Thursday, June 22, 2006

Vagabondages en terre humaine (5)

Comme je suis obstinée, je continue le voyage en Extropie, encore que les redites sur le vieillissement commencent à bien faire. A la troisième occurrence, on avait compris. Davantage, c’est de l’obsession.

Vu que chaque individu vit avec les autres, nous aspirons à continuellement améliorer la qualité de nos rapports interpersonnels. Nous reconnaissons l'entrelacement de nos intérêts avec ceux d'autres et donc nous cherchons pour agir en fonction de l'avantage mutuel. La transformation personnelle n'implique pas qu'une absorption en soi mais une tentative soutenue de comprendre les autres et travailler à l'optimisation des rapports basés sur l'honnêteté mutuelle, la communication ouverte, et la bienveillance. Nous comprenons que notre évolution nous a laissée avec d'ardentes pulsions animales et des émotions qui nous incitent, quelquefois sans nous en rendre compte, à commettre des actes d'hostilité, d'engendrer des conflits, de susciter la peur et d'exercer de la domination. À travers la compréhension, la connaissance de soi et le respect pour autrui nous essayons de passer outre ces pulsions ardentes. Bien que nous soyons informés de la valeur des autres, nous nous concentrons notre propre transformation plutôt que d'essayer de changer les autres. Nous reconnaissons les dangers qu'implique le contrôle des autres et qu'en essayant d'améliorer le monde, il faut seulement incarner une exemplarité et communiquer des idées.

Qui pourrait être en désaccord ? Reste à savoir si les pulsions d’hostilité sont simplement un héritage animal, jusqu’à quel point il est maîtrisable et si toutes les situation permettent l’avantage mutuel, tarte à la crème de l’économie libérale. Ces réserves faites, j’aimerais aussi souligner que ce programme, quoique en d’autres termes, figure déjà dans les Evangiles : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. Et moi je vous dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère ‘Imbécile’ sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui dira ‘Fou’ sera passible de la géhenne de feu. Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande[1]. »

Adopter l'optimisme pragmatique signifie le rapprochement des possibilités et des occasions, en étant aux aguets par rapport aux solutions et à leurs potentialités. En somme; refuser de se plaindre inutilement devant l'inévitable, apprendre des erreurs au lieu de se donner une importance indue en se victimisant, se punissant, se culpabilisant ou en se rapportant seulement qu'à ses échecs. Nous préférons être pour plutôt que contre, créer des solutions plutôt que de protester contre l'état de fait.

Là encore, qui pourrait protester ?

La conscience humaine recèle une panoplie de désirs et pulsions imbriquée dans l'organisme biologique à travers les processus évolutionnaires et l'influence culturelle. La prise en charge de soi-même exige que nous choisissions parmi nos désirs rivaux et nos subpersonnalités. Tandis que la spontanéité joue un rôle important, le soutien d'une conscience de soi-même saine, créative et prospère, requiert de l'autodiscipline et de la persistance.

C’est marqué au coin du bon sens. Mais un tel choix n’a rien de simple et demande déjà un important travail sur soi. Surtout dans le cadre métaphysique vide dont se réclament les Extropiens. Comment traversent-ils les période de doute, de découragement, d’acédie ? A moins que, tout à leur jeunesse, ils ne les aient pas encore rencontrées ?

Les Extropiens prennent la responsabilité des conséquences de leurs choix, en refusant de reprocher les résultats de leurs propres actions libres aux autres.

C’est la moindre des choses. Pas forcément la plus facile : « C’est pas moi, c’est ma sœur, qu’a cassé la machine à vapeur… »

L'expérimentation et la transformation personnelle sont risquées; nous souhaitons, être libre d'évaluer les risques potentiels et les avantages nous-mêmes, en appliquant, notre propre jugement, et à en assumer la responsabilité résultante. Nous résistons à la coercition de ceux qui essaieraient d'imposer leurs jugements sur la sécurité et l'efficacité de plusieurs moyens d'autoexpérimentation puissants. La responsabilité personnelle et l'exercice de l'autodétermination sont incompatibles avec les formes de contrôle autoritaires centralisés qui étouffent l'initiative et l'agencement spontané de personnes autonomes.

