Monday, May 15, 2006

De mots, d’images et de broussailles (3)

Aussi, c’est une question de résonance des mots. Dites « hérétique » et l’on n’entendra pas qu’il choisit ce qui l’arrange au lieu de tout garder de la révélation, même ce qui ne fait pas encore sens pour lui ; la mémoire collective va humer d’âcres odeurs de bûcher et se révoltera en vous traitant d’assassin. Et l’on dévidera toute la pelote : le dieu sanguinaire, haïssable, le clergé rigide, l’inquisition, la débilité exigée lorsque l’Eglise de Rome a perdu son pouvoir, la condamnation de la science, le dolorisme. Rouspétez alors : mais c’est cela, justement, que nous condamnons ! – Ah, vous condamnez, donc vous ne valez pas mieux ! – car la mémoire renvoie des images de procès où se confondent juges à mortier et rouges cardinaux… Difficile de sortir d’un cauchemar collectif.
Ce qu’ils ne peuvent ni pressentir ni espérer, c’est qu’on puisse tenir de la même main la divinité du Christ, sa résurrection d’entre les morts et les commandements d’amour : « aimez vous les uns les autres… aimez vos ennemis… » Le Christ Dieu, en occident, c’est cette histoire de sacrifice humain pour apaiser la majesté divine, qui se répercute en masochisme obligatoire, en tortures et en viande brûlée. L’homme des Evangiles, c’est celui qui aime tout le monde, nunuche ou sublime selon le locuteur. Mais entre les deux, le Dieu ou l’homme, la mémoire cauchemardeuse d’occident ressent comme un hiatus ou une contradiction.
Comment en est-on arrivé là ?
Il est relativement simple de voir comment l’Eglise carolingienne puis romaine a basculé. D’Augustin à Boniface VIII, on peut nommer presque toutes les étapes. Ce qui se comprend plus mal, c’est pourquoi la résistance à cette dégringolade théologique et ecclésiale n’a jamais permis de retrouver la plénitude, pourquoi elle n’a débouché le plus souvent que sur des attitudes encore plus sèches, plus cruelles parfois (question bûchers, la Genève de Calvin, ce n’était pas mal non plus, ils avaient le tour de main pour l’allumage !), sur des délires élitistes, des gnoses, des paganismes.
Cela se comprend d’autant plus mal que, jusqu’en 1453, Byzance était là, libre au moins jusqu’en 1204 puis après la reconquête de Constantinople, à portée de main, sur la route des pèlerins de Jérusalem quand ils prenaient la voie terrestre – tous ceux au moins qui venaient d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne ou de Bohême. L’empire commerçait avec Venise, avec Gènes, avec Narbonne ou Barcelone. Il y avait la Serbie, la Bulgarie, le royaume de Kiev puis les principautés russes. Aucun abîme infranchissable ne séparait géographiquement l’Europe sous influence romaine de ses voisins orthodoxes.
Une des énigmes de l’histoire, c’est que les questions qui agitaient la résistance à Rome passaient aisément d’ouest en est – la question de pauvreté de l’Eglise, par exemple, soulevée en Russie à Pskov et Novgorod entre 1370 et 1400 – mais que l’inverse n’est pas vrai. L’hésychasme, bien que ses partisans aient entretenu un dialogue constant quoique sans concession avec les occidentaux, n’a pas percuté. Pourquoi ?
Les derniers pays évangélisés par les carolingiens et, plus tard encore, par le clergé romain, ces pays qui n’ont connu qu’une théologie tordue, augustinienne, filioquiste, et très vite la cruauté sans nom de la théologie anselmienne de la satisfaction ont tous accueilli la Réforme avec ardeur ; l’Ecosse aussi, soumise à la romanisation lors de la destruction des derniers bastions orthodoxes de l’Eglise celtique. Signe qu’une sourde révolte couvait. Mais en rajouter dans l’augustinisme n’a rien arrangé.
Or il ne s’agit pas d’ignorance ou d’incapacité. Lorsque s’est levé d’abord le mouvement conciliaire lors du « grand schisme d’occident » puis la Réforme, on lisait le grec dans les universités ; on lisait même l’hébreu et le syriaque. Il aurait suffi d’importer des manuscrits byzantins pour retrouver tout le trésor de la patristique.
A la cour du roi René, à la cour de Bourgogne où l’on invente l’ordre de la Toison d’Or, à la cour milanaise où l’on joue avec des « quartes » inspirées d’illustrations des traités des kabbalistes judéo-espagnols[1], l’érudition débouche sur des jeux de symboles et la relecture de Platon. A Florence, Dante cisèle d’énigmatiques poèmes dédiés à des Dames plus abstraites qu’il ne semble et tout ce mouvement débouchera sur la création d’une Académie platonicienne. On relit Plutarque et peut-être Hésiode. On ne lit pas Grégoire Palamas.
Pourquoi ?

