Un éléphant, trompe dressée, mène le troupeau des nuages où, entre autres animaux, se voit un cheval archaïque. On l’imagine barrissant… Instant fugace, nuées fuligineuses sur fond de crépuscule gris, transparent, encore clair. Il est comme une minute d’aube dans le crépuscule du soir.
Non, cela n’a rien à voir avec ce que j’ai dit dans mon post précédent. Ce n’est qu’un ludus naturae, un sympathique éléphant que ma fenêtre encadre un temps.
J’aime bien les éléphants. Cela remonte à mon enfance quand ma mère, exploratrice manquée, me traînait aux séances de Connaissance du monde écouter les Mahuzier, Haroun Tazieff ou d’autres ancêtres de Nicolas Hulot.
Et surtout, par pitié, ne m’en faites pas un signe politique !
En fait, la théologie, pour moi, ressemble à cet éléphant. Je la vis en liturgie comme un parfum, sans vouloir tout saisir consciemment, tout récapituler avec avidité – et cela se déploie quand j’écris, quand je réponds aux questions des uns ou des autres, à m’en étonner moi même. Comme mon vieil ami Marc Beigbeder[1] dont je lisais avec passion dans les années 70 la Bouteille à la mer, je suis une chrétienne de plume et cela vaut mieux que de l’être de plomb. Je suis aussi une femme qui marche dans les forêts, sur les chaumes et les pierriers ; ce n’est pas une prière formelle mais c’est souvent plus vrai que de rouler le nom de Dieu dans ma tête, exercice pour lequel, je l’avoue, je ne suis pas très douée.
Cette semaine sort le film sur le Da Vinci Code. Je ne sais pas si j’irai le voir. Il le faudra sans doute puisque, avant même la sortie du (mauvais) livre de Dan Brown, j’avais fait toute une contre-enquête sur l’affaire de Rennes le Château, que Jean Marc Savary publie en feuilleton dans Liber Mirabilis. Brown a remporté la cagnotte financière mais enfin toute cette histoire n’est pas neuve. Elle remonte aux années 50 – le Prieuré de Sion a déposé ses statuts en 1956 à Annemasse ! – et, outre Pierre Plantard dans le rôle du prétendant mérovingien et Gérard de Sède dans celui du journaliste inspiré, on trouve dans les coulisses tout un groupe issu de celui réuni par Jacques Breyer depuis 1952 à la tour d’Arginy. Ce groupe plus ou moins dissident qui se réunissait à Lyon et qui avait pris également en 1956 la forme d’une loge maçonnique, avait pour mentor Robert Ambelain.
J’ai dit que les maçons des obédiences régulières m’ennuient. Mais là, comme avec Memphis-Misraïm dont Ambelain fut hiérophante à partir de 1960, même si la forme reste maçonnique (ils travaillaient au RER), nous sommes beaucoup plus proches de ce qu’il est convenu d’appeler les ordres paramaçonniques, terme qui regroupe, en gros, l’ensemble de la famille rosicrucienne, la famille martiniste, l’OTO, les reconstitutions « templières » ou « druidiques », la Golden Dawn et ses dérivés, les loges alchimiques, les ordres synarchiques, l’AROT, les Polaires, les divers ordres de chevalerie ou du Graal autoproclamés, sans compter la société théosophique et ses dérivés qui ont, in fine, donné naissance à la nébuleuse du new age. J’ai bien du oublier une demi douzaine de conventicules en plus du raton laveur dans cet inventaire, mais baste...
Non, nous ne sommes plus dans l’ennui des croyances minimales mais dans un univers d’heroic fantasy : un univers de légendes et de pratiques magiques, de gnose et de projets sur l’homme. Pas sur la société, comme les révolutionnaires lambda. Sur l’homme. C’est plus vaste et plus fondamental. Dans une recherche de pouvoir(s) aussi, mais rarement pour soi-même, plutôt pour faire avancer tel ou tel de ces projets. Un univers où le trafic de mythes voisine avec de vraies mythopoièses dans le but de créer ce que Bergier appelait, d’après Buchan, des centrales d’énergie. L’affaire de Rennes le Château représente un chef d’œuvre du genre puisqu’on y trouve depuis 50 ans à la fois du trafic de mythe, un trafic éhonté de l’histoire et de la mémoire collective et assez de mythopoièse réelle pour créer et entretenir une telle centrale. Un labyrinthe de perdition à double si ce n’est triple entrée.