Tiens, où sont passés les sages ?

Ici, nos bons amis oublient encore deux données importantes. Tout d’abord, le regard de l’autre est souvent un regard plus lucide que l’auto-estimation ; c’est pourquoi dans les monastères, les débutants ouvrent leur cœur à un père spirituel. Enfin, l’homme est un animal social et, s’il n’est pas question de favoriser une dictature, le réalisme implique aussi de partir du groupe tel qu’il est, avec ses limites et ses pesanteurs.

Les Extropiens voient la bienveillance comme une vertu qui guide leur interactions avec les vies autodéterminées des autres. La bienveillance découle naturellement de l'appréciation de la valeur de celle des autres et de notre propre estime de soi. Nous ne considérons pas la bienveillance comme une abdication de nos intérêts, mais comme une prédisposition à être utile aux autres. Nous approchons des autres comme des sources potentielles de valeur, d'amitié, de coopération et de plaisir. Nous estimons qu'un caractère bienveillant est un état émotionnel des plus stable et agréable, plus que le cynisme, l'hostilité et la mesquinerie, mais aussi comme étant plus à même d'induire un traitement réciproque positif.

Je signerais volontiers, sauf les mots « découle naturellement ».

Notre engagement en faveur de la transformation positive, exige que nous analysions nos croyances courantes, comportements et stratégies d'un oeil critique.

Du pur bouddhisme !

Nous nous prononçons pour une philosophie de vie mais nous nous distançons des dogmes religieux, politique, ou personnel, qui causent la foi aveugle, l'abaissement de la valeur humaine, et l'irrationalité érigée en système.

Prennent-ils aussi leurs distances avec les dogmes scientifiques ?

Nous n'acceptons pas les révélations, l'autorité, ou l'émotion comme sources fiables de connaissance. Nous accordons peu d'importance aux affirmations qui ne peuvent pas être vérifiées. Nous comptons sur notre jugement, à la lumière de nos propres opinions.

C’est bien, de vouloir penser par soi-même. J’ai pratiqué et je pratique encore. Mais le rejet de toute révélation me semble une utopie : aujourd’hui, personne ne peut espérer maîtriser ni vérifier la masse des connaissances humaines, en quelque domaine que ce soit. Donc même au niveau le plus trivial, on est bien forcé de recevoir une révélation, ne serait-ce que celle d’une agence de presse ou celle des instruments de mesure qui « voient » dans les profondeurs de la matière inaccessibles à nos sens. Enfin qui nous dit que nos opinions seraient l’aune la meilleure pour évaluer le réel ? Que leur lumière n’est pas un lumignon fumeux ? Ce passage contredit la critique des croyances courantes, etc.

Notre emphase sur la primauté de la raison ne signale pas un rejet de l'émotion ou de l'intuition. Celles-ci peuvent apporter de l'information utile et jouer un rôle légitime dans la pensée. Mais nous ne considérons pas les sensations et les intuitions comme des autorités irréductibles, incontestables. Nous les percevons comme des informations traitées inconsciemment, dont l'exactitude est incertaine.

La raison est-elle une autorité irréductible et incontestable ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que la raison ?

Nous admettons que nous pouvons comprendre le réel, et que par le biais de la science, la cognition humaine peut vaincre ses partis pris perceptuels et sensoriels pour progressivement découvrir le monde comme il est vraiment.

Eh bien, quel acte de foi ! Et quelle croyance a priori. Quand les plus grands physiciens en viennent à douter de l’intelligibilité totale du monde, quand toute la psychologie expérimentale nous montre combien nous filtrons non seulement nos perceptions mais aussi nos raisonnements, Max More a confiance en l’homme. Le monde est intelligible pour lui comme Dieu l’était pour Thomas d’Aquin.

