Sunday, June 11, 2006

Vagabondages en terre humaine (1)

De tous les blogs et autres sites dont j’ai donné les liens (je m'aperçois que je ne l'ai pas encore installé, je vais le faire illico, mais on peut y accéder aussi par le site de Florence Ghibellini), il en est un dont je voudrais dire quelques mots avant de passer à mes propres thèmes car je ne manque pas de le visiter à tous mes passages sur la Toile, c’est celui de Lisa Mandel qui s’intitule… J’oublie toujours son titre exact. Libre comme un poney sauvage, je crois. C’est à chaque post une simple page de BD, mais fraîche à plaisir, malicieuse, pleine d’humour et sans méchanceté. Ce qui ne veut pas dire sans intelligence ! Le premier qui confondrait est prié de venir me voir à la récré parce que moi, je n’ai pas fait vœu de non-violence. Pas comme certains. Et surtout pas dans le monde virtuel où jouer franc et dur n’a jamais tué personne.

Comme, à force de vagabonder le nez au vent, j’ai toujours un wagon de retard, au moins, sur le train du monde[1], je viens de découvrir que derrière la mouvance cyberpunk – les romans de SF les plus intelligents et les plus dérangeants des trois dernières décennies – avait poussé une étrange excroissance, le transhumanisme (http://transhumanism.org/). C’est une mouvance ou plutôt un débat permanent dont l’école la plus curieuse se nomme l’extropianisme (http://www.extropy.org/). Ne cherchez pas, Larousse, Robert et l’Académie ne l’ont pas encore inclus dans le Dictionnaire mais ça viendra. Extropianisme car partisans de l’extropie, laquelle serait le contraire de l’entropie. Si j’en crois le Joyeux Ragondin (http://blog.ragondux.com/) dans son post du 18 septembre 2004, voyez mon retard, « leurs principes sont le progrès perpétuel, la transformation personnelle, l’optimisme actif, l’utilisation intelligente de la technologie, la défense d’une société ouverte et libre, la défense du libre arbitre et la pensée rationnelle ». Tout en notant que les choses ne sont pas si simples, notre rongeur aquatique trouve plutôt ces prémisses sympathiques.
Il me pardonnera d’être un peu plus dubitative.

On a dit mille bêtises et un peu plus sur l’entropie. Mais jusqu’ici son contraire se disait néguentropie. Pas très heureux. Εν τροπη, c’est littéralement « dans le changement » dont la négation ne pourrait être qu’une stase. Nos Extropiens le lisent sans doute comme un changement interne puisque, si elle n’est pas transformation externe, leur ex-tropie ne serait encore qu’une manière de figer le monde, ce qui ne semble pas leur propos. Quand on oublie d’y mettre de la métaphysique subreptice et pessimiste, l’entropie n’est ni le désordre ni la dégradation des systèmes, c’est une mesure de l’irréversibilité d’un événement ou d’un processus[2]. Donc une forme de mesure du temps. Les Extropiens entendent-ils sortir du temps ?
Si j’ai bien compris, mais leurs propos ne sont pas toujours limpides, ce sont surtout des conséquences de vivre dans le temps, de l’irréversibilité des processus biologiques qu’ils aimeraient sortir en éliminant le vieillissement. Et si possible la mort. Car il est d’autres déterminismes qu’ils aimeraient éviter en choisissant, par exemple, leur propre morphologie.
On connaissait les NBC, les armes dites « de destruction massive », Nucléaire, Biologique, Chimique. Même si elles ont eu dernièrement plus de parenté avec l’Arlésienne et le monstre du Loch Ness qu’avec de réelles menaces, elles constituent tout de même un horizon peu engageant. Mais depuis juin 2002, d’après un rapport officiel américain[3], existent les NBIC ou technologies convergentes : Nanotechnologies, Biotechnologies, Information et sciences Cognitives[4]. Actuellement, une mission officielle française, confiée à Jean Pierre Dupuy, est chargée d’évaluer les risques de ces convergences, dans le cadre du sacro-saint et inutile principe de précaution qui se borne à supputer les risques, évaluer leur probabilité d’occurrence et calculer leur coût économique. Il dépasse heureusement ce cadre frileusement absurde qui nous a valu la grand-peur (ou la grande rigolade, selon) de la grippe aviaire.
L’inventeur du terme NBIC n’est autre que William Sims Bainbridge (en collaboration avec Mihail Roco). Ce haut fonctionnaire de la National Science Foundation, sociologue spécialisé dans l’étude des groupes religieux, est aussi l’un des piliers de la World Transhumanist Association, dont l’un des choix pour le futur serait de pouvoir transférer le contenu informationnel du cerveau dans des mémoires informatiques et remplacer, en l’améliorant au passage, l’homme biologique mortel par le cyborg robotisé et immortel et/ou l’avatar virtuel. En juillet 2003, dans son association, Bainbridge appelait à la constitution de lobbies discrets sinon de sociétés secrètes prêtes à résister à l’ordre social supposé réactionnaire, au premier rang duquel il place les religions établies. Après ça, Pierre Lagrange nous dira que les complots ne sont que des mythes !
Allons, l’ami Pierrot, que penser d’un comploteur qui appelle ouvertement à comploter contre l’ordre social et qui appartient lui-même au petit monde des décideurs de haute volée ? Si les théories du complot ne sont que des légendes urbaines, nous ne sommes pas loin d’une nouvelle mouture du paradoxe du Crétois, non ?
L’autre mot clef, c’est celui de singularité[5]. Que l’on considère la vitesse d’accumulation du savoir scientifique, celle des améliorations technologiques, tout ce qui prend la forme d’une exponentielle très tendue, vient un moment de basculement. Vernor Vinge le définit comme le moment où l’intelligence artificielle dépassera les capacités humaines, leur synergie permettant de créer une « super-intelligence ». Pour Ray Kurzweil[6], ce passage au surhumain sera le fruit des nanotechnologies, de minuscules robots capables de contrôler et réparer le corps humain puis, en un second temps, de se substituer aux organes susceptibles de défaillance. Pascal Pastor, en se basant sur le caractère exponentiel du développement scientifique avait également pressenti l’approche d’une singularité comme le moment où l’on franchirait un seuil de connaissances et donc une mutation de civilisation toutes les minutes[7]. Mais, contrairement aux transhumanistes, il avait fini par penser que cet instant explosif serait plus probablement le point d’inflexion d’une courbe en S. En d’autres termes, après un gros effort de grimpette, on se repose un bon moment sur le palier avant, peut-être, d’entamer l’étage suivant. Fractal, peut-être bien, tout ça…

