Monday, May 15, 2006

De labyrinthe, de pierres et de mailloche (2)

Labyrinthe et pèlerinage, ai-je dit, ressortent de la résistance à l’ecclésiologie pyramidale, hiérarchisée et non plus collégiale explicitée par Hildebrand (Grégoire VII) puis développée jusqu’au délire par Innocent III et enfin Boniface VIII : trois siècles de faux triomphe qui ont lancé l’Eglise de Rome sur une orbite de plus en plus instable et ont abouti, in fine, à faire détester Dieu par les peuples à qui on l’imposa comme un tyran totalitaire et sanguinaire. Je renvoie ceux qui en doutent au texte d’Alexandre Kalomiros, Les fleuves de feu, disponible en français sur le forum orthodoxe (www.forum-orthodoxe.com) sans parler de plusieurs sites anglophones. Si l’on fait de Dieu un portrait haïssable, il sera forcément haï et c’est bien le résultat auquel aboutirent trois siècles d’élaboration doctrinale sans vérification patristique ni conciliaire, trois siècles qui commencent par la réforme de l’élection papale et le monachisme imposé au clergé, voient le schisme de 1054, l’explicitation augustinienne du filioque chez les Chartreux définissant l’Esprit Saint comme « spire d’amour entre le Père et le Fils », ce qui introduit en Dieu aussi une hiérarchie en place de la périchorèse, et aboutissent à la généralisation des bûchers. Pas étonnant qu’en Espagne, où l’on se lassa le moins vite de l’odeur de chair grillée, il se trouvait encore il y a moins d’un siècle des hommes pour crier : Viva la muerte ! Ce qui est bien le slogan le plus absurde jamais élaboré car comment voulez-vous que la mort vive ?
Malheureusement, la révolte prévisible contre le totalitarisme romain, la Réforme, n’a pas abouti à un véritable retour aux sources, n’a pas permis de retrouver la plénitude de l’Eglise vivante. Accouchée dans des combats qui ensanglantèrent l’Europe pendant près d’un siècle (guerre entre cantons suisses, guerres de religion en France, guerre de trente ans en Allemagne, révolution anglaise puis guerre jacobite, sans parler de l’Ecosse et de l’Irlande…), elle n’en finit pas de s’éparpiller en ecclésioles, surtout dans cette Amérique du Nord où elle devait refaire le Paradis terrestre… Un tantinet raté, l’Eden bis. Passons.

On ne peut pas clore l’espace social sans laisser quelques soupapes de sécurité, sinon la marmite explose. Ce fut toute l’ambiguïté du pèlerinage à la fois valorisé, encadré, promu par Cluny, chemin pénitentiel sur lequel l’Eglise romaine poussa des foules entières, et dont le principe même, la marche priante, est germe de vraie métanoïa et ne peut qu’engendrer des hommes libres. Evidemment, on pouvait toujours compter sur la faim, la soif, la fièvre, les Maures, les bandits ou les avalanches pour décimer le troupeau mal bêlant mais, dirait l’autre, « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ». Gros Jean, de retour de Compostelle, de Rome ou de Jérusalem pouvait en remontrer à son curé : il savait où étaient ses peurs, ses réelles faiblesses, ses désirs et son cœur. D’autant que le retour, retour au champ que l’on cultive, à l’outil que l’on manie sans autre perspective que de recommencer le même geste jusqu’à la fin de sa vie est une autre épreuve tout aussi révélatrice et tout aussi décisive que la marche pèlerine.
L’autre versant, logique dans l’ecclésiologie d’Hildebrand, fut de réserver la théologie aux clercs. De couper l’Eglise en deux parties inégales : l’Eglise « enseignante » (si mal) numériquement restreinte aux mâles prêtres ou moines, puis seulement à certains prêtres et certains moines dûment patentés ; et l’Eglise « enseignée » (si peu), majoritaire en nombre puisque c’est l’ensemble des baptisés, peuple auquel il fallait faire oublier sa royauté, troupeau surtout bon à tondre mais le plus souvent bien encombrant. Au fond, bernés par la métaphore des brebis, les papes et Cluny virent le pèlerinage comme une simple transhumance.