Je ne sais plus qui a dit que « la foi en la raison risque de paraître aussi irrationnelle que n’importe quelle autre foi. »

Les Extropiens semblent les héritiers de l’Institut Esalen autant que du libéralisme économique, comme s’ils étaient nés, et c’est peut-être le cas, à Silicon Valley durant les années de folle croissance de la microinformatique, des débuts d’Internet et des premiers jeux vidéo. Héritiers : le Vietnam, les droits civiques des noirs, la découverte du yoga, du zen, la revendication d’explorer sa conscience furent les combats de leurs parents et s’ils y puisent, c’est bien en héritiers, comme dans une malle au trésor qu’il auraient toujours vue ouverte.

Dans un esprit en apparence assez proche de l’extropie mais moins adolescent, j’aimerais verser au dossier la Charte du Projet Hôdo de mon ami Serge Jadot, ainsi que le commentaire que je lui en ai fait.

Projet Hôdo est une "communauté acratique" internationale et polyculturelle réunissant des humanistes convaincus que tout progrès de société ne peut être durable qu'en passant par la compréhension et la maîtrise de nos instincts biologiques

Acratique, néologisme, du grec a, alpha privatif= sans et cratos= pouvoir.

Une communauté acratique n'a pas de "leader", donc pas de carte de membre, ni tee-shirt à logo.

Dans ce cas, qui est "Hôdon" ? Toute personne qui respecte la charte de Hôdo.

Que dit cette charte ?

1.- Respecter toute intelligence.

Nous pensons que l'intelligence est indissociable de la vie. Le respect de la vie est insuffisant s'il ne se résume qu'au maintien en vie, même sainement, s'il n'y a pas aussi respect des sentiments et des pensées.

Le respect de l'intelligence n'a de sens que s'il est accompagné d'une connaissance de ses mécanismes et si le savoir de l'humanité est à la portée de tous. Le respect de l'intelligence impose d'éviter d'enfermer quiconque dans un modèle de dominance.

La maîtrise de ses instincts, est un idéal à cultiver afin de détourner l'agressivité vers une imagination créatrice.

2.- Le respect du droit à l'intimité et à l'évitement.

Respecter l'intelligence, c'est aussi reconnaître nos limites d'adaptabilité et de récupération.

Tout humain devrait avoir droit à la fuite, et donc tout humain devrait pouvoir jouir non seulement d'un abri vital mais aussi intime.

3.- La charte de Hôdo ne contiendra jamais plus de dix articles, car l'excès de lois rend difficile, voire impossible, l'acceptation d'un protocole de convivialité.

4.- Soumettre au hasard toute décision commune n'acquérant pas de consensus.

La diversité est richesse, et l'acratie ne s'accommode d'aucune forme de pouvoir même celui du plus grand nombre.

Lorsque des entités, individus ou groupes, doivent partager des ressources communes il y a forcément conflit d'intérêts.

Si la négociation n'aboutit à aucun accord satisfaisant toutes les parties, alors, l'une des options sera tirée au hasard en attendant l'unanimité.

5.- Les cinq derniers articles ne seront jamais figés, car ce qui est vérité aujourd'hui ne le sera peut-être plus demain.

Et les commentaires que je lui envoyai :

Aimé Michel m’écrivit un jour que l’homme est le chaînon tragique, ayant conscience de la mort mais incapable de voir au delà (et donc peuplant cet au delà de rêves). Je reprendrais volontiers cette définition mais sous un autre angle : capable de voir ce que seraient de véritables relations interpersonnelles[2] ou un amour inconditionnel, mais encore incapable de se dégager de l’éthologie du singe avec tout ce qu’elle comporte de hiérarchisation, de dominance, de peur, de propitiation, de querelle et de bonne entente, de génocides même. Voir Jane Goodall et Franz de Waals. Qu’on le symbolise par la parabole d’une faute originelle ou qu’on s’en tienne au credo évolutionniste, nul ne peut nier cette double tension. Ni ange ni bête, aurait dit Blaise mais en fait tendu entre bête et ange[3]. Toi même, tu parles de maîtrise des instincts biologiques.