C’est bien beau de rêver à la perfection de l’homme, à la version 2.0 comme dit Marina Maestrutti, mais l’université de Harvard vient d’annoncer qu’elle a réalisé les premiers clonages d’embryons humains, dans le but d’étudier les cellules souches. Avec financements privés pour secouer le joug des restrictions posées par l’Etat fédéral.
Avant d’arriver à l’éventuel surhomme et dans la plus pure continuité du XXe siècle, de Mengele à Wouter Basson, on commence par chosifier l’homme. Voici l’embryon kleenex, jetable, cobaye de laboratoire.
Aimé Michel remarquait, dans un texte que je garde en mémoire mais que je serais incapable de référencer, que la nature gaspille mais gaspille d’autant moins que l’on se rapproche de l’homme. Il faut des centaines ou des milliers d’œufs pour que survive un poisson, des milliers de glands pour que pousse un chêne. Déjà, une cane va couver une vingtaine d’œufs, sans plus, sur lesquels malgré rats et serpents survivront deux ou trois canetons. Sur une portée de 3 ou 4 lionceaux ou louveteaux, il n’est pas rare que tous subsistent. Et chez les êtres humains qui conçoivent en général un seul enfant par grossesse, même avec les fausses couches et la mortalité infantile, le gaspillage est minimal.
Objection, votre Honneur. Etait minimal. La légalisation de l’avortement et, désormais, l’embryon clonable et destructible à l’envi nous ramènent au niveau des poissons et des grenouilles. Comme progrès, pourrait mieux faire !
Car il n’est pas vrai que la recherche scientifique se développe dans toutes les directions comme un ballon que l’on gonfle. La science, comme le frai des poissons, gaspille. Elle abandonne mille directions potentielles pour en suivre une. Elle obéit à des rêves, des idéologies, des préjugés métaphysiques qui jugent de ce qui fait sens.

(à suivre…)

[1] Mais cela vaut mieux, à tout prendre, que de ne jamais sortir de la gare ou, pire, de la place du marché devant la gare.
[2] Voir Olivier Costa de Beauregard, Le second principe de la science du temps, Seuil, Paris, 1969.
[3] Disponible sur www.wtec.org/ConvergingTechnologies/
[4] Jean Pierre Dupuy, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science », 2004, sur le site http://formes-symboliques.org/, rubrique philosophie
[5] Voir Marina Maestrutti, « La singularité technologique : un chemin vers le posthumain ? », Vivant, 2 mars 2006, http://www.vivantinfo.com/
[6] Ray Kurzweil, The Singularity is Near, Viking Penguin, New York, 2005.
[7] Il n’a laissé que les équations mathématiques et j’avais seulement commencé de rédiger le texte qui devait les commenter en langue du pays lorsqu’il est mort. C’est donc inédit, en friche sur mon ordinateur. Je ne sais plus comment le reprendre car il me faudrait travailler avec quelqu’un qui puisse comprendre son travail, qui ait à la fois des connaissances en physique quantique, en maths appliquées, en sciences humaines et en théologie orthodoxe. Appel aux lecteurs !

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