Tuesday, May 16, 2006

De mots, d’outils et d’obédiences (4)

Une question va forcément se poser après ce tour d’horizon du cauchemar de l’occident. Qu’est-ce que je pense de la franc-maçonnerie ? La réponse tient en un mot : rien.

Quelle franc-maçonnerie, d’abord ?
Celle qui sert à des entrepreneurs de province pour établir un réseau de connivences économiques où chacun trouve son compte – à condition d’en être ? Celle qui, au niveau supérieur de l’économie, permet de tout aussi juteuses affaires et donne un sens subtilement burlesque à ce qu’on appelle en bourse un délit d’initiés ? S’ils n’avaient pas les loges pour établir ces réseaux, ils auraient inventé d’autres circuits. Au XVe siècle, ils instrumentaient les confréries et se faisaient construire des chapelles quasiment privées dans les églises des villes. Il y eut les guildes, les corporations, les jurandes… La concurrence pure, calquée idéalement sur le modèle d’une course dans le stade, n’est qu’une fiction idéologique de la Commission Européenne ou des neocons américains. Tout au long de l’histoire humaine, on trouve à la fois de la concurrence et de la connivence. Et ceux qui confondent le champ économique avec le darwinisme feraient bien de s’y faire parce que ça ne risque pas de changer avant longtemps.
Rien qu’en France, j’ai compté une bonne douzaine d’obédiences maçonniques, treize à la douzaine serait plus proche de la vérité. Il y a 20 ans, le paysage était relativement simple : 3 obédiences non reconnues par la maman universelle (je veux dire la Grande Loge d’Angleterre) ; à savoir le Grand Orient plutôt athée voire anticalotin et vaguement à gauche ; la Grande Loge plutôt déiste et politiquement plus à droite, doublé de sa copie féminine ; le Droit Humain sans idéologie très définie mais mixte et plutôt féministe de fait ; 1 obédience reconnue par maman, la Grande Loge Nationale de France + sa scission Opéra ; enfin une obédience à la limite des ordres dits paramaçonniques et vouée à la théurgie ou magie cérémonielle, Memphis-Misraïm. De nos jours, Memphis-Misraïm a explosé en structures diversifiées, j’en ai compté au moins quatre sur Internet ; Opéra s’est également scindée ; des loges sauvages se sont regroupées ; des rites abandonnés comme Emulation ressortent du vieux placard. Bref, c’est plutôt la pétaudière, en toute fraternité. Alors comment pourrais-je penser quelque chose d’un ensemble aussi disparate ?
Pendant 7 ans, j’ai suivi à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Ve section, Sciences religieuses, les cours d’Antoine Faivre sur l’histoire de l’ésotérisme occidental. C’était quasiment une fraternelle (je ne crois pas que nous ayons été plus de 3 profanes en même temps dans la salle de cours et toutes les obédiences étaient présentes) et une tenue blanche permanente à l’intérieur de la Sorbonne. In petto, c’était plutôt cocasse de voir ces vieux messieurs bien propres sur eux évoquer leurs rituels : des gosses de dix ans avides de déguisements et de rencontres avec le Capitaine Crochet ! Je n’ai jamais pu les prendre tout à fait au sérieux. Mais c’est vrai aussi que c’était le monde universitaire, un monde passionnant mais où l’on ne devient jamais tout à fait ce que Saint-Ex appelait « des grandes personnes ».

Ce qui me gêne le plus, avec ceux que Mitterrand surnommait « les frères la gratouille », c’est qu’ils se prennent pour les sages de la cité. Qu’ils débattent entre eux des « problèmes de société » ou de la politique du jour, pourquoi pas ? Mais que leur débat privé fasse la pluie et le beau temps dans les médias (à moins que ce ne soit l’inverse et que les arguments en loge se bornent à des variations sur « c’est vrai, je l’ai lu dans le journal ») et les dispense, en tout cas, d’écouter ce que le reste du monde aurait à dire m’agace profondément. Qu’est-ce qui les légitimerait en tant qu’élites, gardiens platoniciens, conscience de la société ? Parce qu’ils se sont autoproclamés tels ? Jiminy Cricket d’une France d’en bas au nez de Pinocchio ?
Et si je m’autoproclamais papesse Jeanne ?