Dans ce même temps où s’élaborait la réforme grégorienne, Raoul Glaber nous dit que la terre « se couvrait d’un blanc manteau d’églises ». Tout cet art roman qui gardait encore les canons de l’icône et ceux de l’architecture telle que l’avait importée chez les Francs carolingiens l’architecte arménien Odo, bâtisseur de la Sainte Chapelle d’Aachen et de l’oratoire de Germigny des Prés. A la même époque, les tours seigneuriales commencent d’être bâties en dur. En d’autres termes, dans toute l’Europe on taille la pierre comme aux plus beaux jours de Rome et cela ne s’improvise pas. La bonne volonté ignorante ne ferait qu’écrouler les murs de guingois sur la tête des moines en train de les monter.
Charlemagne avait du faire appel aux Arméniens pour sa chapelle et pourtant les Wisigoths, si nombreux à s’être réfugiés en terres carolingiennes bâtissaient de pierre depuis plusieurs siècles. Mais vers l’an mil, quels ouvriers de la pierre reste-t-il en occident[1] ?
La charte de fondation de Cluny, accordée en 909 ou 910 par le duc Guilhem d’Aquitaine comporte cette petite phrase : « Ces moines peuvent de tout leur cœur et de toute leur âme bâtir le lieu susdit. » Belle permission mais c’est avec les mains que l’on bâtit, au moins autant qu’avec le cœur et l’âme. On apprend, quand on s’intéresse à Cluny, que l’abbé Bernon, le fondateur, dirigeait cinq ou six autres abbayes ; que son successeur Odon est arrivé là avec les 100 volumes de sa bibliothèque personnelle, qu’il écrit et compose de la musique ; qu’Aymar commence l’érection de l’église abbatiale et qu’après 954 Mayeul l’achèvera ; qu’à l’approche de l’an mil Odilon invente la trêve de Dieu et que son successeur Hugues sera à la pointe de la réforme grégorienne, d’autant plus qu’Hildebrand est un pur produit de la maison. Tout cela est fort instructif mais ne nous dit pas où ni comment ils apprirent à bâtir ni quels furent les ouvriers sur les chantiers.
A Cluny même dont j’ai si souvent parcouru les ruelles, il reste une maison romane aux fenêtres géminées plus ancienne que les ruines de l’abbatiale, sans parler de tours sans apprêt. Et dans la campagne environnante, le prieuré de Blanot remonte au Xe siècle, à la fondation de l’abbaye. Pour de la pierre, c’est de la pierre et qui annonce déjà ce que seront les merveilles de l’art roman. La technique ne bougera pas jusqu’à l’ère du béton : on monte deux parois de pierre taillée ou du moins équarrie entre lesquelles on tasse de la terre glaise, de la caillasse brute (ou des déchets de taille) et parfois de la paille comme un torchis. Les souris adorent, elles peuvent y creuser leurs galeries à l’aise, mais c’est aussi le meilleur isolant thermique qui soit. Cela garde la chaleur en hiver et le frais en été, surtout quand les fenêtres ne sont pas trop agrandies. J’ai vécu par trois fois dans ces maisons médiévales et je sais de quoi je parle. Les parois seront jointoyées à la chaux, ou un mélange de chaux et d’argile pour les murs plus ordinaires.
En 1005 commence la construction de la basilique Saint-Philibert à Tournus. On ne peut plus parler de petites chapelles de village!
Qui donc a taillé ce blanc manteau d’églises, de monastères et bientôt d’hospices pour pèlerins ?

Une fois lancé, le chemin de Compostelle fut sans doute, comme le dit si joliment Charpentier entre deux rêveries ésotériques[2], « l’université des passants », tailleurs de pierre et imagiers. Sans oublier les pontifes, les vrais, les constructeurs de ponts, un art qui ne s’improvise pas plus que celui du mur à double paroi et remplissage. Toute l’hagiographie pèlerine en témoigne, bourrée qu’elle est de miracles racontés de manière si niaise qu’on en est vite écœuré mais qui ne cesse de nous parler de saints pris d’abord pour des voleurs ou des hérétiques et qui, une fois innocentés, empierrent les routes, construisent des hospices, des chapelles ou des ponts. Des laïcs et des ermites, pour la plupart. Des chevaliers convertis aussi.
Cela ne nous dit certes pas d’où venaient leurs premiers professeurs. D’Arménie encore ? De Byzance ? Ou, horresco referens, du califat de Cordoue ?
Je penche pour l’Arménie ou, du moins, les alentours du Caucase. Il y a trop de points communs techniques pour ne pas indiquer une route. Les proportions cordouannes ne sont pas les mêmes[3]. Les repères sur les étoiles non plus.

