Que reste-t-il, au bout de ce voyage, de ce qu’on a pu prendre pour de l’intransigeance ? Je ne le répéterai jamais assez : l’expérience d’une plénitude de vie. Quand j’étudiais la théologie, il y eut parfois des incidents qui dépassaient le cadre des cours et faisaient brusquement surgir les souffrances et les doutes de nos professeurs. Je me souviens d’un soir où Maxime Kovalevsky prit place assez lourdement au pupitre professoral pour nous avouer d’une voix sourde : « Je suis lâche. Cela fait des mois que je vois s’instaurer ces déviances et je n’ai rien dit… » Ce cours qui n’en était plus un, bien différent de ses considérations habituelles sur la Confrérie saint Photius, est le seul dont je peux entendre des phrases entières dans ma mémoire. C’est ce soir là qu’il nous parla du fil rouge ou du fil d’or de la Tradition, ce fil porteur de vie et qu’il nous expliqua comment de minuscules déviances, un théologoumène trop chéri au détriment de la plénitude du regard, un laxisme rebaptisé économie, de ces pas de côté où l’on ne voit pas de quoi fouetter un chat[1], en s’accumulant et toujours dans le même sens finissent par engendrer les hérésies. Quelqu’un lui demanda comment reconnaître ce fil d’or. Sa réponse me hante encore : c’est quand on s’en éloigne que l’on s’aperçoit qu’on ne le tient plus. Quelques années plus tard, le saint synode de Roumanie retirait sa protection canonique à l’évêque Germain. Et Maxime nous avait fait comprendre bien à l’avance que l’ECOF glissait sur la mauvaise pente au delà du tolérable.
Ce fil d’or, c’est la vie même de l’Eglise, le lien qui nous greffe au Cep, au Christ. A celui qui est le chemin, la vérité et la vie. Donc quand je perçois, et c’est vrai qu’on le perçoit clairement, qu’un discours, un dogme, une pratique en éloigne, je refuse poliment mais fermement. Et je dis pourquoi. C’est peut être ce qui passe le plus mal à notre époque où l’on décourage la pensée argumentée au profit le plus souvent des émotions, plus manipulables par les diverses propagandes.
Peut-être ai-je trop entendu résonner la parole de Dieu à Ezéchiel : « Fils d’homme, je t’établis sentinelle pour la maison d’Israël (…) Si je dis au méchant ‘tu vas mourir’ et si tu ne l’avertis pas (…) il mourra de son péché mais c’est à toi que je demanderai compte de son sang. Par contre, si tu l’avertis et qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté, lui mourra mais toi, tu auras la vie sauve[2]. » Non, je ne me prend pas pour Ezéchiel et je suis, de plus, très consciente de l’impact faussé dans la traduction de mots comme méchant ou péché. Péché, vu la dérive culpabilisante que le terme a pris dans l’Eglise romaine, devrait être remplacé systématiquement par connerie. Le mot latin peccatum, c’était le fait de broncher, pour un cheval. Il traduisait déjà huit ou neuf termes hébreux puis grecs, tout un éventail qui va de la transgression des limites au tir à côté de la cible en passant par se tromper de chemin, tourner le dos à son but, faire une erreur volontaire ou involontaire, etc. Connerie a la même extension et, probablement, est apparu dans la langue populaire pour combler un vide sémantique.
Mais il n’est de vraie foi que libre.
J’ai des amis à peu près partout encore qu’ils commencent à se faire rares du côté de l’Eglise romaine, depuis le temps que je ne la fréquente plus. Chose étrange, il y en a toujours un ou deux dans les orientations les plus invraisemblables et qui s’entendent dire avec un grand sourire : « Toi, tu es le seul /au choix : freudien, véné, niouâgeux, parpaillot, païen, etc./ que je supporte. » Je pense que Dieu les met sur mon chemin pour me rappeler que, si l’on a le droit et même le devoir d’évaluer les doctrines, il nous a été clairement interdit de juger les profondeurs des hommes. C’est Lui qui sonde les reins et les cœurs. Pas nous.