Passée la période d’élaboration discrète avec le dépôt des statuts du Prieuré de Sion et celui de polygraphiés à la BN, on peut compter trois étapes d’élaboration de la centrale d’énergie. La première se focalise sur la légende du trésor de Rennes le Château et s’accompagne d’une intense campagne de chuchotis sur Radio Cocotier. Elle se double de la parution à partir de 1970 des ouvrages anti-chrétiens d’Ambelain[2] qui fait du Christ un zélote fils de zélote, chef de la résistance armée des Juifs contre l’empire romain. On y trouve déjà les trois thèmes clefs de la propagande brownienne : la crucifixion n’est qu’un rite initiatique, une fausse mort à base de narcotique ; c’est l’apôtre Paul qui a inventé la divinité du Christ et le christianisme ; enfin Jésus avait une amante. Mais ce n’était pas encore Marie Madeleine qu’Ambelain identifiait à… Marie mère de Jésus ! Non, il s’agissait de la princesse Salomé, fille d’Hérodiade[3]. Gérard de Sède nous apprend certes que les rois mérovingiens sont de la descendance de David mais il tente surtout d’en faire des extraterrestres, en s’appuyant sur la mythopoièse spontanée qui entoure les vagues d’observations d’OVNI.
La seconde phase s’ouvre sur la parution en anglais du livre de Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, Holy blood, holy grail, rapidement traduit en français sous le titre L’énigme sacrée aux éditions Pygmalion. Elle simplifie l’histoire du Christ par rapport aux élaborations d’Ambelain, élimine le côté résistant politique qui ne fait plus recette, fait de lui l’époux de Marie Madeleine, lui accorde une descendance, bien évidemment les mérovingiens, mais complique à plaisir l’histoire supposée du Prieuré de Sion censé veiller sur cette lignée royale seule légitime, à coup de généalogies truquées, de faux événements, de réinterprétations abusives d’événements réels et de théorie du complot distillée sur vingt siècles. C’est tout de même ce qu’on a fait de plus grandiose dans le genre depuis Alexandre Dumas père, si l’on excepte les escadres galactiques que Monet voyait tenir leurs conférences interstellaires sous le métro de La Motte-Piquet Grenelle ! Dans cette seconde période, Rennes le Château reste le point focal, commence à attirer les foules et même… les hommes politiques.
La troisième période, c’est évidemment le Da Vinci Code. Les protagonistes de la première période, d’Ambelain à Plantard et à Gérard de Sède sont morts. Ceux de la seconde période sont mis sur la touche. Le point d’ancrage sur Rennes le Château n’a plus lieu d’être et Dan Brown simplifie même le légendaire du Prieuré. La seule chose qui demeure et s’amplifie, c’est le message sur Jésus, Marie Madeleine et leur descendance. Simpliste comme un slogan et d’autant plus pernicieux.
Un sondage BVA réalisé en avril 2006 pour le magazine rationaliste Science et Vie vient d’être publié sur Internet. Il s’intitule « Jésus, le Saint-Suaire, le Da Vinci Code et les Français », ce qui est déjà tout un programme. La seule et unique question sur le Da Vinci Code : s’inspire-t-il de « la littérature ésotérique, c’est à dire de livres ou de manuscrits secrets » ou « de faits réels concernant la vie de Jésus Christ » ? Esotérisme 49%, faits réels 24%, les deux (réponse non suggérée) 7%, NSP 20%. Ce qui fait tout de même 24 + 7 = 31% de la population concernée (soit environ 13,64% de la population globale des plus de 15 ans) prête à croire le Christ marié, avec une vie de famille.
Ce sondage appelle quelques commentaires, d’autant plus que je suis de la partie et que je sais reconnaître un produit mal ficelé. Les gars de chez BVA ont fait leur boulot sans tricherie mais sans finesse, très évidemment lors d’un sondage à thèmes (et clients) multiples, entre un baromètre politique et un suivi du marché des lessives ou des couches-culottes[4]. Mais ce sont les idéologues rationalistes de Science et Vie qui, à l’évidence, ont élaboré les questions et, comme elles sont idiotes, les résultats perdent beaucoup de sens. Si 13,64% de la population globale est prête à croire au couple Jésus/Marie Madeleine, il serait toutefois intéressant de pouvoir comparer avec la période de L’énigme sacrée. Malheureusement, il n’y avait pas eu de sondage en France sur ce thème.
