Monday, June 19, 2006

Vagabondages en terre humaine (4)

Continuons notre lecture extropienne. Mais, avant de repartir dans le texte de Max More, j’ai envie de souligner un lapsus assez drôle et peut-être signifiant, si l’inconscient collectif s’amuse. Sur les forums fréquentés par des gamins mieux au fait du langage SMS que de l’orthographe de la langue française, on rencontre souvent à tous les temps et tous les modes le verbe extropier. Il signifie, en fait, estropier.
Comme aurait dit le vieux Blaise, « l’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ».

Nous n'acceptons pas les aspects indésirables de la condition humaine. Nous défions les limitations naturelles et traditionnelles sur nos possibilités. Nous soutenons l'utilisation de la science et de la technologie pour avoir raison des contraintes sur la durée de nos vies, de notre intelligence, de la vitalité personnelle, et de la liberté. Nous reconnaissons l'absurdité d'accepter "les limites naturelles" à notre longévité avec résignation.
Il s’agirait donc de vivre longtemps – un longtemps que l’on pousserait bien jusqu’à une durée indéfinie. Pourquoi pas ? L’un des souhaits traditionnels dans l’Eglise orthodoxe, c’est : « Beaucoup d’années ! » Reste à savoir comment on y parvient et pourquoi faire.

Pour les multitudes le futur est synonyme d'exode de la terre, berceau de l'humanité et de l'intelligence transhumaine, elles étendent les sphères d'influences humaines (et post-humaines) s'initient à la vie en orbite au sein de stations orbitales, éventuellement celles-ci deviennent des bases spatiales desquelles nous nous désarrimons pour voguer vers d'autres stations orbitant des planètes en voie de colonisation.
Ah, les cités de l’espace, les merveilleuses cités lagrangiennes que proposait O’Neill dans les années 70, lorsque l’homme venait tout juste de poser le pied sur la Lune armé d’un drapeau flottant au vent virtuel de son armature métallique[1], cités si bien étudiées sur le papier, de l’écologie à la taille du village, qu’il ne pouvait s’agir que d’un remake de l’Eden. Et cette fois, bien qu’O’Neill, poliment, ne parle pas des choses qui fâchent, il n’y aurait pas besoin de spolier puis d’exterminer les Amérindiens.
Apparemment Max More ne connaît pas l’astronomie du système solaire, encore moins la physique des satellites artificiels. Il ignore qu’une orbite n’est jamais stable et que, de ce fait, même les stations bien entretenues de type Mir n’ont qu’une durée de vie réduite et qu’il n’existe que quelques points d’équilibre, dits points de Lagrange[2], où peut s’ancrer une structure de taille suffisante pour « les multitudes ».
Et quelles planètes seraient colonisables ? Mars ? Titan ? Europe ? Io ? Rien de très affriolant dans leurs environnements et pour retrouver des lieux habitables, il faut autre chose qu’une station désarrimée. Notre Soleil se trouve dans une zone assez clairsemée, en bordure de bras galactique, cela n’aide pas. Sauf si la téléportation quantique ouvre un jour sur une téléportation macroscopique fiable.
Là, c’est en défaut de rêve que je prends Max More.
On s’étonnera peut-être de ce qu’après avoir proclamé mon orthodoxie chrétienne, je puisse rêver aussi devant l’espace, mais c’est en toutes lettres dans l’Evangile de Marc : « Allez jusqu’aux extrémités du cosmos, proclamez la bonne nouvelle à la création toute entière. » L’expression grecque εις τον κοσμον απαντα signifie bien la pénétration jusqu’aux ultimes limites de l’espace, du temps et de la complexité. Evidemment, notre perception du cosmos s’est un peu élargie dans l’humanité depuis que Marc écrivait mais ça, on s’en fiche. C’est ce qu’a dit le Christ qui compte et le Créateur sait quand même ce qu’Il a créé, non ?