Venons en à la charte de Hôdo.

Respecter toute intelligence.

Je note que tu rattaches les sentiment et les pensées à l’intelligence. Mais je ne suis pas sûre que « la connaissance de ses mécanismes » soit réellement possible. Il me semble que nous ne serons jamais totalement transparents à nous-même, qu’il existe en l’homme une profondeur apophatique. Je ne parle pas de l’inconscient, c’est plus noétique. On peut le voir à la manière gnostique, comme une étincelle divine (donc transcendante) ; à la manière chrétienne comme image de Dieu (itou) ; ou à la manière scientifique comme une application particulière du théorème de Gödel.

Prendre conscience de cette dimension apophatique pourrait être un élément fort de la croissance de ce respect.

Respect du droit à l’intimité et à l’évitement

Oui, mille fois. Mais cela demande une certaine gratuité de l’espace, de moins en moins possible sur notre planète[4].

Dix articles

Je songe à un document qui m’avait fascinée, un traité entre deux rois mérovingiens et leur homologue ostrogoth qui s’étaient mis d’accord pour que les criminels ne trouvent pas d’asile en passant la frontière. Ils définissaient trois crimes, pas plus : le meurtre, le viol et le vol. Si on y réfléchit, cela suffit. Toute législation supplémentaire n’est que du règlement.

Hasard si pas de consensus

Intéressant tant que dure le consensus de respecter le hasard, c’est à dire tant que les passions n’obscurcissent pas l’esprit ou à condition qu’il n’y ait pas de pénurie grave.

(à suivre…)



[1] Matt 5, 21-24.

[2] Hypostatiques, dans le jargon des théologiens.

[3] C’est ce que dit l’apôtre Paul : nous sommes tous morts en Adam et ressuscités en Christ. Actuellement, chacun peut faire l’expérience de ces deux états, « superposés » en quelque sorte comme des mémoires quantiques, et de la tension que cette coexistence engendre. Le Christ a ouvert le chemin, posé au cœur de la création la résurrection et la transfiguration. Et pourtant il reste pour chacun de nous à vivre ce passage. Le Christ a vaincu le monde et nous avons encore à combattre. C’est un monde absolument paradoxal, surtout si l’on pense que, à partir de la totale singularité qu’est la résurrection, l’onde atemporelle de la superposition d’états a gagné les extrémités du temps, comme l’exprime l’icône où le Christ, ayant brisé les portes de l’enfer, relève Adam de la corruption.

[4] Dans l’antiquité, celui qui cherchait la solitude pour un temps assez long n’avait qu’à s’enfoncer dans la forêt ou dans une petite oasis du désert égyptien, dans les grottes de l’Himalaya, etc. Il se construisait une cabane et le tour était joué. Encore dans les romans médiévaux, l’ermite, le charbonnier dans sa clairière ou le village dissident de Robin Hood témoignent de cette ouverture de l’espace. Aujourd’hui, même dans la France profonde où tout semble en friche, la lande la plus inculte est cadastrée ; le squatter de clairière aurait le lendemain les gendarmes à sa porte. Je ne suis même pas sûre qu’il reste des espaces ouverts en Sibérie. Or ce n’est pas de la surpopulation, sauf dans certaines zones rurales africaines où le moindre lopin est cultivé, au grand dam des écologistes protecteurs des éléphants et des gorilles. La civilisation urbaine qui se mondialise aujourd’hui suit un processus d’accrétion comparable à la formation des étoiles et des planètes, ce qui signifie qu’en termes de superficie, les « déserts » au sens médiéval, c’est à dire les zones vides de population, tendent à s’accroître. Mais ce sont le plus souvent des parcs naturels protégés ou des exploitations à la dimension des machines, donc des espaces fermés.

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