Parallèlement au raz de marée du Da Vinci Code mais nettement plus discrètes, on voit fleurir depuis environ 5 ans des séries de BD sur le thème d’un ordre de veilleurs (bon) s’opposant d’âge en âge à l’Eglise romaine (mauvaise). La sortie de ces BD conjointement au Da Vinci Code laisse penser qu’il s’agit bien d’une nouvelle étape de la même entreprise.
Si je voulais donner dans le sarcasme, je pourrais remarquer que la bande à Bonnot, pardon, à Robert Ambelain s’est attaquée à l’Eglise romaine au moment où cette dernière était en perte de vitesse et où la déchristianisation de la France s’accélérait ; en d’autres termes, ils ont sans risque tiré sur une ambulance. Cette déchristianisation laissait un vide que d’aucuns relevaient en parlant de « désenchantement du monde[5] » ; mais par ailleurs les mythopoièses spontanées, virulentes, populaires ne s’attiraient que le mépris des mages et autres initiés, sans parler des universitaires. On les laissait aux plumitifs des quotidiens de province avec les moutons à cinq pattes et le monstre du Loch Ness. Ambelain et ses émules entendaient profiter du vide religieux pour pousser une mythologie trafiquée, censée entraîner mécaniquement la réalisation d’un projet sur l’homme – lequel n’est pas entièrement neuf puisqu’il s’inspire largement de Platon et de sa République.
Ce mépris de l’homme que l’on entend pourtant refondre ou améliorer caractérise tous les projets gnostiques. Je me souviens d’une brochure publicitaire de l’AMORC expliquant que l’ordre était ouvert à tous, quelles que soient leurs opinions politiques. Bien entendu, et c’était en toutes lettres, l’AMORC avait sa propre ligne politique, on ne disait pas laquelle, mais cela ne devait pas empêcher qui que ce soit de rejoindre l’ordre. Ben voyons. Et le pire, c’est que cela ne choquait personne. De même, la bande à Breyer, celle d’Arginy, a largement soutenu la carrière de Chaban-Delmas, chuchotait-on dans les steppes. Ce qui n’a rien changé à l’évolution du monde. Qui s’en souvient encore ?
La mythologie de l’extraterrestre bienveillant et antinucléaire, pourtant assez spontanée et mille fois moins trafiquée que l’affaire de Rennes le Château, est retombée d’un coup après la réalisation du film de Spielberg Rencontres du troisième type. Ce fut l’apogée et le chant du cygne. Après quoi, le mythe s’est inversé aux USA, les petits gris devenant des figures démoniaques tandis qu’il disparaissait purement et simplement du paysage français et même européen. Il n’est pas impossible que le Da Vinci Code joue le même rôle et que, loin de parfaire la centrale d’énergie, il la vide. On sent déjà dans l’air une certaine lassitude. Et Dan Brown est un si mauvais écrivain qu’il ne peut servir longtemps de point focal.
Ainsi, une fois de plus, la montagne accouchera-t-elle d’une souris.
(A suivre)
[1] Prière de ne pas confondre avec le romancier. Je vous parle d’un vieux résistant, co-fondateur de la revue Esprit, philosophe, explorateur des franges de la science et des contrées mal connues de la nature humaine, et qui eut le culot d’écrire un Portrait de Dieu (d’ailleurs illisible, comme la plupart des ouvrages de philo).
[2] Aux éditions Robert Laffont, dans la collection noire, le premier s’intitulant Jésus ou le mortel secret des Templiers. Puis, dans l’ordre : La vie secrète de saint Paul et Les lourds secrets du Golgotha.
[3] Ces ouvrages firent un tel scandale qu’Ambelain dut abandonner sa charge de patriarche de l’Eglise Gnostique Apostolique, ecclésiole fondée par Doinel à la fin du XIXe siècle et où l’on n’est reçu que si l’on est maître maçon. L’EGA, comme son nom l’indique, est ouvertement gnostique mais l’athéisme lourd dans la christologie d’Ambelain n’est pas passé.
[4] Sondage par téléphone sur deux jours, méthode des quotas et pondération selon catégorie d’habitat, sur les 15 ans et plus, on ne fait pas plus bateau dans le genre. Un filtre élimine les 56% qui n’ont jamais entendu parler ni du Linceul de Turin ni du Da Vinci Code. C’est un pourcentage énorme que BVA, qui a pourtant du repérer l’anomalie, ne détaille pas. On aurait aimé savoir sa répartition sociologique : les banlieues ? La France profonde ? Les vieux, les jeunes ? Quels métiers ?
[5] Merci, Max Weber et Gauchet.
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