Pas parce que ce serait un terrain réservé, na. C’est simplement que nous partageons la nature humaine sans en connaître les limites ni le travail qui s’y opère dans le tréfonds depuis que le Christ a relevé Adam du séjour des morts. Nous ne sommes pas entièrement transparents à nous-mêmes et c’est cette dimension apophatique de notre propre essence qui rend tout jugement de l’autre à la fois dérisoire, inique et périlleux car nous ignorons aussi le processus de salut qu’il peut bloquer ou ralentir.
Même s’il s’agit de philosophie plus que d’astronomie, Hubert Reeves a raison : nous sommes de la poussière d’étoile. Tous les atomes de notre corps furent forgés dans ces brasiers et nous le partageons avec tout, les planètes, les nuages interstellaires, les poissons, les arbres, les chats, les cailloux et même les cloportes. Notre ADN à 4 lettres biochimiques est commun à tout le vivant, même si l’on peut établir un gradient de proximité. Nous sommes sexués comme les fleurs et les antilopes. Ou les puces. Comestibles pour le tigre, le lion ou le virus de la grippe. Notre corps tient par mille radicelles à l’ensemble de la création, ce que savaient intuitivement les philosophes antiques qui faisaient de l’homme un microcosme. Déjà par sa matière les limites de notre nature nous échappent.
Dirons nous alors de quoi nous sommes capables[3] ? Les rationalistes m’ont toujours étonnée par la mesquinerie de leur image de l’homme comme si la raison ne tolérait que l’impuissance. Il est vrai qu’ils prennent la suite de certains théologiens scolastiques ou du moins de leurs épigones. Le juge… son nom m’échappe… au début du XVIIe siècle… celui qui écrivit Le marteau des sorciers pour donner à ses confrères des arguments juridiques contre les paysans accusés, surtout les paysannes d’ailleurs… oui, ce doit être Jean Bodin. Peu importe. Lorsqu’il examine les cas de prescience de l’avenir, de parler en langues, de télépathie, de vision de terres lointaines, il n’a qu’une explication : la raison nous apprenant que l’homme ne possède pas ces capacités, c’est donc le démon qui voit, connaît, etc., et qui trompe ces malheureux en leur faisant croire que cela vient d’eux. Quel pessimisme ! Quelle étroitesse dans la vision de l’homme ! Mais comme il n’a fait que d’honnêtes études de droit, force nous est de penser qu’il tient cette image de son curé. In fine, de la distinction opérée par Augustin entre nature et surnature – et qui suppose la nature humaine débile et chancelante, tout venant de la grâce surnaturelle, depuis la prière matinale jusqu’aux miracles. Et si quelque chose dépasse le lit de Procuste dans lequel Augustin a enfermé la nature et qu’on ne puisse l’imputer à la grâce, cela ne peut venir que du diable. On ne cherche même pas quel avantage y trouverait le Malin. C’est simplement une question de puissance. Ou de raison puisqu’au XVe siècle Nicolas von Waschenheim déclarait : « Tout ce qui n’est pas rationnel vient nécessairement du démon. » Goûtons ce nécessairement. On surprendrait sans doute beaucoup les militants de l’Union Rationaliste en leur montrant à quel point ils sont les héritiers de la calotte !
Mais quand on ne rentre pas dans la vision augustinienne de la nature, le lit de Procuste s’effondre et l’on ne peut plus guère arguer du possible et de l’impossible ni mettre sur le dos du diable tout ce qui dérange notre idée personnelle de nos propres limites. Un simple exemple. Le physicien Yves Rocard a démontré de la manière la plus rigoureuse que le « signal du sourcier » qui s’exprime par un brusque sursaut de la baguette ou du pendule n’est que la perception, amplifiée par les mouvements du corps, d’une variation du champ magnétique terrestre. D’où nous vient cette capacité à le ressentir ? Du démon ? Non, de tout le fer que contient notre corps et de tous les processus électromagnétiques internes au vivant. Nous la partageons avec d’autres bêtes, dont la plupart des oiseaux migrateurs et des cétacés qui l’utilisent pour s’orienter dans leurs voyages. Gageons que ce fut une sécurité supplémentaire pour les premiers navigateurs qui s’élançaient sur l’océan sans boussole et faisaient le point aux étoiles.
