J’ai feuilleté sur le Net quelques albums photos des pèlerins de Compostelle. Ils m’ont rappelé d’autres routes, d’autres pluies sans abri, d’autres rencontres d’un jour et pourtant pleines d’une amitié dont l’apparence éphémère défie l’oubli. Routards et pèlerins me comprendront. Aimer fait bonne mémoire.
Et c’est une mémoire de pierre et d’herbe, d’arbre et de rocaille, de chemins pentus, de sapins et de chênes, de bories et de chapelles oubliées. Aujourd’hui, sans doute, nul n’y célèbre plus et n’y viennent prier que les fourmis et les sauterelles. Mais ce que l’on y célébrait, avant, n’était si souvent que rites et si rarement présence.
Si par delà nos querelles je garde une gratitude à ma mère, c’est de m’avoir appris à marcher. De ce pas de montagnard ou de paysan, ample et régulier, qui avale les heures sans réelle fatigue et se module selon ce que rencontrent les semelles, asphalte ou caillasse, glaise ou bordure herbeuse, selon la pente ou le plat.
Mais c’était de chapelles que je voulais parler, de leur mémoire plutôt, de fidélités intérieures à déchiffrer. Lorsque je suis devenue orthodoxe, rencontrer une de ces chapelles au hasard du voyage m’était une souffrance sourde, faite à la fois de la certitude d’une porte refermée sur une mémoire qui chantait encore et de la certitude ressentie tout aussi forte de l’incomplétude des prières et des rites vécus dans ces haltes du passé. Non seulement l’incomplétude de la grâce, de la présence divine qui se communique ineffablement, mais plus encore la déformation de l’image de Dieu. Comme si elle s’imprimait dans le cœur avec un tampon usé et tordu qui transforme subrepticement l’icône en caricature. Ou en idole, c’est la même chose.
J’écris ce texte pour ceux de mes amis (et quelquefois de mes ennemis) qui se sont étonnés voire choqués de mon « intransigeance dogmatique », qui m’ont reproché mon « manque de tolérance » si ce n’est d’œcuménisme et qui n’ont pas compris davantage en me voyant du même mouvement plaisanter et partager des agapes avec tous les mécréants imaginables. Cette attitude qui tant étonne est née là, sur le seuil d’oratoires à l’abandon ou de chapelles verrouillées ; aussi ce dimanche à Chartres, montant vers la cathédrale poème de Péguy en tête, en souffle, en rythme du pas, tandis que les cloches appelaient à la grand-messe… une grand-messe d’où j’ai fui un peu plus tard, glacée jusqu’à la moelle et malheureuse comme un chat mouillé. Il y avait pourtant un indéniable effort liturgique dans cette pauvre paroisse chartraine, on y chantait du Gouze et pas du rock, mais pour l’orthodoxe que j’étais devenue, c’était simplement insupportable. L’écorce était là : les textes, les versets de psaumes, le nom du Christ même ; mais en place de l’Esprit Saint, je ne rencontrais que du vide ou de l’humain, trop humain. Comme dans la mémoire réveillée par les chapelles campagnardes. Ce n’est pas une rigidité d’une croyance. C’est l’expérience vécue du retour à l’incomplétude après avoir goûté la complétude.
C’était un 21 juin. J’étais venue en avance car, ce jour là, il était possible d’ôter les chaises et de parcourir le labyrinthe – et je voulais y rentrer si possible la première afin de pouvoir prendre avec quelques amis le rythme de la carole, cette danse médiévale lente et balancée, faite d’avances et de reculs que l’évêque menait sur cet analogon du pèlerinage à Jérusalem. J’avais étudié la géométrie du labyrinthe assez pour le tracer les yeux fermés. Je voulais le vivre dans son canon propre, l’incorporer pour comprendre exactement l’intention des bâtisseurs. Bien évidemment, ce ne fut pas possible, du moins pas jusqu’au bout, car la poussée sauvage et désordonnée des ésotéristes et des niouâgeux ne m’a pas permis de garder le rythme jusqu’au centre. Mais l’expérience fut tout de même très instructive.
Y compris la question, une fois au centre : et maintenant, comment on en sort ?
C’est vraiment un pèlerinage. On y vit intensément, sur un rythme adapté à la longueur du chemin donc rapide pour qui le chronométrerait mais plutôt lent dans la durée intérieure, les épreuves et les joies d’une marche à l’étoile. D’une marche vers la rencontre. A commencer par la confrontation avec ses lâchetés, ses désirs et ses peurs. Tous ses parasites.
Et c’est vraiment un labyrinthe. Même si l’on ne cogne pas au dos du pèlerin qui précède, on ne voit pas au delà du pas suivant. Celui qu’on accomplit mobilise toute la volonté, toute la capacité de libre obéissance. Cela se parcourt comme la vie, comme le temps, à l’aveuglette, dans l’incertitude de ce qui viendra, dans la certitude de la foi – c’est à dire dans la confiance.
