Saturday, June 24, 2006

Vagabondages en terre humaine (6)


Aimé Michel me disait un jour que les USA sont le pays le plus exotique que peuvent visiter des Français. Lorsque l’on regarde la composition du groupe d’animateurs de l’EXI, on trouve 3 Etats-uniens, 2 Canadiens et un Suédois. Cette localisation nord-américaine invite à retraduire leur discours, à tenter de comprendre comment ils en sont arrivés à ce mélange d’optimisme, d’agressivité envers le religieux et de bienveillance envers on ne sait qui, leurs voisins peut-être.

Un conflit idéologique majeur fait rage aux Etats-Unis. Il a des retombées économiques, sociales, légales, universitaires, il peut faire et défaire des carrières, ouvrir ou fermer des laboratoires, faire surgir ou ruiner des start-up, il a d’ores et déjà entraîné des meurtres politiques et une censure notable dans les communications médicales. Nous n’en recevons ici, en Europe, que des éclaboussures lorsque un rationaliste en mal de copie entreprend de se gausser du lobby créationniste ou qu’une militante du planning familial s’inquiète de la remise en cause de la légalisation de l’avortement dans certains Etats. Mais lorsque, grâce à Internet, nous pouvons lire dans le texte[1] le discours des deux camps, nous avons du mal à comprendre de quoi, exactement, il est question. Un Français un tantinet cultivé tend à regarder ce combat avec la même incrédulité goguenarde que distillaient nos médias lors de l’affaire Monica Lewinski en voyant la nation la plus puissante du monde entamer devant le Congrès une procédure d’impeachement de son président pour une banale histoire de fesses.

Le discours extropien, malgré son obsession du vieillissement, semble curieusement désincarné pour une utopie matérialiste. Le mot corps et le mot sexe ne figurent pas dans la Déclaration extropienne, pas plus que dans celle, plus succincte mais de même esprit, que publie la World Transhumanist Association. Tout au plus y trouve-t-on cette phrase significative : « Les transhumanistes prônent le droit moral de ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives » et des allusions vagues aux « limites biologiques ». Cette absence reflète peut-être leur pensée ; plus probablement elle est un symptôme du retour en force du puritanisme outre-Atlantique.

Il y a quelques mois, m’intéressant à la médecine de pointe et ses implications sociologiques[2], je suis tombée sur un cri d’alarme de chercheurs européens quant à la situation de leurs collègues américains, réitéré sur plusieurs sites et dans des revues scientifiques de bon niveau. La censure des lobbies puritains est devenue telle que les médecins états-uniens doivent traiter de la remontée du nombre de malades, de la thérapeutique et de la prévention du SIDA sans employer de termes tabous tels que sexe, homosexualité, gay, pénétration, etc., ni même préservatif – et cela dans des rapports de recherche scientifique destinés aux collègues travaillant dans le même domaine et que le public ne lira jamais. Des campagnes publicitaires en faveur du préservatif par voie d’affiche comme on en a vu dernièrement à Paris seraient impensables dans la plupart des villes américaines. Passer outre à l’interdit, en plus du fait que l’article ne sera pas publié, risque de briser une carrière. On voit donc se développer tout un code allusif qui n’est pas sans rappeler les Précieuses ridiculisées par Molière et les fauteuils devenus commodités de la conversation. Mais jour après jour des éléments de ce code, identifiés par les censeurs, tombent dans l’interdit. C’est tout un pan de la recherche qui risque de se tarir, sans parler de l’impossibilité d’une prévention digne de ce nom qui n’est plus guère assurée aujourd’hui aux USA qu’en interne par les associations gays.

Quand on commence à redouter les mots plus que les maux, c’est qu’une civilisation bat fortement de l’aile, qu’elle approche d’un basculement et, aujourd’hui, on peut parler aux USA d’une course de vitesse entre dictature et désagrégation.

