Il faut une vocation à l’ascèse bien chevillée à l’âme pour se faire ermite et demeurer dans sa grotte, comme saint Calupan[1], qu’il neige, vente ou pleuve des serpents sur la tête. En dehors de ce mode de vie plus qu’exceptionnel, je ne crois pas recommandable de s’enfermer et surtout pas dans une routine, fût-ce apparemment la meilleure, qui devient vite possédée possédante : ma paroisse, ma famille, mon travail, mon entreprise, mon chien, mes gosses, ma brosse à dents… Même sur Internet, on peut se faire l’équivalent de la promenade dominicale de nos parents sur le mail du village, un tour sur les mêmes sites et dans le même sens : mon courriel, mon forum, quelques sites de ma tribu…
Il n’y a guère plus d’un siècle, une femme pouvait passer sa vie dans un terroir limité à quelques rues d’une ville, quelques villages à la campagne, dont elle connaissait chaque lézarde de chaque mur, sans parler du contenu de l’armoire des voisines repéré les jours de lessive. A peine savait-elle qui régnait sur la France, roi, empereur ou président ; il lui importait davantage de connaître celui qui serait le prochain curé. Les hommes en savaient un peu plus grâce au service militaire. J’en ai encore rencontré, de ces femmes mises « au cul des vaches » à 12 ans, qui croyaient la Terre plate comme un camembert alors même qu’elles suivaient à la télévision les premiers pas de l’homme sur la Lune et qu’elles avaient passé leur permis de conduire. Au demeurant, elles ne manquaient pas d’intelligence ni, et c’est plus important, d’intelligence du cœur. Je me souviens de cette vieille paysanne que sans le vouloir j’avais surprise en prière, dans l’intimité de sa prière ; je n’oublierai pas son visage. La lumière en coulait comme d’une fontaine.
Mais ces femmes, c’étaient encore, d’une certaine manière, des Calupanes. Et je ne rentrerai pas dans un débat sur le bon vieux temps et sa nostalgie toujours suspecte d’oublier une face du sou, ne serait-ce que l’épuisement des grossesses trop rapprochées. Pour nous qui vivons dans ce monde soi-disant post-moderne, dans un milieu urbain, avec un travail et l’usage d’Internet, rêver d’enracinements à la mode du néolithique[2] ne mène pas très loin. Au mieux, il s’agit de mémoires collectives plus ou moins transfigurées. Au pire, c’est Mickey à travers les siècles ou l’histoire niaise à l’usage des enfants de la côte est. Même si l’on habite une banlieue campagnarde, c’est à portée de bus, de métro, parfois de cités taguées, l’on n’appartient plus à ce monde immobile et les intellectuels encore moins que d’autres.
D’une certaine manière, nous revenons à la vie nomade, quoique nos déplacements soient courts, quotidiens ou hebdomadaires plutôt que saisonniers si l’on excepte les deux boucles plus longues que seraient en hiver le ski, en été la plage ou la randonnée. Mais la nomadisation n’est pas l’errance. Elle tourne en permanence sur ses propres traces, ses repères bien établis, des itinéraires balisés et ne s’en éloigne que poussée par un cataclysme.
Pourquoi Dieu a-t-il fait sortir Abraham d’Ur en Chaldée ? Eliminons de suite les exégèses fondamentalistes à l’américaine qui confondent Ur avec Sodome. La ville que Dieu propose de quitter était un ancien centre de civilisation, le joyau du premier empire de toute l’histoire humaine, celui de Sargon d’Akkad, mais qui redevenait provincial : Abraham est un contemporain d’Hammourabi et donc de la montée en puissance de Babylone.
Incise à ce propos : la tour de Babel dont l’épisode prélude à l’appel d’Abraham n’est pas l’Essagil de Babylone, d’abord parce que le grand temple de Marduk n’était pas détruit et surtout parce que la ville de Babylone n’est pas située dans la vallée de Shinear[3]. Les ziggourats sont plus anciennes que la ville d’Hammourabi. Et la séparation des langues aussi ! La Babel biblique, Babel signifie Porte de Dieu en chaldéen, avait déjà changé de nom à l’époque et plus encore à la nôtre, mais l’archéologie confirme le récit : à haute époque, après les déluges, un site porte des traces de destruction, en particulier par le feu. Il se situe bel et bien dans la vallée de Shinear mais porte aujourd’hui sur les cartes le nom d’Arpatchiya. Sa dévastation pourrait être contemporaine de la diversification des langues sémitique, indoeuropéenne et asianique. Ce n’est pas la faute des compilateurs inspirés de l’histoire juive qui regroupent et refondent les documents d’archives à l’époque de David si nous, chrétiens issus des nations, avons perdu la mémoire de ces débuts de la civilisation, laquelle commence entre le Tigre et l’Euphrate plusieurs millénaires avant le miracle grec, rappelons-le. David lui-même règne environ six siècles avant Périclès. Encore un point : entre la destruction d’Arpatchiya et l’apparition de l’écriture cunéiforme, la toute première écriture, on compte deux à trois millénaires durant lesquels ont du se transmettre oralement les faits saillants que furent la chute d’une cité orgueilleuse et la séparation dialectale. La Bible est une mémoire, une mémoire posée sous le regard de Dieu. Pas une dictée[4].
Si les scribes davidiques ont rappelé la ruine d’Arpatchiya juste avant d’évoquer l’appel d’Abraham alors que plus de 3 millénaires les séparent, c’est qu’ils pouvaient mettre ces deux épisodes en miroir : les bâtisseurs de Babel veulent se faire un nom et s’égaler à Dieu, leur œuvre s’anéantit dans la discorde et la dispersion ; Abraham écoute Dieu et reçoit la promesse d’un nom et d’une innombrable descendance. Fin d’incise.
