques, mais aussi à l’architecte, au luthier, etc. S’il devient symbole, c’est parce qu’il rappelle allusivement la course des planètes et les rapports musicaux, les proportions humaines et cosmiques des bâtisseurs, les angles qui permettent localement l’observation des étoiles, et même les poids nécessaires aux peintres, aux verriers, aux teinturiers et aux bronziers. Le nombre exprime les qualités des êtres, non en vertu de quelque décret abstrait ou arbitraire de la divinité devant quoi il conviendrait de béer d’admiration, mais parce que l’observation et l’étude le découvrent dans leur nature profonde. Notre propre calcul scientifique, même s’il utilise des opérations mathématiques plus complexes, n’en diffère pas fondamentalement et, par le tenseur d’Einstein comme par le rapport p entre le rayon et la surface du sphairos de Parménide, il s’agit toujours d’exprimer l’essence du substrat de l’univers. Ce qui change, c’est que notre culture ne reprend plus les nombres signifiants pour accorder de manière allusive les oeuvres humaines, les maisons et les pots, à la connaissance du cosmos.
Revenons au tissu du monde. La métaphore unissant tissage, espace-temps et destin est si profondément ancrée dans l’inconscient collectif qu’elle est passée dans le langage courant mais le rapport du tissu et du nombre n’est en général plus perçu de manière immédiate comme il l’était lorsque chaque foyer possédait son métier à tisser, même rudimentaire. Or lorsque Jacquard puis les industriels du XIXe siècle ont voulu améliorer ce dernier, il leur a fallu revenir au nombre, et de la même manière que les artisans du néolithique, en comptant les fils pour réaliser toile simple, serge, chevrons ou motifs colorés. Certes, ils ne les comptaient plus du bout des doigts, ils les « programmaient » par les différents peignes séparant les nappes et les changements de navettes.
Un autre aspect technique-symbolique du métier à tisser réside dans les tambours autour desquels s’enroulent d’un côté la trame vierge, de l’autre le tissu réalisé. Ce mouvement d’enroulement-déroulement renvoie, lui aussi, de manière allusive au temps cyclique, aux mouvements du corps humain (où nous retrouvons la danse et la fête), à la croissance des plantes et des coquillages. C’est ce même mouvement que l’on retrouve dans les bobines du cinématographe dès son invention, et la pellicule sur laquelle se donne à voir le destin des héros de l’histoire racontée en image s’apparente alors au tissu sur le métier. Les Parques sont sous-entendues dans le geste du projectionniste qui installe les bobines, veille à leur bon déroulement et arrête finalement sa machine. L’assimilation a d’autant plus marqué l’inconscient collectif que les premiers écrans étaient des toiles blanches tendues — le langage populaire parle encore de « se faire une toile » pour assister à une projection. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, dès les débuts du cinéma, dès Méliès en fait, tant de scénarios réinterprètent les grands mythes.
Lorsque, durant la seconde guerre mondiale, Türing réalise le tout premier ordinateur pour les besoins des services de renseignement anglais[17], il conçoit la programmation sur le modèle du déroulement et du réenroulement progressifs de la pellicule cinématographique et, par ailleurs, l’utilisation du calcul binaire renoue avec les arts « divinatoires » du nombre, géomancie arabe ou I Jing chinois. C’était déjà le cas dans les usines textiles du XIXe siècle. Cette première machine possède un statut très ambigu. Türing l’avait fabriquée afin de craquer les systèmes de codage de l’Axe sans avoir besoin de se procurer obligatoirement toutes les grilles. On lui fournissait en entrée des messages incompréhensibles et l’on retrouvait à la sortie des textes possédant du sens. Là encore, le rappel mythique est patent ; la machine, baptisée ULTRA, et ses servants jouent le rôle des prêtres d’Apollon interprétant les sentences énigmatiques de la Pythie de Delphes. Donc, à l’origine même de l’informatique, on trouve le rappel du tissage-destinée, du nombre binaire révélateur des mouvements cachés de l’univers et, in fine, de l’oracle.