L'amélioration continuelle impliquera la croissance économique. Les limites de nos ressources ne sont pas immuables. Le marché de l'offre et de la demande encourage la conservation, la substitution, et l'innovation, prévenant quelques besoins de ralentissement, de la croissance et du progrès donc compatibles avec qualité de l'environnement. Les extropiens réclament un activisme environnemental rentable dans le but d'améliorer nos biosphères (terrestre ou extra-terrestre).
Suit un couplet assez tortueux contre les disciples de Malthus. La propension qu’ont les extropiens d’écrire en langue de bois pour mieux se gargariser de leur sens du futur m’agace au plus haut point. Je serais moins critique à leur égard s’ils disaient simplement ce qu’ils pensent et ce qu’ils rêvent.
Les limites de nos ressources ne sont pas immuables. C’est vrai, parce que nous n’avons pas besoin des mêmes matières premières que nos parents, encore moins de celles de nos grands-parents. Et celles qui semblent immuables comme les végétaux et les animaux alimentaires sont renouvelables et ne risquent donc pas de disparaître, sauf si nous jouons trop avec les OGM. Mais prenons n’importe quel objet du quotidien et comparons le avec son homologue du siècle passé. Presque neuf fois sur dix, qu’il s’agisse de tissu, de mélaminé, de casseroles ou de produits culturels, les matériaux d’aujourd’hui n’existaient pas en 1906. Et je m’en tiens volontairement aux choses banales. Mieux encore, avec les nanotechnologies, nous créons des matériaux qui n’existaient pas plus dans la nature que les polymères auxquels nous devons des cuvettes en plastique où nos grands mères devaient manier de la faïence ou, progrès des progrès, de la tôle émaillée[3] mais avec une diversité de fonctions qui leur aurait paru magique.
Améliorer nos biosphères. Je veux bien terraformer Mars mais attention à ce que le mieux est souvent l’ennemi du bien, attention donc à ne pas marsformer la Terre sans le vouloir…

La prolongation de la vie effective des transhumains engendre une prise en charge par les sages prévoyants, tout en restreignant l'insouciance et la perdition.
C’est qui, les sages prévoyants ? Les Gardiens selon Platon ? Qui custodiet custodies ?

Le perfectionnement personnel perpétuel exige que nous nous réexaminions continuellement nos vies. L'amour-propre dans le présent ne peut pas équivaloir l'autosatisfaction, puisqu'une conscience perspicace peu toujours envisagée une meilleure version d'elle-même à venir. Les Extropiens sont résolus à approfondir leur sagesse, à affiner leur rationalité et à augmenter leurs qualités physiques, intellectuelles, et émotives. Nous préférons le défi au confort, l'innovation à l'émulation, la transformation à la torpeur.
Etrangement, j’ai déjà lu cela quelque part, bien que sous d’autres mots et sans la nuance du défi. Je l’ai lu dans les traités bouddhistes et chez les Pères neptiques. Alors est-ce le diable qui singe Dieu ou que tout travail sur soi exige la vigilance ?

Les Extropiens sont néophiles et expérimentalistes, ils scrutent l'actualité scientifique pour anticiper les implications des découvertes les plus récentes. Pour trouver les moyens les plus efficaces de s'accomplir, ils sont disposés à explorer des approches singulières, ils pratiquent de nouvelles façons de procéder à la lumière de spéculations prometteuses de transformations personnelles.
Néophile ! Le terme est joli. Mais encore une fois, la nouveauté ne préjuge d’aucune autre qualité.

Nous soutenons la recherche biomédicale pour comprendre et contrôler le processus du vieillissement, et nous rendons effectifs des moyens efficaces d'étendre la vitalité. Nous pratiquons et prévoyons l'augmentation biologique et neurologique à travers moyens tels que les accentuateurs neurochimiques, la mise en réseau de tous les ordinateurs, l'utilisation d'agents intelligents, les aptitudes à la pensée créatives et critiques, la méditation et les techniques de visualisation, les stratégies d'érudition accélérées et la psychologie cognitive appliquée.
Vieillir les emmerde. On commence d’avoir compris. Sinon, ne manque à l’inventaire que le raton laveur, même si ce passage demande une traduction. Les accentuateurs neurochimiques, ce sont des drogues, tout bêtement, un éventail qui va de l’ephédrine aux neurotransmetteurs de synthèse. On a beaucoup pratiqué entre 1965 et 1979 sur les campus californiens… Le réseau des ordinateurs se nomme Internet et j’ai sous les yeux un ouvrage de Jacques Vallée sur la question qui date de 1982 et qui nous apprend que le projet de réseau informatique date, lui, de… 1972[4]. La méditation et la visualisation sont aussi vieilles que l’homme mais ont retrouvé une certaine actualité dans les années 70 en Californie, y compris pour la créativité d’entreprises. L’érudition accélérée ou lecture rapide existait déjà dans les années 1960. Quant à la psychologie cognitive, on lui doit l’invention de la méthode globale d’apprentissage de la lecture, panacée qui a créé plus d’illettrés que dix ans d’interruption de la vie scolaire durant la révolution française.
Pour des néophiles, pourraient mieux faire.