Une église romane, fût-ce la plus humble d’apparence, ne se construit pas selon la fantaisie de l’architecte. On y a christianisé des règles de sacralisation qui remontent au néolithique et que l’on retrouve identiques, du moins quant aux principes mis en œuvre, des nécropoles mégalithiques aux ziggourats. S’il me fallait les résumer d’un mot, il s’agit d’unir étroitement le ciel et la terre, le ciel qui « marque les temps », dit le Poème de la Création en Genèse 1 et rythme du même cours l’espace. Pour cela, deux outils : la visée (celle d’un azimut et d’une hauteur, d’un point où, un jour précis de l’année, une étoile viendra répondre au regard de l’homme, la lune ou le soleil jouer dans les ouvertures) et la projection (celle des arcs et des angles mesurés au compas entre les étoiles d’une constellation et reportés sur la terre). Il y faut, enfin, une mesure, un rythme musical.
A Germigny, toutes les proportions sont celles de la gamme de Zarlin, ce qui tendrait à démontrer qu’il avait raison quand il affirmait qu’il s’agissait d’une gamme ancienne et qu’il n’avait rien inventé, que ce n’était pas de la fausse modestie comme le pensent encore certains musicologues.
La mesure médiévale est une mesure d’homme : un pouce, un pied, une paume, une coudée… Elle varie selon le lieu, les règles établies par le seigneur local – mais les bâtisseurs ont leurs propres outils et leurs propres mesures, la corde à treize nœuds qui permet de tracer un angle droit aussi juste qu’avec une équerre, d’autant qu’elle ne se casse pas et ne gondole pas de la chaleur au gel, la canne dont la longueur, semble-t-il, n’a pas bougé depuis les roseaux sumériens, le cordeau, le fil à plomb qui réactualise la fusaïole des tisserandes néolithiques. Et puis, plus humbles mais que ferait-on sans eux ? les coins, les burins et les massettes.
A mon grand regret, je n’ai pas étudié les églises byzantines, faute d’avoir pu me rendre en Grèce, mais le peu que m’en ont montré les photos dans des livres d’art ou de tourisme me laissent penser qu’elles sont édifiées avec des règles très semblables, accordées au lieu, aux temps, à la voix et au corps de l’homme. Mais les nuances sont importantes, autant que le timbre d’un instrument de musique.
Car l’enjeu, c’est quand même de participer à la liturgie, de permettre qu’elle se déroule sans introduire de dissonance, d’aider à entrer dans la justesse spirituelle.

Je sais, je ne pourrai pas éluder la question. Et la qualité de la terre, me diront les géobiologistes ? Et les courants telluriques ?
Disons le d’une manière plus scientifique : et le champ magnétique terrestre, ses variations locales diurnes et saisonnières, ses anomalies parfois ? Yves Rocard a montré sans ambiguïté que le « signal du sourcier » (ou du radiesthésiste) n’est que la perception, amplifiée et rendue visible par les mouvements des doigts qui tiennent baguette ou pendule, des variations et des irrégularités de ce champ magnétique.
Et l’on commence à comprendre en médecine combien le vivant, y compris l’homme, est sensible à ces fluctuations. Je ne parle pas des médecines douces, alternatives ou tout ce qu’on voudra, je parle des chercheurs qui publient dans les revues à référés.
Les bâtisseurs médiévaux en ont toujours tenu compte. Mais je ne suis pas sûre qu’ils l’auraient dessiné sur un plan à la manière des géobiologistes. Villard de Honnecourt ne le fait pas. Peu importe d’ailleurs du moment qu’on ne leur attribue pas le langage et les préoccupations de notre temps.

De cet art de bâtir entre terre et ciel aussi vieux que le néolithique, que le blé pour le pain, que la vigne de Noé, on sait que sont nées des confréries d’artisans. Celles de l’époque romaine sont assez bien connues. Puis l’histoire reste silencieuse jusqu’aux premières franchises accordées, vers la fin du moyen âge, à ce qui deviendra le Compagnonnage en France, la Bauhütte en Allemagne et la Free Masonry (opérative, œuf corse) en Angleterre et en Ecosse. Pourtant, avec ou sans confréries organisées, il a bien fallu que les connaissances de métier se transmettent après la fin de l’empire romain d’occident ; et particulièrement à partir du Xe siècle, quand on recommence à bâtir en pierre.
Alors pourquoi ce silence ? Quand au moyen âge classique des auteurs encyclopédiques comme Alain de Lille parlent de tout en de fort longs traités, pourquoi ne disent-ils rien ou pas grand chose de l’art de bâtir ? Pourquoi faut-il attendre Villard de Honnecourt et son carnet de croquis alors qu’on sait tout de la médecine, de la symbolique des pierres précieuses ou de l’astronomie ? Pourquoi les premiers opuscules allemands, le Livret de la rectitude des pinacles de Matthias Roriczer (Büchlein von der Fialen Gerechtigkeit), suivi de celui de l’orfèvre Hans Schmuttermayer, paraissent-ils à la fin du XVe siècle[4] ?
La légende est, elle aussi, presque muette. A peine nous apprend-on que Mélusine met en vrac des pierres dans son tablier, s’envole et les déverse sur la terre, ce qui devient château, cité, église, en une nuit. Belle allusion à une serpente céleste sur laquelle seraient calées les bâtisses des Lusignan. Une serpente forcément lunaire puisque c’est tous les samedi qu’elle s’enferme pour manifester dans le cuveau sa queue reptilienne – et la semaine n’est autre que le quart du cycle lunaire mensuel, l’intervalle entre les quatre repères aisés à voir que sont les NL, PQ, PL, DQ, mais aussi stellaire si elle réalise en une nuit son œuvre de bâtisseuse[5]. On aimerait savoir laquelle.
Et pourtant les enluminures montrent des chantiers… C’est même par elles que nous connaissons tous les outils, la façon de monter l’échafaudage, la brouette (ce n’est pas celle là qu’inventa le vieux Blaise) et jusqu’à la présence des femmes qui ne seront bannies des chantiers, comme de tous les métiers, qu’après la grande peste.