Ces trois racines mythiques ne cesseront pas d’intervenir dans son développement ultérieur. L’utilisation des cartes perforées pour la programmation et les résultats, cartes en fait attachées les unes aux autres et empilées en accordéon, puis, avec l’invention de l’imprimante, les longues bandes de papier listing renvoient encore au tissu et à l’activité oraculaire. La science-fiction ne s’y est pas trompée, inventant des machines oracles dont les décisions seraient aussi contraignantes que les avertissements des anciens augures, avec tous les risques associés au pouvoir des messages divins et de leurs interprètes[18]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des logiciels de base de données, utilisé dans les grosses machines et les réseaux internationaux, porte comme nom-code l’acronyme ORA:CLE. Lorsque l’écran permet les premières réalisations graphiques, il s’agit d’images fractales basées sur des figures géométriques simples, exactement les mêmes que celles des tisserands puis des potiers archaïques, celles que l’on retrouve dans les fouilles archéologiques sur des sites néolithiques. Enfin, l’organisation professionnelle des premiers informaticiens s’est structurée, et ce n’est sans doute pas non plus un hasard, sur le modèle des sociétés de métier médiévales, en particulier celles des drapiers.
Ces rappels mythiques restent la plupart du temps inconscients, sauf, semble-t-il, chez les grands concepteurs de langages et d’outils de programmation : le « modèle à sept couches » qu’ils ont fini par imposer comme norme internationale[19] suit de beaucoup trop près et avec une trop grande exactitude de détail la symbolique, fixée depuis les Chaldéens, des sept planètes de l’astronomie-astrologie antique pour que ce soit une coïncidence.
Application
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Application
Présentation
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Présentation
Session
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Session
Transport
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Transport
Réseau
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Réseau
Liaison
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Liaison
Physique
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Physique
Support physique d’interconnexion

Le modèle est babylonien. Le support, qui peut être n’importe quoi, n’intervient pas dans ce système. C’est fondamentalement l’indifférencié à partir duquel le cosmos se structure, en d’autres termes, le proto-monde de Tiamat. Les sept couches se développent ensuite dans l’ordre traditionnel chaldéen des planètes. La Lune ou plutôt le veilleur lunaire, Sin, correspond au plan physique dont il surveille le bon ordonnancement. La couche de liaison reflète l’action de Mars, ou du héros défenseur qui traque les monstres — pardon, les bugs. La couche réseau qui gère l’envoi des paquets de données, qui joue en informatique le même rôle que la Poste dans la société globale, relève évidemment de Mercure, patron de tous les échanges. La couche transport, malgré son nom banal, représente la fonction régalienne, la régulation : c’est Marduk-Jupiter, le roi législateur. La couche session, ouverture et fermeture du travail, joue le jeu d’Ishtar, la Dame étoile Vénus, qui ouvre le matin et ferme le soir. La couche présentation ressort de Saturne Ea, le sage conseiller qui traduit les volontés des dieux chez les hommes et les besoins des hommes dans l’assemblée des dieux puisqu’elle harmonise les syntaxes. Enfin, la couche application, sémantique, est celle qui manifeste et dirige l’ensemble sous l’égide de Shamash, le Soleil.
Ce n’est sans doute pas non plus par hasard que les langages évolués retrouvent dans leur syntaxe le cas régime des langues médiévales, que la programmation récursive applique les règles d’analogie antiques du macrocosme et du microcosme (ou le problème hérakléen de l’Hydre de Lerne), ni que la programmation objet s’inspire des travaux de l’alchimiste médiéval Raymond Lulle.
Pour le simple utilisateur, c’est l’autre héritage mythique de l’informatique qui va reprendre vie, celui de l’orgue de Barbarie et, par delà ce crin-crin populaire, toute la tradition festive. Cette tendance ludique fut en partie voulue. Ce n’est pas non plus par hasard qu’on a élaboré, avec la micro-informatique, le concept de logiciel convivial, avec toutes les résonances du banquet fraternel dont on sait l’importance depuis sans doute le paléolithique. Mais il y a plus encore, et qui explose avec l’Internet, le caractère profondément hermésien de l’outil informatique, outil d’information et de communication. Tout ce qui était en Grèce antique sous le patronage d’Hermès s’y retrouve, depuis la parole jusqu’à la musique, les échanges intellectuels, ludiques, marchands, et même ceux des voleurs au travers de l’art subtil du piratage et du craquage des codes de protection. Enfin, pour revenir aux concepteurs de l’outil, la distinction entre le soft, information pure, et le hard, la machine matérielle, chacun ayant sa propre structuration et même, pour le soft, plusieurs niveaux de structuration, rejoint la cosmogonie et l’anthropologie de l’antiquité. Nous ne sommes pas loin de la doctrine des Émanations.