D’un côté, un christianisme réduit au texte, à la seule liturgie de la parole (sola scriptura), coupé de la dimension vivante du mystère et de la communion des saints ; un christianisme pour éternels catéchumènes en somme, aisément judaïsé dans ses pratiques et soumis à l’exégèse rationnelle, extériorisante. De l’autre, une mythopoièse foisonnante, hésitant toutefois entre la profondeur du mythe et l’intellectualisme de l’allégorie, qui se théâtralise en ordres de chevalerie puis en académies secrètes ; mythopoièse qui hésitera toujours entre gnose et retour au paganisme. On y cultive plus d’esthétique, on y a plus d’audace dans l’expérience scientifique, on y spécule sur l’univers et tout cela ne manque pas de séduction. Mais d’un côté comme de l’autre, l’intelligence ne descend pas dans le cœur.
Lorsque quelque chose de l’hésychasme finira par perler, lorsque la soif d’union « mystique » deviendra épidémique, Eglise romaine, Eglises de la Réforme là où elles ont pignon sur rue et loges savantes ou ordres chevaleresques convergeront pour l’éliminer. Par le bûcher, par le bannissement ou l’exclusion sociale, ou par le mépris et le recours à la médecine que l’on n’appelle pas encore aliéniste.
Oui, Byzance est tombée, puis la Serbie au champ des Merles, et par deux fois l’empire ottoman mettra le siège devant Vienne. Mais dans le même temps la Russie secouait le joug de la Horde d’or et les appétits de la Suède. Il y a toujours eu au moins un pays orthodoxe libre, avec qui l’Europe occidentale commerçait, échangeait.
Au XVIIe siècle, les érudits chrétiens relisent enfin les Pères et les traduisent. Le mouvement mystique (illuministes, piétistes, quiétistes) s’y abreuve. Les évêques gallicans défendent la supériorité du concile sur le pape. On n’a jamais été si près de retrouver l’orthodoxie.
Mais c’est juste à ce moment que la Russie connaît un temps de déclin politique puis ecclésial, tant et si bien que c’est l’esprit luthérien qui inspire les réformes de Pierre le Grand, au lieu que l’Eglise orthodoxe rayonne enfin sur un occident qui l’appelle de toute sa foi sans le savoir.
Pourquoi ?