Une question pourtant se pose. Si l’art roman garde les canons architecturaux arméniens, si ses fresques obéissent encore aux canons de l’icône comme on le voit à Berzé la Ville ou à Brancion, il n’en va plus de même lorsque, vers 1130, on passe au gothique, à l’ogive, aux rares fresques qui n’ont plus rien d’iconographique, au vitrail, aux tapisseries, aux crucifiés réalistes torturés à l’extrême, aux pietàs. Les cathédrales gothiques accordent encore le ciel des astres à la terre par visées et projections mais il est clair qu’elles induisent autre chose en l’homme, une autre liturgie, une autre vision de Dieu. Ce qui n’empêche qu’on y trouve aussi, au nez et à la barbe des évêques et des chanoines, des œuvres de résistance. Des labyrinthes. Des marques de tailleurs de pierre plus élaborées qu’un simple marquage de salaire. Des cœurs lumineux. Des phrases énigmatiques.
A Chartres, le labyrinthe est orthodoxe, rappel clair de la théologie de la Résurrection au travers de la métaphore de Thésée. Il n’est pas très sûr que le O mater Dei memento mei de Gisors le soit vraiment, même si l’anagramme païen de Plantard est des plus suspect.

Qui prie-t-on dans les cathédrales gothiques ? Et jusqu’où ce qu’elles induisent en l’homme permet-il de rencontrer la sainte Trinité ? Mènent-elles l’homme à sa déification – ou à son auto-affirmation ?
Pourquoi ai-je pu prier à Ronchamp et même au plateau d’Assy, ou pire, à Saint-Sulpice, alors que mon cœur est resté sec à Bourges, qu’à Saint-Merry j’ai toujours l’impression de m’asseoir sur une fourmilière et le sentiment qu’à Reims, l’ange souriant a le soleil dans l’œil ?

(A suivre…)
[1] N’oublions pas que Philippe Auguste (et c’est à la fin du XIIe siècle donc bien après Raoul Glaber) fait démolir à Paris deux maisons construites en pierre par des marchands. Seuls le roi, les nobles et les églises ont droit à cette matière – ce qui veut dire que le roi n’y voit qu’un art de guerre, un matériau défensif. Les autres, même riches, n’ont droit qu’au bois et au torchis. Il existe d’ailleurs une étonnante continuité du bois et du torchis dans l’architecture agricole au nord de la Loire et du Danube, du néolithique aux… années 1950 ! Au sud et jusque sur les Causses, on a toujours construit en pierre. Sinon, en roseaux, comme à Sumer. Mais c’est de pierre sèche enchevêtrée et non de pierre taillée et jointoyée.
[2] Qui lui font par exemple prendre un tau antonin pour une marque templière…
[3] Si je parviens un jour à inclure des images – ce que pour l’instant m’interdit le passage par un cybercafé puisque Blogger refuse obstinément de pêcher un fichier sur disquette et que nous autres pauvres clients n’avons pas l’accès au dossier « mes documents », le seul qu’il reconnaît, c’est comme ça et ne se discute pas – je pourrai prouver plus finement sur quoi se base mon opinion.
[4] Voir « Aperçus et considérations sur le ‘réseau fondamental’ des Compagnons tailleurs de pierre de l’ancienne Bauhütte », La Règle d’Abraham n°3, avril 1997 ou sur le site http://perso.wanadoo.fr/jean-michel.mathoniere/html /Articles/reseaux.html
[5] Il s’agit sans doute d’une visée des points invisibles que sont les nœuds, à leurs azimuts extrêmes, comme à Saint-Lizier de Couserans. Voir l’article de Lebeuf, référencé dans mes Impertinentes considérations... Mais il s’y ajoute aussi une visée d’étoile et la légende ne permet pas de la définir.

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