Il était nécessaire de développer cet exemple. Comme le dit avec humour Bruno Latour, « nous n’avons jamais été modernes » ou, plus exactement, la modernité brandie depuis les Lumières comme le drapeau de la raison triomphante ou, pour ses adversaires, honnie comme l’abomination des abominations, n’est qu’un cache-pot sous lequel se retrouvent toutes les potentialités de l’homme traditionnel, actives et sans cesse resurgies parce que ce sont celles de l’homme tout court. Réduisons un peu la morgue des hommes de finance, retirons les revues de vulgarisation scientifique aux rationalistes les plus agressifs ou les plus frileux, acceptons de voir ce que nous faisons inconsciemment tous les jours et le réseau de sens se reformera de lui-même, avec les mêmes connexions entre mythos et logos, les mêmes connivences entre sciences et arts de sacralisation — lesquels cesseraient alors d’être des archaïsmes figés pour retrouver de la sève. Les formes sans doute changeraient, comme elles l’ont toujours fait. Le réseau de sens de l’Égypte ancienne s’exprimait en des objets typés, celui de la Chine a son style inimitable, et les cathédrales gothiques ne ressemblent pas aux temples grecs.

Opérativité des arts de sacralisation.

Ici le choeur des vierges du positivisme, face voilée, entonne une lamentation funèbre : que nous retrouvions du mythe jusque dans les circuits logiques de l’ordinateur, passe encore ; mais que nous puissions envisager, ne serait-ce qu’envisager que soient opératifs les arts de sacralisation et voilà reconvoqué le vieux fatras des superstitions, la boule de cristal de madame Irma et les chats noirs sur le seuil des sorcières, la pincée de sel qui conjure la salière renversée, les effets sans cause, les fantômes gémissants des vieux châteaux d’Écosse et les lavandières de nuit, les âmes des morts reviendront animer les feux follets et les incubes tourmenter sexuellement les dormeurs sans même une ordonnance du bon docteur Freud. Révérence gardée envers tout ce folklore, nous n’envisageons pas la question en ces termes. Il s’agit surtout de se demander quel impact possède un réseau de signifiance lorsqu’il est pleinement actif.
Si l’on envisage les arts de sacralisation d’une manière abstraite, toutefois, la question devient inextricable. Lorsque un « homme de savoir » des sociétés andines part dans la montagne à la recherche de sa pierre sacrée, et la trouve, que se passe-t-il en lui ? Pour l’observateur extérieur ou pour le géologue, rien ne distingue cette pierre des autres cailloux de la montagne. A cette limite de dépouillement dans la sacralisation, nous sommes devant le mystère d’un rapport amoureux, mais tout participe à la quête : les accidents du paysage, l’oiseau qui passe, le vent qui se lève, la couleur de l’aube, le rêve de la nuit, le rythme de la marche. Tout l’univers précipite dans le vécu de la rencontre. Quelque chose de ce rapport amoureux se retrouve au coeur de toute sacralisation, qu’il s’agisse du choix d’un lieu pour bâtir un temple, du soin apporté par l’artisan à orner son travail de décors qui font sens, de la reconnaissance de constellations dans le fouillis étoilé du ciel nocturne.
Un exemple tiré de l’hagiographie mérovingienne illustrera la permanence de ce rapport intime et comment il s’insère dans un tissu de renvois signifiants. Leutfred, qui cherche depuis quelque temps où implanter un nouveau monastère, revient d’une visite à l’évêque Ansbert de Rouen. Sur le chemin du retour, il reconnaît un carrefour célèbre, exactement orienté nord-sud/est-ouest, qui dessine sur le sol une croix parfaite. Ici même, se souvient-il, quelques années plus tôt, les mules attelées à la litière de saint Ouen avaient brusquement renâclé et, comme en réponse à la croix des chemins, le saint avait pu voir une croix de lumière qui joignait ciel et terre. Il dressa hâtivement une troisième croix, celle-ci commémorative, à l’aide de deux aiguillons empruntés à un paysan, auxquels il suspendit des reliques. Il prédit en outre que ce lieu serait un jour consacré à la Sainte Croix. Une colonne ou nuée de lumière se stabilisa sur les reliques et le carrefour devint un lieu fort fréquenté de pèlerinage et de guérison. Leutfred, s’étant remémoré les événements, réalise la prophétie en décidant d’édifier là son monastère[20]. La croix de lumière ressemble à un phénomène de parhélie et sans doute saint Ouen aurait-il admis qu’il s’agissait là d’un de ces météores répertoriés dans les oeuvres de Pline. Mais ce qui donne à cet instant du voyage son intensité, c’est la coïncidence entre croix parfaite des routes et croix céleste avec la rétivité subite des mules. La colonne de lumière évoque l’Exode : « La nuée du Seigneur était de jour sur le tabernacle ; et de nuit, il y avait un feu aux yeux de toute la maison d’Israël, à chacune de leurs étapes. »[21] La panne de mules rappelle l’ânesse de Balaam qui s’arrête devant l’Ange que son maître n’a pas vu[22]. Quelles que soient les causes physiques de ces coïncidences, elles s’intègrent dans le réseau de renvois liturgiques dont saint Ouen, évêque, est nourri ; pour répondre aux arguments positivistes, cela n’a pas de sens, cela fait sens — pour un homme précis, à un instant précis de sa vie. Causalité et étincelle amoureuse n’ont jamais été sur le même registre, pas plus à l’époque de Dagobert qu’à la nôtre.