Le mouvement de contestation qui avait commencé vers 1965 dans les universités états-uniennes ne peut s’identifier à mai 68 en France, encore que notre agitation estudiantine en soit la fille à beaucoup de points de vue[3]. Les problèmes sociaux irrésolus étaient réels aux USA, depuis l’apartheid à l’égard de la population noire jusqu’à la guerre du Vietnam. Sur ce fond de lutte politique se sont greffés d’autres besoins d’ouverture, l’exploration du psychisme et des capacités ignorées de l’homme, le mouvement féministe, la libération sexuelle… Mais comme le montre bien le film Easy Rider, ceux qui poussaient la contestation jusqu’à remettre en cause le conformisme de pensée et de comportement de l’Amérique profonde n’étaient qu’une minorité localisée dans les grandes villes universitaires et le plus souvent à proximité du campus. En Californie ou sur la côte est. Et cette minorité fut manipulée de toute part. Nous avons été quelques uns à nous étrangler quand un invité de Jacques Pradelle a révélé, il y a quelques années, lors d’une émission de télévision, que toutes les recherches de parapsychologie scientifique qui avaient passionné notre génération, des recherches menées dans deux ou trois des hôpitaux ou universités les plus prestigieux des USA comme le Maïmonides à New York ou l’université de Stanford, avaient été commanditées et financées par la CIA[4]. Passons. Mais gardons en mémoire que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles semblent être et revenons aux campus des années 60. Lorsque ces explorations sauvages du psychisme eurent atteint une certaine limite (qui l’a fixée ? l’inconscient collectif ou une officine ?), on flanqua Timothy Leary en prison et le mouvement hippie passa de mode[5] pour laisser place aux clones yuppies, brillants, dynamiques, économistes et interchangeables. Mais c’était sur les mêmes campus, dans les mêmes villes et sans plus d’impact sur le reste du continent. De modes spontanées en modes manipulées, cette Amérique urbaine, fiévreuse, active, jeune, instruite et parfois riche, en recherche des limites de l’homme et de toutes les expériences existentielles, celle de Stanford et du MIT, de Silicon Valley et de Harvard ou de Yale, toujours minoritaire, ayant toujours partie liée avec les idéologies de pouvoir et leur remise en question finit par accoucher de lobbies des plus exotiques. On lui doit la gay pride, les neocons et l’extropianisme.

On lui doit aussi les grands journalistes, ceux du New York Times, du Wall Street Journal ou du Washington Post ; les ONG les plus actives ; les succès locaux du parti démocrate ; la branche idéologique du parti républicain ; et la plupart des universitaires, scientifiques, experts, consultants…

Face à cette minorité, en dehors d’autres lobbies urbains comme les Juifs new-yorkais, les Irlandais, la Mafia, la Triade ou le Yakusa, certainement mieux disciplinés mais qui partagent au moins partiellement les mêmes centres d’intérêt et la même confiance dans les découvertes scientifiques, en dehors aussi des communautés migrantes invitées à poursuivre leur culture en vase clos, la majorité n’est pas silencieuse. Ou, plus exactement, elle est largement organisée par les Eglises baptistes dans le sud, les Evangélistes, les Adventistes et les Mormons ailleurs et sécrète des mouvements d’autodéfense qui se veulent également chrétiens.

Comme tout Européen, je pense, je suis le plus souvent abasourdie en lisant leur littérature, comme s’ils venaient de Mars ou de planètes encore plus lointaines. C’est peu de dire que leur Christ n’est pas le mien. C’est tout leur univers qui m’est étranger, ce mélange de messianisme projeté dans le quotidien avec son cortège de miracles télévisés, de morale légaliste et centrée sur l’interdit, de ressenti émotionnel communautaire puissant, de vocation privilégiée des USA (le « destin manifeste »), de recherche tatillonne de concordisme en particulier avec l’Apocalypse ou les prophéties, d’intervention dans les théories scientifiques, d’individualisme et de conformisme social. On s’interroge quand on voit la richesse ou la réussite sociale interprétées comme la bénédiction divine des justes – ce qui suppose que la pauvreté et l’échec, sauf épreuve exceptionnelle de Job, soient la rétribution du mal. Redoutable. On frémit en apprenant que Ronald Reagan croyait que la réalisation de l’Apocalypse n’était plus qu’une question d’années et qu’il fondait sa politique étrangère sur cette croyance. Quant à George Debeulliou… gageons que, dans sa bouche, l’axe du mal n’est pas une métaphore[6].