Le mouvement mystique retombé comme un soufflé, la perte d’influence de l’Eglise romaine s’accentue. On connaît la suite, dont toutes les facettes tendent à éliminer l’horreur des guerres de religion : l’œcuménisme qui, à l’origine, a pour vocation de rapprocher les fragments éclatés de la Réforme ; le déisme adogmatique, religion minimale dont ses partisans espèrent que sa minimalité réconciliera tous les protagonistes (l’erreur classique des empereurs byzantins lors des crises christologiques) ; le rationalisme agnostique ou athée ; la redécouverte des paganismes encore vivaces en extrême orient, en Afrique, en Amérique du sud ; et les virulentes mythopoièses du Café du Commerce…
Il faudra la révolution de 1917, les horreurs de la guerre civile et la dictature stalinienne jetant en exil des milliers de Russes, pratiquement toute l’élite, pour que l’Europe occidentale redécouvre l’orthodoxie – et de manière fort marginale. La France de l’entre deux guerres a sans doute fréquenté les cabarets, applaudi les Ballets et vibré au Sacre du Printemps dansé par Nijinski ; mais peu de curieux auront écouté la liturgie slavonne rue Pétel ou rue Daru. Ce n’est pas la sainte Russie que l’on aime, c’est le folklore des roussalkas. Pour que les chrétiens d’occident commencent à regarder l’orthodoxie comme la détentrice d’un trésor, avec d’ailleurs quelques ambiguïtés sur sa nature, il faudra l’effondrement liturgique de l’après Vatican II et l’œcuménisme médiatique de Paul VI et Athénagoras. Autant dire que c’est tout frais et que cela s’adosse à une quête du beau plutôt qu’à une recherche du vrai ; et que la sainte Trinité paraît à beaucoup une matière absconse pour universitaires et non des personnes divines vivantes et aimantes avec qui entrer en relation tout aussi vivante et tout aussi aimante.

Tout de même, dans la France de 2006 et cela se traduit par la fréquence des émissions du dimanche sur Antenne 2, il y a plus de bouddhistes, issus d’une poignée de réfugiés dans les années 60-70 pour cause d’invasion chinoise du Tibet comme les Russes l’avaient été dans les années 20, que d’orthodoxes. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le bouddhisme n’offre rien pour séduire, que des années de pratique aride pour déconstruire aussi bien ses affects que ses pensées ou ses rêves.

Que l’on ne s’y trompe pas. Mes « pourquoi ? » sont de vraies questions. On sent à l’œuvre comme un blocage collectif, une volonté butée, un aveuglement. Ou une hypnose. Et ça m’étonnerait beaucoup que ce soit la volonté divine !
Le Malin ? Possible mais depuis quand Dieu le respecterait-il au point de le laisser empoisonner des générations de chrétiens ?
Cela ressemble davantage à une volonté d’homme(s). Consciente ou inconsciente. Et que cela ait pu plomber plus d’un millénaire de notre histoire me terrifie. Un millénaire à ricocher de cauchemar en cauchemar, bûchers des dissidents, bûchers des « sorcières » coupables de rêves nocturnes ou de fumer des champignons, bûchers de prédicateurs trop beaux autour de qui se déclenche l’hystérie d’un couvent de filles, guerres de religions, guerre de 30 ans, dragonnades, galères pour les dissidents, années de terreur de la révolution française, guerres napoléoniennes, immonde boucherie de 14-18, nazisme, et le bouquet final de la seconde guerre mondiale, la rôtissoire atomique pour au moins 100 000 Japonais… A quoi l’on peut ajouter le stalinisme et Pol Pot, cauchemars d’exportation.
Pourquoi ?

Il ne s’agit pas de faire une théorie du complot à travers les âges. Il y a eu des complots, il en existe encore. Le terme, le plus souvent, s’applique à ceux qui ont échoué et dont les protagonistes se sont fait prendre ; quand ils réussissent, ils deviennent des précurseurs et leur conspiration une entreprise éclairée ! Mais du moment que quelques personnes se réunissent et caressent un projet de société, on peut toujours considérer qu’ils complotent. Ce n’est pas grave. La plupart du temps, cela n’aboutit à rien et n’est même pas décelable au delà d’un cercle d’amis intimes. C’est un peu plus fâcheux quand les comploteurs ont un pouvoir réel, celui de l’argent ou de la politique – mais le manque d’imagination répond à l’impuissance des autres et, l’un dans l’autre, rien ne bouge vraiment. J’ai pu écrire dans B.I. que le Groupe de Bilderberg n’est au fond qu’un somptueux Café du Commerce à l’usage des élites. Je le maintiens.

(A suivre)
[1] Comme l’ont démontré les travaux de Marie Sophie André, peintre et élève de l’EPHE.

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