Le processus de sacralisation s’enclenche ensuite, par une suite d’actes, de consentements au sens et de nouveaux actes. Ouen matérialise la consécration à la Croix par celle qu’il bricole avec deux aiguillons. Les gens viennent ensuite en pèlerinage parce que ce sens a retenti en eux et qu’ils vont inscrire le lieu dans leur réseau propre d’attentes et de vénération. Enfin, Leutfred vit à son tour l’étincelle amoureuse qui lui fait choisir ce carrefour pour l’implantation du monastère qu’il aurait de toute manière bâti quelque part. Tout repose sur l’acquiescement actif des acteurs, en une chaîne qui commence par une parhélie et finalement transforme une croisée des chemins en abbaye, avec toutes les conséquences sociales, économiques, religieuses que cela implique à l’époque. Un tel processus n’était pas joué d’avance. On connaît aussi des débuts de sacralisation avortés, comme en témoigne Grégoire de Tours à propos de saint Martin. Les paysans d’un hameau proche de Tours avaient retrouvé dans la nature un ancien tombeau et décidé qu’il s’agissait d’un saint oublié ; le pèlerinage s’organisait et devenait déjà florissant lorsque Martin, n’ayant pas vécu devant ce cénotaphe de déclic amoureux, décide d’une enquête méfiante ; il identifie alors la tombe comme étant celle d’un brigand et toute l’affaire retombe. Ce contre-exemple suffit sans doute à laver les hommes de l’antiquité tardive de la suspicion de crédulité généralisée, mais surtout il éclaire la nécessité de l’acquiescement actif, à la fois personnel et collectif, dans tout processus de sacralisation. L’opérativité que l’on peut reconnaître à ce processus ne brise pas les « lois de la nature » : il faut toujours que les moines retroussent leurs manches de bure et manient la truelle pour construire leur abbaye et les paysans qui saluent la croix d’aiguillons y viennent à pied comme chacun. C’est le regard porté sur une croisée de routes qui a changé, la faisant passer du banal au sacré, d’un lieu faible que l’on se contente de traverser à un lieu fort où l’on s’arrête pour vivre un autre rapport conscientiel au monde.
Nous avons volontairement, au travers de nos exemples, saisi le processus de sacralisation à l’état natif, lorsqu’il est réduit à ses manifestations les plus élémentaires. Le débat en est forcément clarifié. L’acquiescement actif, si aisé à mettre alors en évidence, reste nécessaire même lorsque le lieu ou l’objet sacralisé, après cette première reconnaissance, va s’inscrire dans le réseau global de signifiance ou que ce dernier se transforme. Quand la christianisation puis l’islamisation de l’Égypte dans les premiers siècles de notre ère vident de sens les pyramides des premiers pharaons, elles sont transformées en carrières et leur revêtement remployé pour construire les maisons des alentours ; leur resacralisation intervient dans le contexte de la campagne napoléonienne et de la mode « égyptomane » qui s’ensuit dans les loges maçonniques au début du XIXe siècle. Une nouvelle mythopoièse s’en empare et reconstruit un réseau de sens autour d’elles, sans doute fort différent de celui de leurs bâtisseurs. De même les temples d’Angkor sont revenus à la jungle durant des siècles. On trouverait encore un exemple frappant de la nécessité d’acquiescement actif dans la polémique actuelle autour du Mandarom. Le processus originel est identique à celui de la fondation de l’abbaye de Leutfred : un homme, le guru du groupe, choisit les collines provençales et acquiert les terrains nécessaires à l’édification de son temple « cosmoplanétaire » ; mais contrairement à ce qui se passe avec les aiguillons de saint Ouen, la population locale ne rentre pas dans le rapport de sens. Le Mandarom demeure un greffon contre lequel se mobilisent les réactions de rejet. Cela non plus n’était pas joué d’avance. L’implantation d’un monastère tibétain à Toulon-sur-Arroux, dans un bocage bourguignon dont les habitants ne connaissaient rien au bouddhisme et restent, en général, très attachés à leurs particularismes, représentait aussi un greffon étranger. Mais l’ironie gouailleuse des débuts à l’encontre de « ces carnavals » (nous avons entendu cent fois l’expression quand nous résidions en Bourgogne à l’époque) ne s’est pas transformée en rejet ; progressivement, l’habitude venant, on a considéré qu’ils faisaient partie du paysage — même si, comme au Mandarom, les fidèles qui viennent y vivre une retraite arrivent tous de l’extérieur. Rejet