Pour donner une petite idée de ce qui circule dans ces milieux « chrétiens », voici un extrait d’un article sur le quatrième royaume et les dix cornes[7] du Livre de Daniel[8], considérés comme un descriptif des « derniers temps » : « Ce royaume global divisera la Terre en portions ou morceaux. Puisque dix rois ou leaders doivent surgir simultanément, il est raisonnable de conclure que la Terre sera partagée en dix régions. […] Ces dix rois sont d’accord sur le même dessein et donc ont un but commun. » Suit une exégèse des mots pouvoir et force dans ce passage, qui assimile la force à l’influence commerciale ainsi qu’à la puissance militaire et le pouvoir au gouvernement mondial et, en particulier, au pouvoir judiciaire. « La source initiale et première de l’autorité possédée par les dix rois est le pouvoir de gouvernance du commerce. A la fin, cette autorité transcendera le commerce pour inclure toutes les sphères du gouvernement. Nous verrons toutes les nations de la Terre divisées en dix fédérations régionales existant en même temps » et soumises, évidemment, à l’empire de la Bête. A partir de cette lecture, l’auteur se livre à toute une analyse d’un rapport du Club de Rome de 1974[9] préconisant la régionalisation du monde en dix entités qu’il assimile aux régions de libre échange existant de nos jours sous l’égide de l’OMC.

Ce texte émane d’un groupe opposé à George W. Bush qu’il trouve trop proche de la Bête, trop modéré dans sa politique malgré sa conversion chrétienne affichée.

Sur le plan scientifique, la bataille pourrait s’intituler Darwin contre le Dessein Intelligent. Elle se joue au niveau de l’enseignement. J’y reviendrai dans une prochaine série car le fond de l’affaire est beaucoup plus complexe que ne le laissent penser les orages idéologiques qu’elle déclenche. Mais le fait que cette théorie reçoive le soutien des Adventistes[10], des Baptistes, des Groupes Bibliques[11] et d’autres dont les Témoins de Jéhovah la fait apparaître comme un élément d’une sorte de monolithe idéologique surnommé foi par ses adeptes.

J’ai écrit à propos de Simone de Beauvoir que, née femme, on avait essayé de me faire devenir femme-ne-pas. Ces groupes brandissent comme la Loi et les Prophètes ce qu’on pourrait nommer chrétien-ne-pas, tout en faisant l’apologie de l’individualisme conformiste des groupes de pionniers.

Si c’est tout ce que les Extropiens connaissent du christianisme, on peut comprendre qu’ils aient hâte de le jeter aux orties. Mais cela veut dire aussi qu’ils ne connaissent pas grand chose en dehors d’eux-mêmes…

Toutefois, gardons nous des amalgames. Si les Extropiens se veulent de purs rationalistes en réaction à un christianisme télévisuel à l’américaine, d’autres branches du mouvement transhumaniste tentent une approche syncrétiste à partir de la lecture de Teilhard de Chardin. Ils ont même inventé un nouveau mot : la cyberthéologie[12]. Pour le dire d’un mot, la noosphère que Teilhard pressentait comme l’étape ultérieure de l’Evolution serait en voie de réalisation au travers d’Internet.

Il y a 30 ans, les teilhardiens américains espéraient tout du linkage, c’est à dire de la construction d’un réseau télépathique.

Le transhumanisme chrétien, si j’en crois l’article de Wikipedia[13], assimile la singularité annoncée[14] au Second Avènement du Christ et la post-humanité à l’accomplissement de la promesse divine. La singularité technologique serait ainsi par excellence la réalisation des prophéties apocalyptiques. La résurrection générale se traduirait soit par un univers de type Matrix où chacun vivrait dans le monde virtuel d’un réseau informatique soit par le remplacement du corps de chair par un corps d’androïde, un inusable robot. Quant à la déification, du moins dans sa variante mormon, elle se confond avec l’Evolution elle-même.

