Wednesday, June 14, 2006

Vagabondages en terre humaine (2)

La science n’est pas un ballon que l’on gonfle, un monde en expansion mais un arbre. Il y pousse des branches, on en élague aussi, et tous les vents y soufflent. Ceux des préjugés comme le jour où le vieux Berthelot refusa de publier la communication de Delage à l’Académie des Sciences sur le Linceul de Turin parce qu’il admettait l’historicité de Jésus : encore aujourd’hui, les médias et nombre de savants ont le vague sentiment que les analyses du Linceul sont d’autant plus fiables qu’elles ne corroborent pas l’authenticité. Ceux des modes intellectuelles : le succès, si l’on peut dire, des bombes A lancées sur Hiroshima et Nagasaki a du même mouvement drainé les crédits vers l’amélioration des techniques de fission, qu’il s’agisse de produire de l’électricité ou de faire surgir des particules dans d’immenses accélérateurs, au détriment de l’exploration de la non-localité, de la sonoluminescence ou de la fusion qui bénéficient toujours de la portion congrue aux marges de la recherche, sauf la fusion mais à condition qu’elle donne dans le gigantisme. Ne parlons même pas des phénomènes quantiques dans le vivant, de plus en plus attestés mais qui se heurtent à un scepticisme a priori tel que l’on peut prédire sans risque que la branche en sera élaguée à chaque regain. Ceux des intérêts économiques : la recherche coûte cher et les investisseurs, Etat, fondations, firmes énergétiques ou pharmaceutiques tiennent à la rentabiliser. Ceux des lobbies porteurs de rêves et d’idéologies et ce ne sont pas les moins actifs. Ces vents s’entrecroisent, se renforcent ou s’affaiblissent de manière plus ou moins imprévisible.
Cette croissance buissonnante signifie qu’interviennent des choix qui n’ont, eux, rien de scientifique. C’est encore plus vrai lorsque les découvertes théoriques précipitent en technologie. Ne seront développées que celles qui intéressent quelqu’un, les militaires ou les grandes firmes A moins qu’un entêté ne décroche le gros lot avec son entreprise quasi artisanale mais il y faut, outre une bonne dose d’obstination, un sens commercial assez rarement couplé avec l’esprit d’invention. L’économie libérale gaspille les start-up comme la nature le frai de poisson…
Si Harvard trouve des financements pour le clonage d’embryons humains, c’est que ses généreux donateurs en espèrent une retombée soit commerciale (rachat de brevets, économies de prestations, etc.) soit idéologique. Voire les deux puisque nous sommes aux USA.

Le soir tombe, les rossignols commencent à chanter dans les jardins. Il n’y en a qu’un proche, sans doute dans le chêne voisin mais l’autre soir, c’était par dizaines qu’ils s’égosillaient et se répondaient d’un arbre à l’autre. Les nuages qui montent ont toutes les nuances du gris bleu et du vieux rose, d’une délicatesse de jeune fille victorienne. Et les hirondelles patrouillent encore, décrivant d’amples courbes pour rejoindre leurs nids. Ce sont à l’identique les étés de mon enfance, quand on ne parlait ni de clones ni d’extropie.
Mais détournons nous de ce ciel si tentant pour les pinceaux et revenons à la science car il faut enfoncer fortement le clou. Il n’y a pas d’un côté le progrès, seul, unique, où tout ce qui s’imagine devrait par là même se concrétiser et de l’autre les lubbites, craintifs et passéistes, prêts à démolir les machines qui… tiens, au fait, les machines sauvées des griffes des lubbites, ont-elles apporté le bonheur promis ou du moins le mieux vivre ? A-t-on jamais tenté de répondre à la question avec toutes les ressources des sciences humaines ? Passons car les films de Chaplin pourraient apporter une réponse des plus ambiguës.
Plus qu’hier où les branches encore grêles n’auraient pas supporté la taille, le buissonnement actuel de la science est assez dru pour qu’on puisse la jardiner, pour que nos choix deviennent conscients et nos orientations un fait de volonté sans pour autant mettre en péril son devenir. Et ce sont des choix politiques, au sens d’Aristote. Surtout, ne les laissons pas aux scientifiques ; ceux que Rémy Chauvin nommait les « conquérants aveugles » seraient plutôt d’une myopie de taupe, ils ne voient rien pour la plupart au delà de leur laboratoire si ce n’est de la manip en cours. L’un des pères du programme spatial français le remarquait hier soir sur Radio Courtoisie : l’aventure avait réussi par un partage des tâches, les chercheurs cherchaient et d’autres décidaient et géraient la maison. Et selon lui, s’il n’y a plus d’élan ni de rêve, pas plus à l’ESA qu’à la NASA, c’est qu’on a remplacé les décideurs pionniers par des fonctionnaires et que les scientifiques font du lobbying chacun pour son labo. Qui donc disait que la girafe est un cheval dessiné par un comité ?
Ou comme le rappelle Jean Pierre Petit en exergue de son site : « Pensez par vous même sinon d’autres le feront pour vous. »
Avons nous vraiment envie que les extropiens pensent pour nous ?

Mais je les remercie d’exister et de porter le débat où il doit se tenir, sur l’agora, devant les citoyens qui, sinon, ne sont que les métèques du monde, car la question qu’ils posent est grave, essentielle comme le « qui vive ? » des sentinelles[1] ou l’interrogation d’un Sphinx inéluctable : qu’est-ce que l’homme ?

