Il est temps de clore ce qui n’est au fond qu’un billet d’humeur. Il vente et pleut depuis deux jours, en tempête, en grains ponctués de soleil éclatant, un temps breton de bord de mer, un temps de Nantes ou de Carnac.
Ah, voilà encore que je parle des choses qui fâchent. Qui me fâchent. Je n’essaierai pas de retourner à Carnac. J’ai connu les alignements envahis de lande, dans leur sauvagerie. J’ai entendu la terre résonner du galop des chevaux, j’ai retrouvé des rythmes de danse dans le cromlech qui les couronne, j’ai dormi sur le site et mes rêves furent de profonde mémoire. J’ai travaillé sur plan, sur photo puis sur le terrain pour retrouver les intentions de leurs érecteurs, les visées d’étoiles ou de phases lunaires. Il me restait encore beaucoup à faire pour transformer des hypothèses en certitudes mais voilà qu’on a clos l’ensemble, installé un péage à l’entrée, un peu de muséographie pour touristes que l’on prie de rester sur les chemins balisés et de toucher avec les yeux, pas avec les doigts. Ce genre de site apprivoisé n’est pas pour moi. Je déteste qu’on me canalise sur un sentier battu.
J’aimais la pénombre brune et bleue de Notre-Dame de Paris lorsqu’on pouvait s’asseoir là au cœur d’un après midi ; pas vraiment pour prier car elle n’est pas priante mais pour respirer une ferveur du passé. La Dame à qui l’on a dédié cette châsse de pierre et de vitrail n’est pas la Théotokos, malgré les apparences ; elle ressemble davantage à ces femmes allégoriques que Dante nommait dans ses poèmes Béatrice ou Pétra. Depuis qu’un flux ininterrompu de touristes passe en une circumambulation à l’inverse de celle des anciennes liturgies, la rosace nord a perdu son mystère. On ne perçoit plus de lignes de forces magnétiques entre la cathédrale et Saint-Julien le Pauvre et le point de recharge énergétique a disparu du square Viviani.
Ce monde là, livré à l’admiration esthétique superficielle et au piétinement arythmique d’où toute profondeur est absente n’est pas seulement « désenchanté ». On l’assassine. Je voudrais croire que ce n’est que par bêtise et appétit de lucre ; mais je ne suis pas sûre qu’il ne s’y mêle pas de l’idéologie, un reste de réflexe anticalotin comme on l’a vu resurgir dans le laïcisme militant lors de la grandiose et picrocholine affaire du voile à l’école, 4 mois à ne débattre que de cela dans les étranges lucarnes, un record, mâtiné de quelques rogatons de la grand peur des sectes.
Carnac, Notre-Dame de Paris : serais-je païenne ? Sans hésiter, la réponse est oui. Mais ce sont les vrais païens qui ont toujours fait les meilleurs chrétiens, voyez l’Irlande, voyez le royaume d’Edesse, voyez nos ancêtres les Gaulois plus ou moins romanisés. Les grandes hérésies sont apparues dans la culture hellénistique d’où le sacré tendait à disparaître au profit d’abstractions philosophiques et de gnoses. Mais être païenne, tel que je l’entends, ce n’est pas remplacer Dieu par les esprits de la brousse, encore moins se soumettre à leur caprice et tenter de se les concilier par des offrandes qui les pervertissent, ce serait plutôt bénir ces esprits des forêts et des landes afin que, libérés de l’idolâtrie des hommes, ils se souviennent que « les cieux racontent la gloire de Dieu », que devant Sa présence « les montagnes bondirent comme des béliers, les collines sautèrent comme des agneaux », car « il prend les nuées pour son char, il s’avance sur les ailes du vent ».
Carnac ou Notre-Dame de Paris, c’est encore autre chose. Ce sont œuvres d’hommes et notre mémoire. Et dans le raplatissement du monde auquel nous assistons, dans cette offensive qui ne légitime que les passions nerveuses[1], le sexe de lupanar ou la satisfaction des envies passagères, la mémoire est la première victime. « Du passé, faisons table rase ! » On a, semble-t-il, entendu le mot d’ordre mais loin que ce soit pour libérer des vieilles chaînes, c’est pour une aliénation et un esclavage collectif comme on n’en n’a pas connu depuis que les premiers empereurs régnaient sur Rome par le pain et les jeux. On a détruit les études d’histoire dans le secondaire, sans doute pour imiter les Américains qui n’en ont jamais eu hors de l’université. Quand j’habitais sur le Larzac, un charmant jeune homme, bachelier de l’année, qui m’offrit le secours de sa voiture un jour où les bus se faisaient rares me confia sans rire : « Il y a trois millions d’années, ça a castagné dur sur le plateau, les catholiques contre les chrétiens. » Le premier choc passé, il s’avéra qu’il voulait parler des dragonnades dont il avait allégrement confondu les régiments royaux avec des dinosaures, quelque part il y a longtemps. Après cela, je n’ose même plus sourire aux couplets du Lycée Papillon.