L'optimisme pragmatique et la foi passive sont incompatibles. L'optimisme pragmatique signifie l'optimisme critique. La foi en un futur meilleur est l'équivalent de s'en remettre en une force externe, qu'elle soit divine, étatique, ou même extraterrestre, qui résoudra nos problèmes. La foi entretient la passivité en promettant le progrès comme un cadeau du ciel nous étant octroyé par des forces supérieures. Mais, en échange du cadeau, la foi exige une contrepartie; une croyance fixe, la supplication de forces externes, créant ainsi des croyances dogmatiques et comportement absurde. L'optimiste pragmatique prend en charge son initiative et son intelligence, en s'assurant d'avoir la capacité d'améliorer sa vie par le biais de ses propres efforts. Les opportunités et les possibilités sont partout, elles nous interpellent c'est à nous de les saisir et de tabler sur elles. L'atteinte de nos objectifs exige de nous une confiance en nous-mêmes, un travail diligent et d'être disposé à réviser nos stratégies.
Deux ou trois ans, selon le gamin : « Moi tout seul ! » Excellente exigence mais qui leur a donné une idée de la foi aussi infantile ? Billy Graham ?
Je mettrais tout de même un bémol à leur exigence d’optimiste pragmatique. Quid des bredins, des malades, de ceux qu’un handicap physique ou psychique, ou même psychologique rend incapables de s’assumer ainsi ?
C’est à cela qu’on reconnaît une utopie, une idéologie qui emmène droit dans le mur : elle ne laisse pas de place à l’impuissance. C’était vrai du nazisme et on sait quelle fut sa solution : exterminer. C’était vrai du marxisme qui a pratiqué l’enfermement des faibles et des moutons noirs. C’était déjà vrai de la République platonicienne, on l’a vu sous Dioclétien et pourtant le modèle fascine encore. C’est vrai des théories libérales pur jus telles que les développe Jean Gilles Malliarakis. C’est peut-être vrai de tout projet sur l’homme élaboré avec les seules ressources de la raison et de la créativité humaines. Car, je ne sais plus qui l’a écrit, « l’homme passe infiniment l’homme ».
Incise pour Serge Jadot : c’est juste ce qui manque au monde de Hôdo dont les colons sont trop bien choisis, encore qu’on pressente assez de compassion chez Adela[5].

Nous préférons la science au mysticisme, la technologie à la prière. Nous considérons science et technologie comme des moyens indispensables à l'accomplissement de nos valeurs les plus nobles, de nos idéaux, de nos visions et à nos phases évolutionnaires.
Il faudrait quand même qu’ils m’expliquent en quoi science et technologie s’opposent à mysticisme et prière, sinon dans leur tête, alors qu’ils rangent dans leur arsenal la méditation et les techniques de visualisation issues du bouddhisme le plus canonique. Rappelons aussi, comme ça, en passant, que parmi les dons de l’Esprit Saint, on trouve intelligence, science, sagesse…

La technologie est une extension naturelle de l'expression de l'intellect humain, de sa volonté, de sa créativité, de sa curiosité et de son imagination. Nous prévoyons et encourageons le développement de technologie toujours plus flexible, intelligente et sensible. Nous co-évoluerons avec les fruits de notre génie, s'intégrant à ceux-ci, pour que finalement nos assimilons en nous-mêmes notre technologie intelligente dans une synthèse qui fera de nous des posthumains, amplifiant nos capacités et étendant notre liberté d'action.
Cela me rappelle certaine parabole de la manducation du fruit, dans la Genèse…

Un ordre centralisé régissant le comportement réprime l'exploration, la diversité et la diversité d'opinion. Nous pouvons poursuivre des buts Extropien au sein de nombreux types d'ordres sociaux ouverts mais pas dans des théocraties, des systèmes autoritaires ou totalitaires.
Pour une fois, je serais assez d’accord.

Les Extropiens évitent les desseins utopiques pour une "société parfaite", appréciant la diversité des valeurs, des préférences en matière de mode de vie, et des approches pour résoudre les problèmes en lieu et place. Au lieu de la perfection statique d'une utopie, nous préférons une "extropie"— simplement une structure évolutive ouverte, permettant aux individus et aux groupements volontaires de se façonner des institutions et des formes sociales qu'ils privilégient. Même si nous trouvons quelques-uns de ces choix, méprisables ou fou, nous valorisons un système qui permet à toutes les idées d'être essayées avec le consentement de ceux impliqués.
« Il est interdit d’interdire » ? Le seul problème, c’est que ça ne marche pas et qu’au bout du compte on se retrouve, comme nous aujourd’hui, avec une jungle de mépris, des mafias et des fanatiques où la force prime très vite le droit.

Nous reconnaissons le défi que représente l'amélioration des systèmes complexes. Nous sommes radicaux dans l'intention mais prudents dans l'approche, étant au fait que les modifications aux systèmes complexes comportent des conséquences inattendues. L'expérimentation simultanée avec de nombreuses solutions et améliorations possibles "les processus sociaux en parallèles" sont plus avantageux qu'une administration utopiste technocratique centralisée.
Oui, j’ai toujours trouvé Proudhon plus sympathique que Marx. Mais ça n’a pas marché… Pourquoi ?