Il n’est pas inutile de rappeler ici ce qu’écrivait André Vingt-trois, alors archevêque de Tours, à la fin mai 2004 lors de la révision parlementaire de la loi de bioéthique : « Je voudrais en appeler à la conscience de chacun. Les questions de bio-éthique touchent à l’essence même de notre humanité. Si elles suscitent très peu de débat public, n’est-ce pas parce que, au fond, beaucoup d’entre nous partagent les a priori qui justifient toute recherche, pourvu qu’elle puisse se parer de l’intention de faire le bien ? Les discussions sur le respect du aux embryons, qui ne sont pas du simple matériel médical utilisable pour la recherche, butent à chaque instant sur la législation de l’avortement. La loi de dépénalisation de 1975, puis les lois successives qui en ont étendu le champ jusqu’à faire passer dans les mentalités que l’avortement est un droit, reposent sur le refus méthodologique de se prononcer sur le statut de l’embryon. Puisque ces lois ont été élaborées comme si l’embryon était sans droit, toute tentative de réflexion éthique sur le traitement des embryons est discréditée d’avance comme attentatoire au ‘droit à l’avortement’. Quasiment tout le monde est tétanisé par la crainte d’être soupçonné de vouloir revenir sur la loi de dépénalisation et subit une sorte de terrorisme intellectuel. Mais si cette violence a pu s’instaurer dans un pays qui prétend à la démocratie, n’est-ce pas en s’appuyant sur un consensus implicite ? La culture eugénique qui préside à la sélection des ‘bons’ embryons et à l’élimination des ‘mauvais’ n’est pas un épouvantail nazi. Elle existait avant le nazisme aussi bien aux Etats-Unis qu’en Scandinavie. Elle est aujourd’hui partagée par beaucoup de nos concitoyens. Par ailleurs, l’avortement comme rattrapage d’une contraception défaillante est largement admis dans les ‘meilleures familles’. La perspective de l’euthanasie s’acclimate peu à peu[2]. »
Je me souviens très bien du vote de la loi Weil. Ce fut un malentendu de première magnitude. Dans l’esprit de la ministre, il s’agissait de dépénaliser l’avortement pour répondre à de rares situations d’injustice criante – le volet essentiel restant la libéralisation de la contraception. L’avortement n’arrivait qu’en dernier recours, quand la tragédie était jouée. Mais parmi ses soutiens féministes, on trouvait toute la bande d’intellectuelles parisiennes qui militaient aux côtés de Gisèle Halimi dans l’idolâtrie de Simone de Beauvoir[3] et cultivaient un salmigondis de lutte des classes transposée en lutte des sexes, de revendication du droit au plaisir et à la propriété de son propre corps, de psychanalyse lacanienne mal digérée ; rouge rage, sombre désir et poing levé au dessus d’une pile de manuscrits à Saint-Germain-des-Prés. De l’avortement blessure, signe d’échec existentiel, on passait à l’avortement comme un droit de grève brandi à la face de tous les créateurs potentiels de la femme : papa, le curé du catéchisme, le mari dont on ne pouvait divorcer qu’en acceptant de passer pour une catin, le patron, le ministre – et Dieu le père, jamais nommé mais toujours en filigrane puisque il fallait bien un responsable global à cette sale farce qui leur avait donné un utérus et des ovaires au lieu simplement d’un cerveau, voire d’un clitoris en option ! Elles étaient mal dans leur peau mais écrivaines, journalistes, femmes d’influence ; leur coup de génie fut d’instrumenter les revendications des autres comme « à travail égal, salaire égal », elles qui n’avaient jamais eu de problèmes de fin de mois, et d’y rajouter leurs propres fantasmes puis de persuader les autres femmes qu’elles parlaient au nom de toutes. La sororité ne s’est jamais aussi bien portée.
Passez muscade. Les femmes qui venaient de prendre enfin la parole dans un monde encore largement machiste ne se reconnaissaient pas forcément dans le discours halimique mais comment refuser l’appel à la sororité ?
La seconde étape, par les mêmes, ce fut de persuader de remplacer la contraception, acte responsable mais personnel et intime, par l’avortement, acte public. Toujours le droit de grève. Que voulez vous, on ne peut pas convoquer la presse pour prendre la pilule tous les matins. Et, mais un peu tard comme dans la fable, celles qui les crurent s’aperçurent que l’avortement même gauchiste reste un acte de mort et un échec existentiel – mais ne purent et n’osèrent le dire de peur de passer pour des dinosaures. Ou pire, pour des droitières.
Elles n’avaient oublié qu’un tout petit détail, nos revendicatrices. Ce bout de machin qu’elles jetaient à la face du mâle, du père ou du Père, c’était leur enfant.
Après ça, on continuait de s’indigner devant le sacrifice des premiers-nés dans la fournaise de Baal.
Faut bien assumer ses contradictions…

(à suivre…)

[1] Merci Julien Gracq
[2] André Vingt-trois, « Silences coupables », 21 et 28 mai 2004, sur le site http://www.cef.fr/ Pour une fois que je suis d’accord avec un évêque catho, c’est à marquer d’un caillou blanc !
[3] « On ne naît pas femme, on le devient. » Absurdité, même à l’époque. J’ai toujours prétendu que j’étais née femme, complice des pommiers, des cerfeuils et des chats, des confitures et du vent sur ma peau, mais qu’on avait essayé de me faire devenir un tout autre personnage : Femme-ne-pas, aux bras et aux jambes ligotées d’interdits pour la plupart irraisonnés. Maman, je veux faire du parachutisme. Tu n’y penses pas, tu es une fille ! Mais pourquoi ? (Regard sincèrement choqué, incompréhensif, des deux parents) Mais parce que tu es une fille, c’est un sport de garçon, enfin, réfléchis ! J’ai réfléchi, rejeté la plupart de ces entraves et vécu comme je voulais vivre de toute ma ferveur, déceptions, peines et séparations comprises – mais je n’ai pas eu besoin de jeter mes gosses à Baal pour me donner le droit d’exister. Beauvoir a confondu Femme et Femme-ne-pas. Grave.

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