Regarder et ressentir ensuite les autres parcourir leur labyrinthe fut une autre expérience. Ils étaient tous là, les gnostiques, les amateurs de courants telluriques, les radiesthésistes, les fous du Tarot, ceux qui cultivaient des certitudes et ceux qui les pourfendaient toutes, ceux qui ne juraient que par Eliphas Lévy et ceux qui inventaient un rituel à la minute, les ascètes et les fumeurs de joints, les yogis et les mages, les druides (reconstitués) et les channels d’extra-terrestres, les lents et les rapides, les joviaux et les coincés, les gros et les maigres, les ours, les loups, les hippopotames, les chevaux fringants et les lévriers racés, tous à piétiner sur un chemin implié, mus par un tropisme commun. Je parle de tropisme car, d’avoir discuté avec eux, je me suis aperçue que rares, très rares étaient ceux qui savaient ce qu’ils venaient chercher là et dont la démarche était pleinement consciente. La plupart suivaient la rumeur des steppes[1].
Encore plus rares ceux qui avaient intégré le fait que ce labyrinthe est tracé dans une église, qu’il a le sens d’un chemin de pèlerinage et que, s’il réactualise la légende de Thésée, c’est dans une perspective chrétienne comme métaphore du salut et de la Résurrection. En un lieu de marche ou de danse priante. Perspective chrétienne déjà fort tordue par le filioque et l’ecclésiologie pyramidale, me dira-t-on et je n’en disconviens pas, mais le pèlerinage, déployé sur de vraies routes ou implié dans le labyrinthe, a toujours eu une place en marge, plutôt du côté des résistances que de la réforme grégorienne[2]. Utilisé comme châtiment pénitentiel, il permettait d’éloigner les trublions, les moutons noirs, du troupeau que les papes et Cluny entendaient faire bêler à l’unisson – mais la marche priante, par ailleurs, tend à faire des hommes libres. Ce n’était pas simple à gérer pour des gens de pouvoir. Même en raccourci fractal sur les dalles de Chartres ou dans une chapelle de Mirepoix.
Comme les écoles gnostiques du temps de saint Irénée, les groupes new age donnent à première vue l’image d’un grand désordre où l’on rencontre tout et son contraire. Mais derrière ce buissonnement, on s’aperçoit que la racine est unique et finalement assez simple à résumer. Les gnoses de l’antiquité tardives étaient des dualismes opposant l’esprit (bon) à la matière (mauvaise) au travers d’une dramaturgie mythique et de techniques d’extases plus ou moins complexes. Les gnoses de notre temps sont aussi des dualismes opposant le mental (mauvais – sous ce terme, il faut entendre les facultés d’analyse rationnelle, le sens de la preuve et la capacité d’argumenter) à ce que l’on pourrait nommer un corps énergétique intuitif (bon – qui rassemble tout ce qui n’est pas mental, de la conscience du corps à des formes d’extase). Mais comme ce qui est projeté du côté du bien est fort complexe et protéiforme, elles se perçoivent fallacieusement comme des monismes que le mental honni générateur d’illusion empêcherait de voir. Au demeurant, gens charmants tant qu’on ne les contredit pas et qu’on approuve leur discours de mythopoièse permanente et plus ou moins talentueuse. Tout est permis, sauf le doute – puisqu’il relève du mental…
L’erreur inverse serait de nier systématiquement les vécus dont ils témoignent, de les mettre sur le compte d’une manipulation de guru (il y en a, et d’âpres luttes de pouvoir, mais pas forcément là où les voient les gens rationnels et de sens rassis), d’une hypnose, d’une perte de repères psychosociologiques ou de l’influence du Malin au premier degré, comme les juges du XVIIe siècle fantasmant la « synagogue des sorciers ». Il s’agit surtout d’un déséquilibre. A force de refuser la raison et de développer conscience du corps et intuition, la nature humaine, bonne fille, répond. Mais imaginons un culturiste qui ne travaillerait que son bras gauche ! Si le Malin trouve une occasion, c’est dans ce déséquilibre. Mais c’est bien le potentiel naturel de l’homme qui est ainsi anormalement développé et, sous prétexte d’harmonie, mis en dissonance avec lui-même.
Et à qui conclurait que ce diagnostic montre bien l’intolérance chrétienne, je suggère de se rendre toutes affaires cessantes sur le site de Florence Ghibellini, bouddhiste pratiquante du dzogchen tibétain, et de lire dans la rubrique articles celui qui s’intitule La niaiserie dans les milieux spirituels.
On l’aura compris, mes réticences à l’égard tant de l’Eglise romaine que du new age sont d’abord et avant tout le fruit d’une expérience vivante. Ou comme le disait un évêque de ma connaissance (avant de mal tourner mais, comme dirait Kipling, ceci est une autre histoire), « les dogmes ne sont pas faits pour être crus, ils sont faits pour être vécus ». Le problème, c’est que si on les énonce de travers, si on s’éloigne de la révélation ou de ce que Maxime Kovalevsky nommait « le fil d’or de la tradition », ou si on la remplace par un pur imaginaire, on induit des vécus mortifères. C’est la seule et unique raison de mon « intransigeance ».
(A suivre)
[1] Radio cocotier, dirait une amie de Guadeloupe.
[2] La métaphore de Thésée, c’est manière subtile de garder l’allusion à l’icône de la Résurrection au moment où elle disparaît des fresques et des prêches autorisés par Rome au profit d’un salut désincarné et plus incertain.
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