Abraham donc sort d’Ur, ville du sud endormie qui ne donnera plus rien à l’histoire. En apparence, il régresse, devenant éleveur nomade alors que se bâtissent des empires et des royaumes et que les caravanes tracent les prémices de ce qui deviendra la Route de la Soie. Dieu ne l’installe pas au cœur de la puissance montante, cette Babylone dont le roi vient d’inscrire dans la pierre le premier code de lois, un code qui cherche la justice plutôt que la coutume ou la vengeance. Eleveur nomade, disais-je ? Non, éleveur errant. Il ne circule pas sur des chemins immémoriaux de transhumance. Il migre. D’abord à Harrân, en Syrie du nord. C’est l’autre lieu de haute mémoire encore actif, le pendant nordique d’Ur, tout autant en voie de provincialisation. Puis au pays de Canaan, ce qui signifie qu’il abandonne les fleuves et les montagnes, les pays de l’origine, pour une bande côtière encore sous-développée. En Egypte : à la fin du moyen empire. Mais l’Egypte est aussi le fruit de l’autre point d’émergence du néolithique, celui du Hoggar[5], l’autre point d’émergence de l’écriture, l’autre point d’intégration des cultures en un empire, ici par la rencontre du monde sémitique et de l’Afrique. Ainsi Abraham dans son errance unit-il toutes les mémoires civilisatrices profondes. En même temps, son errance prophétise. L’Egypte, environ trois siècles plus tard, deviendra la puissance dominante avec Thoutmosis III ; elle étendra son protectorat sur Canaan. Plus tard encore, le nord de Canaan deviendra la Phénicie de Tyr et Sidon, dont les navires commerceront avec toute la Méditerranée, iront chercher l’étain et l’ambre dans les mers nordiques, feront le tour de l’Afrique et, s’il se trouve, cela se discute mais n’est pas totalement exclu, atteindront l’Amérique du sud. Le périple d’Abraham le mène de la civilisation ancienne aux lieux d’émergence de la civilisation à venir et même très précisément à ceux en qui s’opère une synthèse culturelle. Mais lui-même reste un seigneur errant qui ne possédera de la terre que la tombe de son épouse. Il récapitule, il annonce sans en avoir forcément pleine conscience, il n’est pas soumis à l’histoire.
Il est déjà « dans le monde sans être du monde ».
Avant de continuer ce texte, je tiens à préciser pour les esprits chagrins qu’il s’agit ici d’une méditation personnelle qui n’a pas vocation à devenir autre chose. Je ne l’ai pas soumise au magistère car il n’y a pas de magistère en orthodoxie ; et si d’aucuns trouvent qu’à mêler le texte biblique et l’archéologie je deviens dangereusement moderniste, je leur autorise toutes les étiquettes. Je partage avec les pots de confiture le privilège douteux d’en avoir porté plus d’une dans ma vie mais, si le verre ou le grès n’en peuvent mais, je ne me suis pour ma part jamais reconnu dans celles qu’on m’a collées et j’ajoute qu’en général elles se contredisent. Alors…
(à suivre)
[1] Grégoire de Tours, Vitae patrum.
[2] Le néolithique a commencé vers –7000 et peut-être plus tôt dans le Zagros. Dans nos campagnes, il s’est achevé vers 1950 avec la généralisation de l’usage du tracteur, l’arrivée de l’électricité et de l’eau courante au robinet. Pour cette dernière, il a fallu attendre parfois la fin des années 1960. Le néolithique urbain, c’est à dire le monde des artisans, plus tardif puisque il apparaît avec la céramique vers –5000, s’est effondré autour de 1830 avec les débuts de la révolution industrielle. Voir les travaux de Braudel sur l’histoire immobile et la périodisation de Le Goff sur le moyen-âge. Mon amie Claire-Claude Kappler, iranologue et spécialiste des chamanismes non reconnus, déclare être née au moyen-âge ; c’est aussi le sentiment de Pierre Jakez Helias. Pour ma part, j’allais seulement en vacances au moyen-âge et n’en ai donc pas subi la part d’ombre.
[3] Bien que les scribes davidiques fassent déjà l’erreur commune et traitent Hammourabi de roi de Shinear.
[4] C’est essentiel. Comme toute mémoire, elle recompose le passé, le transformant de vécu en quelque chose qui ressemble beaucoup au mode mythique de la pensée. Dans cette ressaisie, il arrive que les événements se télescopent et dansent avec les dates. D’où l’imbécillité de tous les fondamentalismes. Mais mémoire inspirée et posée devant la face de Dieu, elle ne fait jamais d’erreur sur les autres niveaux de sens, typologique, spirituel… Un énième niveau de sens peut encore jaillir de sa confrontation avec le déchiffrage historique et archéologique, à condition de se souvenir que c’est là une autre forme de mémoire recomposante et de ne pas projeter sur le passé les rationalités provisoires de notre propre temps.
[5] Que les archéologues ont découvert il n’y a pas dix ans…
1 comment:
vous écrivez des textes foisonnants que je découvre avec un "certain plaisir".
Aujourd'hui j'ai survolé, mais je prendrai bientôt un long instant pour m'arrêter sur vos méditations.
Je crois comprendre que vous êtes chrétienne. Aucune polémique ne m'intéresse, mais un étonnement, ce que j'ai lu de la bible, assez peu de choses, me parait tellement... ( fantastique, drôle ?).
J'accepte par contre les "potentialités lumineuses" de la pratique, le chemin spirituel.
Ouh là là, j'essaye d'être clair et d'avoir l'air intelligent mais ceux qui me connaissent savent que j'échoue à chaque fois.
C'est promis, je vous lirai attentivement ces prochains jours.
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