d’un côté, tolérance moqueuse de l’autre, dans les deux cas, le temple ne s’intègre pas au réseau de socialisation local et cela bien avant que le bouddhisme devienne à la mode ou que le Mandarom se voie diabolisé par les média. Or cela ne tient pas aux pratiques « bénéfiques » de l’un et « maléfiques » de l’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’un terrain assez vaste acquis par des inconnus pour un culte exotique et qui s’accompagne de constructions qui rompent avec le style du pays. Le gigantisme des statues du Mandarom a sans doute joué, attirant le regard, mais il ne suffit pas à tout expliquer. Il y a bien d’autres laideurs imposées qui irritent les populations locales sans que soit réclamée leur destruction — les Lyonnais n’ont pas apprécié la nouvelle architecture de la gare de Perrache qui porte le surnom local de « mur de la honte », mais personne n’a saisi les tribunaux contre le mauvais goût de la SNCF. Que, par ailleurs, le guru du Mandarom ait cherché à séduire les fruits verts à l’intérieur de son groupe est une toute autre question : les villages d’alentour n’en savaient rien lorsque la réaction de rejet a débuté, les faits n’ayant été dévoilés qu’à la fin des années 90[23]. A moins de penser que ce genre de choses se perçoit sans le truchement des sens ou du discours, mais nous approchons des terrains glissants.
L’acquiescement actif ne constitue cependant que la première étape du processus de sacralisation. La seconde, si nous reprenons l’exemple de Leutfred, sera l’aménagement du lieu sacralisé, ici la construction de l’abbaye, où nous allons retrouver les commentaires malicieux de l’informateur de Jean Servier quant aux maisons du Zakkar. Comment maintenir et susciter la tension intérieure chez ceux qui viendront y vivre ou chercher un temps fort ? Parfois cet aménagement se réduit à peu de choses, creuser le sol où jaillit une source et, par un agencement de pierres, créer un bassin où l’on viendra puiser, comme à la célèbre fontaine de Barenton, ou entasser quelques cailloux comme les cairns votifs au bord des routes himalayennes. Le plus souvent, il s’agit d’édifier une architecture qui abritera le rite, et nous pourrions parler d’une phase de structuration, dans laquelle intervient un savoir-faire — sans parler de tous les savoirs nécessaires. L’étude comparative des architectures sacrées, qu’il s’agisse de troncs sculptés fichés en terre dans les îles polynésiennes, d’un stupa bouddhiste ou d’une cathédrale gothique, montre par delà une foisonnante diversité de styles des constantes d’intention. Un lieu (ou un objet) sacré n’est jamais conçu comme isolé. Comme, nous l’avons vu, tout l’univers participe à la rencontre du chaman andin et de sa pierre, de même l’architecte d’un temple, fût-ce le plus fruste, va créer des liens perceptibles entre son oeuvre et le cosmos. Il tiendra compte aussi des autres lieux sacralisés existants, pour s’y relier. Dans les civilisations géographiquement étendues, il peut même y avoir un plan directeur préalable pour l’ensemble des temples, chacun devenant un élément d’une sorte de temple invisible englobant. Que la décision vienne d’un roi ou résulte d’un consensus entre cités importe moins que la volonté de relier les êtres et les choses, de convoquer l’étoile, l’arbre et le rocher et de les intégrer au rite.
Comme nous l’avons vu avec les boules Terre du rêve planétaire, l’expérience vécue prime, en l’homme, sur le savoir abstrait du logos. Le cosmologiste moderne qui dégage de ses observations le « principe de banalité » et affirme que les constituants du corps humain se sont formés dans les étoiles, que nous sommes donc les rejetons de l’univers au travers de la Terre, ne dit pas autre chose que le bâtisseur de ziggurat. Mais ce dernier le donne à percevoir, à ressentir immédiatement en orientant la rampe par rapport à la course apparente du Soleil et des autres astres, en organisant à des dates choisies les rites processionnels et la hiérogamie de la Terre présentifiée par la prêtresse avec le Ciel sur lequel s’ouvre un fenestron dont les angles ont été savamment calculés en fonction d’un rayon stellaire attendu. Si une société scientifique et technicisée comme la nôtre se rouvrait aux arts de sacralisation, elle pourrait de la même manière et avec ses propres matériaux bien choisis donner à vivre l’apex ou le centre galactique inconnus des Chaldéens. Quelques artistes ont eu, déjà, de ces intuitions.