En revanche, ce n’est pas parce que l’Union Rationaliste refuse telle ou telle potentialité de l’homme que sa mise en œuvre possède la moindre valeur spirituelle, qu’en soi elle rapproche ou éloigne de Dieu.
Il n’est de vraie foi que libre.
On m’a reproché, sur un blog d’inspiration maçonnique, d’avoir tenu sur certain forum des propos abracadabrantesques. Je ne référencerai pas plus précisément pour ne pas alimenter une vaine polémique. Un blog étant un espace semi-privé en ce qu’il a toujours un auteur qui sert en même temps de modérateur, même s’il est offert à la lecture de tous, je ne vois pas comment exiger un droit de réponse. Nous sommes dans le cyberspace et j’adhère totalement à la Déclaration d’indépendance lancée par John Perry Barlow en 1996, ce qui m’interdit de traiter un blog selon la jurisprudence en matière de presse. Un lien hypertexte renvoyait à une page précise du forum. Le titre de ce fil de discussion entamé par quelqu’un d’autre et que j’avais repris au vol n’était pas forcément des meilleurs puisque, consacré aux propos d’Alice Bailey et du « Tibétain[4] », il insistait sur leur appartenance maçonnique et je ne suis pas sûre que tous les maçons se reconnaissent dans leurs écrits. Cela m’étonnerait même beaucoup pour les obédiences françaises que sont le très rationaliste GO et la déiste GLF. Mais je n’ai fait que citer un ouvrage[5] d’Alice Bailey qui se présente explicitement comme un plan pour créer « la nouvelle religion mondiale » (conférence de 1919) et, au delà, un nouvel ordre mondial, en décoder la langue de bois, en souligner les contradictions, tenter de dégager quel type de monde Alice Bailey cherchait à faire advenir et par quels moyens. Il s’agissait d’une mise en garde contre ce qui grenouille derrière ou à l’intérieur de la nébuleuse new age issue directement, à l’origine, de ce mouvement dit de Bonne Volonté Mondiale. C’était la troisième fois que je me sentais le devoir de commenter ce plan que je n’ai pas inventé et dont je laisse l’entière responsabilité à madame Alice Bailey. La première, je l’avais fait oralement dans le cadre d’une crise interne qui aboutit à l’éclatement d’une ecclésiole autrefois orthodoxe et canonique. La seconde, par écrit, à la demande d’un 95e de Memphis-Misraïm[6] et c’est le même texte que j’ai redonné, après beaucoup d’hésitations, sur ce forum, à titre d’information.
Alors que trouve-t-on abracadabrantesque ? Si c’est le plan lui-même, prière de se plaindre directement à son auteur, madame Alice Bailey. Bon, je sais, il faudrait employer des moyens un peu plus virtuels qu’Internet, du genre tables tournantes, mais je n’y peux rien si la dame n’était pas éternelle. Si c’est le fait de le décoder, je mets de suite le holà.
Qu’on se le dise : je ne crois pas que le gouvernement des USA ait passé un pacte avec des extraterrestres vindicatifs surnommés petits gris qui vivraient dans les souterrains de l’aire 51, enlèveraient des terriens, engrosseraient les femmes pour leur retirer l’embryon au bout de quelques semaines et mutileraient des vaches tout en traçant de jolis dessins dans les champs de blés depuis des hélicoptères noirs. Je ne crois pas davantage aux rites sataniques inventés par Léo Taxil. Et j’ai déjà dit que le Groupe de Bilderberg me semble surtout un Café du Commerce de haute volée. Mais je ne crois pas non plus que tout complot soit par essence une légende urbaine.
