Saturday, June 24, 2006

Aimé Michel et le gaspillage vital

J'ai retrouvé le passage de Métanoia que je citais de mémoire... Le voici, avec ses notes d'origine.

Aimé Michel :

Mais de ce qu’étant apparemment désiré, voire aimé dès l’origine du temps, dès le fond du je ne sais quoi qui d’un seul coup organisa le Big Bang, s’ensuit-il que je doive aimer le je ne sais quoi qui m’a fait
Que je le doive, c’est ce que m’enjoint la Voix du buisson ardent. Si c’était une nécessité, l’injonction n’aurait pas de sens. L’injonction suppose la liberté de répondre Non. Pourquoi répondrais-je oui ?
Il serait fou, dit Aristote, celui qui voudrait qu’on aime Zeus.” La mythologie judéo-chrétienne fait une place à ceux qui répondent Non : ce sont les Esprits du Mal. Le christianisme va plus loin. En enseignant un Dieu fait homme et souffrant, il admet que le mystère du mal ne saurait nous être expliqué : “Tout ce que je peux faire pour toi, dit la Voix, c’est souffrir avec toi et plus que toi. Ainsi peut-être, sans comprendre ce mystère qui te dépasse, du moins pourras-tu l’admettre, puisque moi qui sais, je m’y soumets.”
Cependant je dis que nous en savons assez de la nature pour voir qu’elle est organisée pour tendre vers la délivrance du mal.
Si nous appelons “mal” la souffrance, la mort et le mépris de l’être, il est vrai que nous voyons tout cela au coeur de la nature, marâtre où tout s’entre-dévore. Mais nous voyons aussi que son évolution ne cesse de tendre vers un moindre gâchis. Voici du moins ce que je vois :
Pour reproduire un couple[1], il a d’abord fallu en gâcher des centaines de millions (chez les mollusques), puis des millions (les plus anciens poissons), puis des milliers (les anciens reptiles), puis des dizaines (les mammifères) ; l’effort historique de l’homme tend à faire succéder un couple à un autre couple ; en même temps, étant homme, l’homme découvre en lui-même la force primordiale qui dans la Nature survit à la souffrance et à la mort : c’est la même qui le pousse à se perpétuer et qu’il appelle “amour”.
Si donc il est vrai que nous sommes “à son image et ressemblance”, voilà du même coup nommés notre premier moteur et celui de la nature. Ce premier moteur a bien pour nom “amour”, délivrance du mal.
Le mal est dans l’atome”, disait Theilhard. Sans doute. Et cela, c’est le mystère. Mais dans l’atome est aussi tout ce qui naîtra de l’atome : l’histoire de la vie aboutissant à l’homme, en qui s’éveille la conscience de la force qui anime cette histoire.
Abjurerons-nous cette histoire, irons-nous jusqu’à répéter que “la seule excuse de Dieu, c’est de ne pas exister” ? Pourquoi pas ? C’est notre liberté d’homme. Mais même l’abjuration de notre histoire est née de notre histoire. La condamnation rétrospective de notre enfantement était déjà dans notre enfantement, au fond du dessein primordial. Si c’est l’ultime vérité, ce désaveu final de la nature est une découverte de la nature. Henri Miller mourant aurait voulu cracher à la face de Dieu. Voilà qui est fait. Il a craché dans un miroir.

Métanoïa, Phénomènes physiques du mysticisme, Albin Michel, 1973, pp. 250-251.



[1]La ruche sacrifie beaucoup d’abeilles pour arriver à l’essaimage. Mais si l’on considère l’essaim comme un être vivant, le gâchis d’essaims pour produire un autre essaim est très réduit. L’évolution de l’abeille à la ruche pendant l’ère tertiaire aboutit au même résultat que l’évolution des mammifères pendant la même période. Ce parallélisme est d’autant plus signifiant qu’il se réalise sur deux lignées séparées depuis la divergence des vertébrés et des invertébrés au sein de la mer, il y a plus d’un demi-milliard d’années. Aussi signifiante est l’évolution parallèle des termites et des fourmis : le termitière a précédé la fourmilière de dizaines de millions d’années.

On pourrait multiplier les exemples, montrant tous que la vie, en évoluant dans des conditions et à des dates très éloignées, tend universellement à limiter le gâchis et à le remplacer par la complexité. L’objet le plus complexe de la nature est le cerveau de l’homme, instrument et véhicule de la pensée. Cf. le livre de Rémy Chauvin : La Biologie de l’Esprit (Editions du Rocher), où ce grand biologiste montre très bien que l’évolution biologique, quelque explication qu’on en donne, est orientée vers l’esprit, quelle qu’en soit la définition.

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