Ces tentatives modernes, il faut l’avouer, sont le plus souvent des ratages, à quelques exceptions près comme la chapelle de Ronchamp du Corbusier et l’église du plateau d’Assy de Novarina. Mais on pourrait aussi remarquer que la plupart des églises du XVIIIe siècle sont moins sacrales, à tout prendre, que certaines granges paysannes de la même époque, sauf Saint-Sulpice à Paris où l’acquiescement intime s’opère. Ce n’est pas une question de « matériaux nobles » — le XVIIIe bâtissait en pierre des coques vides et Le Corbusier a utilisé le béton pour Ronchamp. Il ne s’agit pas non plus de copier servilement des règles (proportions, tracé directeur, etc.) codifiées par les ancêtres. Le modulor du Corbusier n’a que de lointains rapports avec le rectangle d’or des bâtisseurs médiévaux ; le Christ en croix de Giacometti, à Assy, ne respecte aucune des traditions iconographiques romanes ou byzantines ; la pénombre grise de Saint-Sulpice n’est pas celle de Notre-Dame, plus obscure mais transpercée des nappes de couleur issues des rosaces. Les copies « néogothiques » du XIXe siècle représentent même les ratages les plus criants de toute l’histoire de l’architecture, bien que Viollet-le-Duc ait dégagé pratiquement toutes les « recettes » du moyen-âge classique.
Iegor Reznikoff a peut-être restitué l’une des clefs des arts de sacralisation en étudiant certaines grottes magdaléniennes. Il s’est aperçu que, malgré l’apparent désordre des figures, ces dernières n’étaient pas gravées ou peintes n’importe où sur le roc mais en des points de résonance sonore[24]. Un point commun de tous les ratages, lorsqu’il s’agit d’architectures couvertes, de bâtiments dans lesquels on pénètre pour une célébration, serait leur manque de qualités acoustiques. L’église romane, le temple grec, la ziggurat — et Ronchamp — sont des instruments de musique, où l’art de l’architecte s’apparente à celui du luthier. L’acquiescement intime du visiteur, l’intensité de l’expérience d’inclusion dans le cosmos passent, semble-t-il, par le truchement de tous les sens, par l’ouïe, l’odorat et le toucher autant que par la vue. Les arts de sacralisation des lieux sont de musique autant que de lumière. Que l’un manque à la polyphonie, et c’est le bide assuré.
Cette remarque permet peut-être de comprendre le rejet du Mandarom par les indigènes bien avant le scandale des moeurs de son guru, et la tolérance des Bourguignons envers le temple tibétain de Toulon-sur-Arroux. Les statues géantes du premier ne jouent que sur la vue, littéralement dans le tape-à-l’oeil. Les sons des rituels ne portent pas aussi loin et la disproportion qui s’instaure dérange. A Toulon, il arrive d’entendre le greffon tibétain avant même de le voir : le son grave des trompes, qui rappelle un peu celui des plus grands tuyaux d’orgue, porte plus loin que les limites du domaine. Le lien avec les rites chrétiens locaux est ténu, mais il existe et, de plus, l’inconscient collectif peut rapprocher cette vibration grave du plus ancien instrument de musique connu et sacral dès l’origine, le rhombe. Faut-il alors aller plus loin que la multisensorialité et penser que l’effet sonore, dans une sacralisation, prime sur tous les autres ? Nombre de mythes de création parlent d’un son primordial à l’origine de l’univers. Les récitations rituelles que Mircea Eliade décrit comme retours à l’origine sont le plus souvent psalmodiées et, à ce propos, nous devons faire une remarque technique. Le premier instrument de musique, c’est la voix humaine ou animale, c’est à dire le souffle sonorisé. Aimé Michel, méditant sur l’évolution de l’oreille humaine, note qu’elle apparaît chez les hominiens, avec son exceptionnelle qualité acoustique, avant que le larynx ne permette le langage articulé et s’interroge sur la possibilité que l’ancêtre des hominidés ait été un singe chantant. Or dans la nature, seule l’oreille pouvait habituer le néo-cortex à saisir des rapports exacts : la musique est mathématique par essence, avant la géométrie, art visuel qui exige un entraînement à l’abstraction par rapport à ce qu’offrent en ce domaine les plantes, les pierres ou les nuages. Toute notre logique s’origine dans le colimaçon de l’oreille interne, dans le jeu des octaves et des harmoniques, des notes longues et des notes brèves[25]. Mais la psalmodie qui accompagne toute mythopoièse exige non seulement d’entendre mais de tenir une note « à la corde », de rester au plus près d’un son exact et donc de maîtriser parfaitement la colonne d’air et la tension des cordes vocales, tout en variant le rythme. Les légères ruptures de l’intonation, des pauses et des finales renforcent alors l’effet rythmique. Tous les chanteurs savent que c’est l’exercice le plus difficile, qui exige une attention soutenue, une conscience aiguë du corps qui engage pratiquement tout le système musculaire. Ceux qui écoutent, inconsciemment, en viennent à respirer au même rythme que l’exécutant et même les battements cardiaques se « calent » harmoniquement sur le rythme fondamental du récitatif. Il n’est pas impossible que ce soit un facteur essentiel de cohésion du groupe social — phénomène que l’on retrouverait à notre époque dans les slogans, eux aussi psalmodiés, des manifestations politiques. Les bidons frappés de la CGT renouent avec les claquements de mains ou les pierres sonores des rites les plus archaïques[26].