Le plan d’Alice Bailey, du soi-disant Tibétain et de leurs épigones est l’un de ces projets sur l’homme qui fleurissent régulièrement dans les milieux gnostiques paramaçonniques. Il a rencontré un acquiescement collectif un peu plus vaste et sans doute inattendu à l’époque du mouvement hippie[7]. Il a de ce fait connu un début de succès avec la réunion, sous l’égide de l’ONU, du Parlement des Religions, immense foire au spirituel où l’on est prié d’admettre à l’entrée comme à la sortie que tout se vaut en matière de croyances, de rites et de coutumes. Les milieux baileysiens ne sont pas seuls à avoir poussé à la roue pour obtenir ce magma syncrétique mais ils y tiennent une place non négligeable. Et cela, c’est un fait. Un de ces faits têtus, comme disait le vieux Lénine.
Il suffit de taper « Parlement des Religions » sur Google et de consulter la liste des participants, une année après l’autre, pour s’en apercevoir.
Alors, je sais, j’ai rompu la politesse tacite de la pensée unique qui consiste à tartiner de la générosité et des bons sentiments sans jamais rien analyser : j’ai établi un lien entre les faits et le plan explicite, publié, qui les annonçait et les préparait depuis avant et après la seconde guerre mondiale, plan d’ailleurs modifié par la victoire alliée comme un lecteur attentif de madame Bailey s’en aperçoit assez vite.
Vous voulez vraiment savoir pourquoi je l’ai fait ?
Parce qu’il n’y a de vraie foi que libre.
Ce qui veut dire aussi que l’on écarte les propagandes.
Extrait de la Déclaration d’indépendance du cyberspace :
« Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu’il soit, peut exprimer ce qu’il croit, quel que soit le degré de singularité de ses croyances, sans devoir craindre d’être forcé de se taire ou de se conformer. »
Cela signifie aussi le droit de nommer les divergences, de dire en quoi des affirmations théologiques sont contradictoires entre elles, en quoi tel plan visant à l’alignement des têtes derrière des « maîîîtres » même fantasmatiques me semble des plus pernicieux.
Cela signifie aussi respecter quelques règles du jeu comme le caractère semi-privé des forums et des blogs même si l’inscription n’est pas conditionnelle. Je trouve un peu saumâtre, par exemple, que des francs-maçons viennent es qualité faire la leçon sur des forums d’une toute autre orientation alors qu’on ne peut s’inscrire sur les forums maçonniques qu’en apportant la preuve de son appartenance à une loge. Je trouve encore plus saumâtre qu’ils piaillent à l’intolérance lorsque, après avoir transgressé les règles de tel ou tel forum et s’être vus plusieurs fois rappeler à l’ordre par le modérateur, ils s’en font bannir.
Rappelons que ça s’appelle faire le troll et que ces bêtes nocturnes de la mythologie scandinave, pétrifiées par la lumière, sont traitées par les cybernautes comme les sales gosses, les spams et les virus : ouste, vire de mon tas de sable !
Le cyberspace est vaste, aussi vaste que l’âme humaine.
Donc, mon frère, si tu n’es pas content de ce qu’on dit ici ou là, crée ton propre tas de sable et définis en les règles.
Nous, cybernautes indépendants, nous les respecterons.
Je le redis encore. Il n’y a de vraie foi que libre.
(A suivre)
[1] A neuf queues bien sûr, comme dans la marine en bois.
[2] Ez. 3, 17-21.
[3] Cocteau répondait pour les poètes : de tout, comme les mauvais garçons.
[4] Qui l’est autant que moi la papesse Jeanne…
[5] Alice Bailey, Extériorisation de la hiérarchie, Dervy, sd.
[6] Eh oui, mon bon « Emmanuel ». On ne peut pas tout savoir avant de l’avoir appris, n’est-ce pas ? C’était encore un des « Toi, tu es bien le seul /disciple d’Ambelain/ que je supporte ! »
[7] Je le sais d’expérience, une expérience cuisante qui m’a menée assez loin dans les coulisses du plan.
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