J’avoue ne pas très bien comprendre comment on peut établir de telles équivalences même à partir de la pensée de Teilhard de Chardin – que par ailleurs je ne partage pas car il me semble que, trop obnubilé par l’évolution des espèces animales, il n’a vu de l’homme que son néo-cortex ! Mais je remarquerai, au passage, que le transhumanisme partage avec les groupes les plus fondamentalistes une lecture événementielle à ras de terre des prophéties bibliques ainsi qu’un puritanisme prononcé car la sexualité, voire seulement la sensualité d’un robot me laisse perplexe. Evidemment, les « péchés capitaux » du catéchisme de grand-papa se réduisent lorsque la gourmandise et la luxure sont impossibles[15], l’avarice et l’envie dénuées de sens dans un univers d’information pure, la paresse hors de propos puisque le repos n’est plus nécessaire et que le travail se confond avec l’existence même, la colère un simple jeu vidéo[16]. Il ne reste guère que l’orgueil qui risquerait d’assimiler les post-humains à des anges de Satan.

Cette série, je m’en aperçois au moment de la clore, rencontre l’actualité. Le numéro de juin 2006 de la revue Sciences et Avenir, donc la vulgarisation grand public, offre un dossier intitulé « Programmés pour vivre longtemps » où l’on parle, entre autres, de transhumanisme avec un article de Jean Pierre Dupuy dont la critique se résume à la difficulté de construire des repères éthiques si la limite entre vivant et non-vivant se dissout. On pourrait lui rétorquer qu’aujourd’hui où cette frontière semble évidente, les fondements de l’éthique ne sont pas plus assurés dans un monde dont le monisme matérialiste est la métaphysique dominante. Si l’impératif catégorique fonctionnait, ça se saurait depuis longtemps.



[1] Et même bien souvent en français, étant donné les liens étroits des USA avec le Canada bilingue.

[2] Je m’intéressais surtout au fait qu’en biologie moléculaire et en génétique comme en physique au siècle dernier, on ne peut plus forger indépendamment la charrue et l’épée et que toute avancée vers la guérison intéresse aussi les concepteurs d’armes. Si l’on ajoute à ce mélange déjà fort instable les intérêts propres des grandes firmes pharmaceutiques, le tableau global incite à la vigilance, c’est le moins qu’on puisse en dire.

[3] Y compris la manipulation par la CIA trop heureuse d’embêter de Gaulle, comme ont fini par l’avouer d’anciens agents provocateurs.

[4] Laquelle continue sur une plus grande échelle via des sites Internet qui ne sont pas son site officiel. En particulier http://anson.ucdavis.edu/ ou www.ions.org/ ainsi que via le Consciousness Research Laboratory dont le site multiple propose aux internautes de s’inscrire pour participer à des expériences par exemple sur www.psiarcade.com

[5] En France, ce changement fut préfiguré par les catalogues de prêt-à-porter de l’automne 1974 qui firent brusquement la promotion d’un style cuir et motos très insolite et que rien n’avait annoncé, porteur d’une idéologie guerrière et païenne subreptice sans le débraillé des Hell’s Angels, comme si l’on voyait débarquer des SS de SF. Aujourd’hui, ce style est banal dans les jeux vidéos. Quelques mois plus tard, le mot hippie disparaissait du langage populaire au bénéfice d’un baba cool qui sortait lui aussi de nulle part.

[6] Bush père a peut-être mené la première Guerre du Golfe en référence à Daniel 8, 4-7.

[7] Daniel, 7 en entier

[8] Ward Ciapetta, « Ten Horns of Daniel », mai 2005, www.bilderberg.org/endtimes.htm Attention, il ne s’agit pas du site officiel du groupe de Bilderberg mais d’un site qui prétend le dénoncer et le combattre.

[9] Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel, « Mankind at the Turning Point », rapport du Club de Rome, 1974.

[10] Voir la revue Dialogue universitaire sur le site http://dialogue.adventist.org/articles/

[11] Voir la revue Promesses sur le site www.promesses.org/

[12] Là, j’apprécierais un émoticon qui se gratte la tête.

[14] Voir mon premier message dans la présente série.

[15] Même de manière fantasmatique car, sans l’appui des hormones ou des papilles olfactives…

[16] Faute d’adrénaline.

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