Dans une architecture sacrée réussie, les proportions géométriques perçues de manière visuelle sont les proportions musicales de la gamme « des physiciens » ou de celle de Zarlin qui en est très proche, c’est à dire les rapports des résonances naturelles, comme l’a montré Louis Charpentier pour la cathédrale de Chartres[27]. Les tracés polygonaux que l’on peut aussi superposer au plan comme à l’élévation des monuments en dérivent. Art de luthiers, déjà perceptible dans les navetas ou les bories néolithiques. Le cerveau habitué par l’oreille les perçoit comme rythmes. Lorsque, de plus, des orientations bien choisies rappellent les cycles circadiens, lunaires, annuels, etc. dont nous commençons de comprendre l’impact physiologique sur le vivant, l’expérience « homme dans le cosmos » ou, en raccourci, « homme cosmos » peut s’opérer, avec toutes les donations de sens qui en dérivent. Et comme tout le cerveau est concerné, du système limbique abritant les horloges biologiques fondamentales au néocortex capable de percevoir l’exactitude des rapports musicaux, l’expérience ouvre aisément sur les états de conscience modifiés, voire sur les états d’éveil.
Vers la fin des années 60, Jean Nocher, qui animait alors une émission de vulgarisation scientifique enthousiaste sur les antennes de la radio française, eut l’idée de faire entendre à ses auditeurs une bande sonore enregistrée au radiotélescope de Nançay. La « musique des sphères » pythagoricienne devenait audible. On entendait le bruit de fond de l’univers comme un ressac très grave ponctué de stridences, de claquements, de modulations stochastiques. Chose étonnante, ce bruit de fond ressemblait au mugissement d’un rhombe ou à ces sons vibrants à peine modulés qui forment le AUM hindou ou le bourdon soutenant les chants rituels de nombre de cultures. C’est à dire que tout l’univers sonore du sacré le plus archaïque, censé présentifier le « son primordial » de l’origine intemporelle, sortait d’une machine parmi les plus élaborées de la science de pointe. La rencontre semblerait fortuite à un positiviste et nous ne trancherons pas la question, tant il est évident que le chasseur-cueilleur du paléolithique profond ne possédait pas de radiotélescope. Mais elle fait sens, d’autant plus que cet enregistrement a intrinsèquement du sens — le même sens. Nous sommes au seuil ici de resacralisations ou de réenchantements du monde qui n’exigeraient pas d’abandonner un iota des acquis scientifiques et techniques de notre logos, mais simplement de les accueillir avec l’acquiescement amoureux du chaman rencontrant sa pierre. Ce qui nous inspire une autre question impertinente : est-on meilleur scientifique lorsque l’on s’ennuie, que l’on ennuie les autres et que l’on en tire une satisfaction morale ? Un Hubert Reeves qui s’émerveille des ressources de l’univers ferait-il du moins bon travail en astrophysique qu’un Paul Couderc, par ailleurs chien de chasse morose traquant sans relâche les écarts « superstitieux » à la raison raisonnante et se délectant de piétiner tout élan amoureux envers le cosmos ? Même Fontenelle ne l’aurait pas suivi sur ce terrain.
Ainsi avons nous pu explorer les arts de sacralisation et leur opérativité sans boule de cristal ni chat noir, sans fantômes écossais et, surtout, sans convoquer d’effets sans cause.
[1]René Guénon, La Crise du monde moderne, Gallimard, Paris, 1946 ; réédition Idées NRF 1969, p.80.