Bref, ferraille qui voudra avec les frères la gratouille. En ce qui me concerne, ils m’indiffèrent. La plupart de ceux que j’ai connus m’ennuient, mais d’un ennui profond, interminable, l’ennui des dimanches après-midi d’hiver de mon enfance de fille unique, un ennui presque métaphysique. Et j’ai bien peur qu’ils ne m’ennuient que parce qu’ils s’ennuient eux-mêmes et que cela suinte.
Il suffit de lire leurs rituels, de regarder leurs décors, leurs lumières et autres symboles. Symboles ? Dans cet inimitable style graphique populaire du XVIIIe siècle, je n’y vois pour ma part que des allégories, rationnelles et raplapla. Et puis quoi ! entendre les mérites de l’équerre vantés par quelqu’un qui n’a jamais été fichu de tirer un trait droit et ceux de la truelle par qui ne saurait même pas comment on la tient, ça m’amuse cinq minutes. A la sixième, je baîlle. Eux aussi, mais ils n’ont pas le droit de le montrer.
Le pire, ce sont ceux qui se croient vocation à l’ésotérisme et qui dissertent interminablement de la kabbale sans connaître un mot d’hébreu, de la symbolique des nombres sans dépasser le niveau mathématique de l’école primaire, prennent au premier degré les légendes templières du baron de Hund, parlent d’alchimie sans savoir à quoi ressemble un creuset… A ceux là, n’importe quel illusionniste peut faire prendre des vessies pour des lanternes et certains ne s’en sont pas privés. Il faudra qu’on m’explique pourquoi, dès qu’est prononcé le mot ésotérisme, des gens par ailleurs raisonnablement intelligents deviennent d’une stupidité à faire peur.
Tout cela me rappelle certain conte d’Andersen sur l’habit invisible du roi…
Quant aux obédiences déistes, elles prônent la croyance minimale, censée contenter tout le monde et qui, comme de juste, ne contente personne sauf une frange assez rares d’agnostiques spiritualistes non bouddhistes. J’en ai rencontré deux ou trois. Le plus représentatif écrivait des nouvelles de SF d’un humour trop fin pour ses lecteurs où l’on voyait Bouddha tournoyer dans le séchoir d’une laverie automatique comme démonstration d’une litote à poil ras. Impubliable, mais intéressant. Et c’est bien le seul qui parvenait à trouver un sens métaphysique aux rites du Grand Orient.
Dans les pays anglo-saxons, ce déisme minimal est plus accentué ; on a pu lire des déclarations de hauts dignitaires maçons aux USA ou en Angleterre qui n’hésitaient pas à considérer la maçonnerie comme une religion non seulement minimale mais naturelle et dont la vocation serait d’abolir toute confession dogmatique et tout particularisme religieux. Le but ultime serait au delà de l’actuel Parlement des Religions, déjà fort syncrétique et adogmatique mais qui, du moins, garde comme une richesse la différence des formes religieuses.
Là, il va presque sans dire que cette minimalité est incompatible avec la foi chrétienne. Il ne s’agit même plus du socle commun aux esprits civilisés mais de déconstruire systématiquement tout ce qui dépasse le socle. Ou de faire passer l’expression publique des religions par un lit de Procuste tellement étroit qu’il n’en reste rien. Toutes les Eglises l’ont condamné. Ce n’est pas compris, la plupart du temps, en France où le discours maçonnique n’est pas le même – eh, il y a des raisons à la non reconnaissance par maman ! – et où le principe de laïcité instaure déjà un agnosticisme d’Etat à la fois contraignant et libérateur[1]. Mais cela ne signifie qu’une chose : on ne peut pas être franc-maçon et membre d’une Eglise sans contradiction intérieure. C’est comme sur les vieilles affiches : boire ou conduire, il faut choisir. Et si on choisit la contradiction, le gendarme fait souffler dans le ballon… Ou le prêtre constate qu’on n’est plus, de fait, en communion avec l’Eglise du Christ.
Et c’est mon droit ! qu’il crie, l’homme qui refuse de choisir. Ben oui, d’accord, c’est ton droit. Mais comme une Eglise, de ton point de vue minimal, c’est un club avec des règles d’accès et qu’elles sont transgressées, c’est aussi son droit de te flanquer dehors. Ce n’est pas plus compliqué que ça.
Je ne me suis jamais ennuyée une seconde dans une liturgie orthodoxe.
Et vous voudriez que je lâche la plénitude de vie en Christ pour l'ennui d'une religion minimale ? Qu'est-ce que vous avez fumé ?
(A suivre)
[1] Voir mes Impertinentes contributions..., dans les archives de ce blog

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