Sans doute imagine-t-on plus malléable un homme sans mémoire, à moins que l’on ait la naïveté de croire que l’ignorance préserve des redites, des haines collectives ou des intolérances.
Comme la mémoire n’est pas simple à extirper, surtout en notre Europe où restent tant de vestiges du passé, on voit s’opérer un clivage que je crois dangereux à long terme. Au niveau universitaire, la recherche historique gagne en qualité. Elle n’élimine pas tous les préjugés et aujourd’hui encore un historien révèle parfois plus sa propre époque que celle qu’il tente de décrire[2] mais, dans l’ensemble, cela se tient. Un abîme sépare ces connaissances de leur vulgarisation par la télévision ou la muséographie : le pourcentage de préjugés et de faits scientifiquement dégagés s’y inverse souvent. En particulier l’idée selon quoi le sérieux doit être ennuyeux et les panneaux explicatifs dans les tons gris bleu ou sépia, encore que ce dernier représente une audace !
Dans le même temps, une offensive des milieux new age tend à remplacer, dans les classes moyennes, l’histoire réelle par une histoire mythique – plus exactement par du trafic de mythe. L’Atlantide prend la place de la préhistoire, puis viennent les Celtes adorateurs de la Déesse, tandis que les Templiers font souche en Ecosse près de la chapelle de Rosslyn et que les mérovingiens, bien entendu, mais surtout les cathares alliés aux derniers Hohenstaufen, issus du Christ et de Marie Madeleine prêtresse d’Isis, dansent sous la férule du Prieuré de Sion, poursuivis par la vindicte du Vatican. Enfin, depuis bientôt 60 ans, des extraterrestres hostiles ont signé un pacte avec le gouvernement américain, pacte sur lequel veille encore une société secrète, pardon, une agence de renseignement à l’habilitation plus que restreinte, le MJ12… J’ai du faire à peu près le tour des thématiques. Bien entendu, c’est orchestré. L’Atlantide et la déesse fleurissent dans les milieux féministes des USA et du Canada en s’appuyant sur les romans de Marion Zimmer Bradley. Les Templiers et le Prieuré de Sion viennent, in fine, des disciples d’Ambelain, encore que transformés par des groupes gnostiques anglo-saxons. Quant aux Petits Gris, ils sortent d’une frange indécise où le renseignement US manipule les ufologues, à moins que ce ne soit l’inverse, mais l’armée les trouve bien commodes comme rideau de brouillage autour de ses vrais prototypes. Trois sources, trois chefs d’orchestre dont les buts ne se recoupent pas – mais une seule et unique salade dans les têtes.
La dernière fois qu’on a vu prendre un tel trafic de mythes, c’était en Allemagne après la défaite de 1918. On y a fantasmé les anciens Germains, leurs symboles et leur puissance comme antidote à l’humiliation du traité de Versailles. Et cela finit par engendrer le nazisme. On comprend mieux, à cette leçon pas si lointaine, pourquoi les vulgarisations historiques conduites par l’université s’ingénient à raplatir les faits. Elles opposent la raison aux superstitions, dans une redite des Lumières. Mais si le trafic de mythes a tant de succès, c’est qu’il donne à rêver, qu’on croit y trouver la profondeur qui manque à la vie quotidienne du bon citoyen consommateur. Tabler sur la raison pour boucher un peu plus les soupapes de sécurité, pour interdire le rêve, c’est préparer une explosion dont nul ne peut prédire les dégâts. On a déjà vu quelques signes avant-coureurs avec, par ordre d’entrée en scène, les suicides collectifs, assistés ou non, du Temple Solaire ; l’assaut sur Waco ; les revendications des gamines à foulard, des gamins à kippa et des deux à croix géante autour du cou, avec le même regard un peu halluciné. L’autre jour, un de nos bons apôtres laïcistes se félicitait de ce que la loi avait porté ses fruits et fait disparaître le foulard de l’école. On voit que les hommes politiques et les philosophes médiatiques ne prennent jamais le métro, où sa présence a décuplé pour le moins.
J’écoute le vent dans le soleil. Il souffle en rafales sonores, bouscule les branches des chênes, pousse des troupeaux de nuages sur un ciel d’un bleu laiteux. Cela fait au moins quatre jours sans faiblir mais il semble que la pluie s’épuise.
Assez d’humeur donc, assez d’inquiétudes.
Le seul antidote aux folies de notre temps, c’est de retrouver en nous-mêmes la profondeur, dans la prière d’abord puis, comme en ricochet, en retrouvant la communion avec l’arbre, le campagnol et l’étoile, qui sont de notre sang comme l’aurait dit Mowgli.
Et ce n’est pas une autre histoire.
[1] Nerveuses, je maintiens. Les passions charnelles ont plus d’épaisseur, de durée, de violence contenue.
[2] Le pompon appartient sans conteste à Ferdinand Lot qui expliquait, dans les années 1930, le goût des Romains pour les bains par le fait qu’ils… n’avaient pas inventé suffisamment de linge de corps.
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