[2]Jean Richer, Géographie sacrée du monde grec, Paris, 1967.
[3]Jean Servier, L’homme et l’invisible, Laffont, Paris, 1964, pp.256-257.
[4]Arnold Lebeuf, « L’observatoire astronomique de la cathédrale Saint-Lizier de Couserans », Astronomie et sciences humaines n°3, Observatoire astronomique de Strasbourg, 1989, pp. 41-77.
[5]Ce terme suppose une époque antérieure où la pensée mythique génère une croyance forte, au premier degré. La question est immense, car elle suppose résolue l’interconnexion entre vécus mythiques, récits mythiques, rêve nocturne et vision du monde.
[6]Par exemple Rig Veda 7.32, 8.54 ou 10.48. In Le Veda, trad. Jean Varenne, Denoël, Paris, 1967 (Les deux océans, 1984).
[7]L’étoile et le fouet, de Frank Herbert, Le gambit des étoiles de Gérard Klein, la trilogie des Forces d’Anne Mc Caffrey.
[8]La série de Tenebrosa de Marion Zimmer Bradley.
[9]Voir par exemple le dossier crops in OVNI Présence n° 46, août 1991 et Gilles Durand, « Crop circles : énigme circulaire » in Thierry Pinvidic et al., OVNI, vers une anthropologie d’un mythe contemporain, Heimdal, 1993, pp. 261-277.
[10]Henri Dontenville et al., La France mythologique, veyrier-Tchou, Paris, 1966, pp. 279-374.
[11]Dans la version ancienne du Cath Maighe Tuireadh, Lug — chef des Thuata dé Danann — est surnommé Samildanach, ce qui peut se traduire par polytechnicien. Ce n’est que tardivement qu’il acquiert des caractères guerriers. Il faut ajouter le rôle essentiel du forgeron des Thuata Dé, Goibniu, dispensateur de l’immortalité et de l’éternelle jeunesse.
[12]Jean Servier, op. cit., pp.173-174.
[13]Régis Boyer, L’Edda poétique, Fayard, Paris, 1992, pp.142 et sq.
[14]Le Mahabharata de Vyasa, adaptation P. Lal, Hélios, Paris, 1985, p. 101.
[15]Dante, Canzionere, chant LXXXII, repris dans Banquet, livre IV.
[16]Jean Servier, op. cit., p.174. La loi sur la propriété littéraire autorise les courtes citations à titre d’exemple, elle n’interdit pas que ce soient des citations graphiques.
[17]Jacques Vallée, OVNI, la grande manipulation, trad. A. et T. Schmidt, Le Rocher, Monaco, 1983, p.243.
[18]Voir par exemple Colossus ou Les lendemains de la machine.
[19]G. Pujolle et E. Horlait, Architecture des réseaux informatiques, tome 1 Les outils de communication, Eyrolles, Paris, 1990, pp.29-39.
[20]Vita Leutfredi, 10.
[21]Exode 40,38. Voir aussi Nombres 9, 15-23.
[22]Nombres 22, 22-35.
[23]Condamnera-t-on l’université si tel patron de thèse fait un chantage sexuel à l’une de ses doctorantes, comme cela s’est vu ? Ce genre de pratiques ne rendra sympathique ni le guru ni le professeur abusif et relève sans doute dans les deux cas de l’abus de pouvoir — ou de la « manipulation mentale » pour le dire dans le nouveau jargon juridique. Tant mieux si cet abus est sanctionné. Mais ne mélangeons pas les registres. La sacralisation est un processus à part entière ; un homme peut à la fois avoir le sens du sacré et les organes qui le démangent, ou le sens du sacré et une chasteté d’eunuque. Cela prouverait simplement que le rapport « amoureux » de sacralisation transcende le fonctionnement hormonal.
[24]Iegor Reznikoff, « Sur la dimension sonore des grottes à peintures du paléolithique », note présentée par Théodore Monod, Compte-rendus de l’Académie des Sciences de Paris, t. 304, série II, n°3, 1987, pp. 153-156 et 307-310.
[25]Aimé Michel, « Prélude à l’homme », in Pensées hors du rond, La liberté de l’esprit n°12, juin 1986, pp.29-42.
[26]Avons nous vraiment jamais été modernes ?
[27]Louis Charpentier, Les mystères de la cathédrale de Chartres, Laffont, Paris, 1966, pp.168-175. Charpentier est un auteur paradoxal, capable d’intuitions percutantes de justesse qu’il « fonde » en les délayant dans une mayonnaise de délires. De ce fait, on ne peut ni le prendre au sérieux, ni l’ignorer.