Nous considérerons tous les lois et les gouvernements non comme des fins en eux-mêmes, mais plutôt comme des moyens de parvenir au bonheur et au progrès.
La grande illusion du XVIIIe siècle. Tant que ça ne débouche pas sur la Terreur…

La demande de liberté sans responsabilité est une demande adolescente d'accréditation.
Nous sommes d’accord et cette notion de responsabilité est sans doute ce qu’il y a de plus sympathique dans la pensée extropienne. Sauf qu’encore une fois, tout le monde n’est pas jeune, beau, intelligent et en bonne santé, et tout le monde n’a pas travaillé sur ses névroses. Au fond, ce qui rend ce projet sur l’homme aussi périlleux que tous les autres, c’est le refus de voir en face deux données essentielles.
La première, du point de vue évolutionniste : nous sommes des primates sociaux. Ce qui signifie que nous portons dans nos mémoires, peut-être jusque dans nos régulations hormonales nombre de caractères simiesques : nous préférons fuir que combattre[6], nous avons une relation ambiguë de soumission/rivalité au mâle dominant, plus rarement à la femelle dominante et il nous reste des tendances à la xénophobie phéromonale[7] qui sert de base au racisme. Mais nous n’avons plus les garde-fous animaux, ceux qui empêchent le meurtre intra-spécifique sont déjà tombés chez le chimpanzé comme l’ont montré les travaux de Jane Goodall[8] mais ceux qui empêchent le meurtre intra-tribal n’ont jamais existé chez l’homme. Ce déséquilibre permet une grande variété culturelle, une évolution sociale, mais au prix de violences collectives qui peuvent être de grande ampleur.
La seconde, du point de vue théologique : ce déséquilibre est le résultat d’une chute liée au désir de nous nourrir de nos propres systèmes de valeur et de nos propres projets sur l’homme, dans la rupture de la relation d’amour hypostatique qui faisait de l’homme l’icône du Créateur dans la création. Cette rupture a introduit dans la nature de l’homme une tendance à dévier de lui-même, les informaticiens parleraient de bug sauf que c’est plus complexe qu’un programme, et nous savons que cela a partie liée avec la mort. Comme toutes les vérités profondes, cela ne peut se dire qu’en langage mythique, inépuisable. En faire une croyance fondamentaliste en langage logique ou journalistique, c’est se planter en beauté.
Je n’ai pas employé le mot péché. C’est une omission volontaire car 15 siècles d’augustinisme ont engendré une interprétation névrotique de ce terme. Le peccatum latin, c’est le bronchement du cheval. Le terme grec le plus fréquemment transposé par peccatum, hamartia, appartient au vocabulaire de l’archerie. C’est l’histoire du gars qui vise, qui vise, et qui rate la cible. C’est embêtant quand ça s’inscrit aux profondeurs de la nature humaine.
C’est cela qu’il leur faudrait redresser pour atteindre leur société ouverte, libre, responsable, Hôdonique en somme (clin d’œil à Serge). S’ils comptent sur les nanotechnologies pour y parvenir, je leur souhaite bien du plaisir !
D’autant que le boulot a déjà été fait, il y a 2000 ans environ, quand le Logos divin a endossé et redressé la nature humaine, quand par la mort il a vaincu la mort, rouvrant la possibilité pour l’homme d’entrer dans la relation hypostatique.

(à suivre…)

[1] Personne alors n’avait émis l’idée folle qu’on avait filmé l’alunissage dans les studios d’Hollywood.
[2] Utilisez Google ! Je ne vais pas en plus mettre sur mon blog un cours d’astronomie.
[3] Rempli d’eau chaude, c’est moins lourd…
[4] Jacques Vallée, The Network Revolution : confessions of a computer scientist, And/or press, inc., Berkeley, Cal., 1982.
[5] Sur le site Livingstone, dans ma liste de liens.
[6] A preuve la diarrhée militaire.
[7] Pour le dire plus simplement, l’odeur d’un individu non apparenté, en dehors des périodes de rut, est désagréable et déclenche une réaction agressive. C’est pourquoi l’adoption d’un bébé orphelin par une autre mère, tentée dans les zoos, a toutes les chances d’échouer.
[8] Dont je n’ai plus la référence. Jane Goodall a observé de véritables ethnocides d’une bande de chimpanzés par une autre. Après elle, d’autres éthologues ont confirmé le fait et il se révèle plus fréquent qu’on ne le pensait tout d’abord.

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